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Résumé : Un conflit social, politique et armé 

L’histoire de la Colombie, c’est l’histoire de la résistance au colonialisme et au capitalisme, conflit qui s’articule autour de cycles d’ascension des luttes sociales. Pour trouver l’ingrédient de leur résolution, ces luttes sont, en alternance, ou bien marquées par une augmentation de la violence, ou encore par l’édification d’un nouveau pacte social. 

Si l’histoire du conflit pouvait s’écrire sur 500 ans, nous nous concentrons ici sur le dernier siècle, en prenant comme point de départ l’assassinat de Jorge Eliécer Gaitán, candidat libéral qui représentait la possibilité d’une transformation sociale par la voie électorale en 1948. Cet événement sonne le glas de la guerre civile ; la paysannerie est amenée à se scinder entre le bloc de l’Église et de la propriété terrienne, contre celui des guérillas émergentes, associées au Parti libéral. Les fameuses guérillas des plaines finiront par accepter un accord de paix qui sera trahi en 1953 avec l’assassinat du commandant Guadalupe Salcedo. Après 10 ans de guerre, un accord entre les partis politiques mène à la création d’un « Front national » (1958-1974) entre les conservateurs et les têtes dirigeantes libérales. Cet accord prévoyait une alternance cyclique du pouvoir entre les deux formations politiques, arrangement qui, sous le prétexte « d’unité nationale », rendait le droit de vote factice et excluait de fait les classes populaires des espaces décisionnels. 

Dans les années 1960, alors que les possibilités démocratiques sont verrouillées à double tour, la Colombie voit naître plusieurs mouvements de guérillas de gauche qui prétendent pouvoir transformer la société par la voie de la révolution armée. Dans un contexte de guerre froide larvée et au nom de la lutte internationale contre le communisme, apparaissent les premiers groupes paramilitaires dont l’objectif est de rivaliser militairement avec les guérillas. En 1970, suite à une fraude électorale, une guérilla urbaine d’obédience nationaliste, le M-19, groupe dont faisait partie l’actuel président colombien Gustavo Petro, s’impose pour tenter de faire respecter le résultat des élections. 

Aux mobilisations des groupes armés se superpose l’activité des mouvements sociaux qui, au cours des années 70 et 80, réalisent plusieurs grèves. Cette conjoncture se conclut en 1991, alors que la majorité des groupes de guérillas signe un nouvel accord de paix, notamment le M19, et les transformations sociales et politiques attendues se retrouvent liées à la rédaction d’une nouvelle constitution pour le pays. Bien que très progressiste pour l'époque, ce projet constitutionnel coïncide avec l’imposition de politiques néolibérales et d’un plan d’ajustement structurel conçu par le FMI, décisions qui s’exercent avec le renforcement d’une stratégie d’État ouvertement militariste. C’est l’époque du retour en force du paramilitarisme, qui – avec ses déplacements forcés, massacres et assassinats – consolide le développement du capitalisme en Colombie, notamment en expulsant la paysannerie de ses terres au profit du capital étranger. Ce processus d’accumulation par dépossession est sanctifié par le gouvernement d’extrême droite du président Álvaro Uribe qui, entre 2002 et 2010, fera de la doctrine de « l’ennemi interne » le fer de lance de sa politique de répression systématique du mouvement social. Toutefois, vers la fin du règne uribiste, on voit apparaître des mouvements populaires que la droite croyait vaincus, marquant l’origine d’un nouveau cycle de luttes. Depuis 2008, cette dynamique est entre autres marquée par l’accord de paix historique avec la guérilla des FARC en 2016, et des vagues de mobilisations sans précédent qui culminent par le soulèvement populaire de 2019 et 2021. 

C’est ce travail de fond qui a finalement permis l’élection du premier président de gauche de la Colombie en 2022. Bien qu’élue avec comme vice-présidente une représentante des luttes sociales, Francia Márquez, leader afro, la composition de son gouvernement est plus de centre que de gauche, et sa politique de conciliation avec la droite et l’extrême droite afin d’éviter de faire l’objet d’un coup d'État. Les possibilités de transformations et l’avenir de cette page de l’histoire sont hautement incertains au moment de publier ces lignes. 

En savoir plus : Conflit social colombien : qu’est-ce qui attend le gouvernement de Petro et Márquez ?

 

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Conflit armé : de la violence à la guerre

La Violencia

La guerre fait rage sur le territoire colombien depuis la colonisation, mais le conflit armé tel qu’on le connaît aujourd’hui s'installe suite à la période que l’on connaît sous le nom de La Violencia (1948-1958). Cette époque, déclenchée par l’assassinat du leader du Parti libéral Jorge Eliécer Gaitán, correspond à l’épisode le plus violent de l'histoire de la Colombie.

Alimentés par l’indignation, des mouvements de protestation populaire spontanés éclatent après le meurtre du dirigeant progressiste. Déferlant sur la capitale, les masses portent en martyr le cadavre de Gaitán et se livrent à des pratiques émeutières. L’événement est aujourd’hui mieux connu comme celui du « Bogotazo », grande période d’agitation populaire qui, partant de Bogotá, fera effet domino sur les autres grandes villes du pays (Medellín, Barranquilla, etc.).

Ne pouvant tolérer un tel degré de contestation sociale, la marche à suivre du Parti conservateur, parti de la loi et de l’ordre au service de la grande propriété terrienne, est celle de la guerre totale contre la population. La répression orchestrée dégénère en véritable guerre civile où s'opposent des groupes paysans, armés et mobilisés de part et d'autre par les deux principaux groupes coalisés des élites politiques : partisans conservateurs d’un côté et libéraux de l’autre. Les conservateurs, appuyés par la droite religieuse, compte sur des troupes armées pour défendre les propriétés de l'oligarchie traditionnelle, alors que des groupes d’autodéfense paysanne se forment sous la bannière du Parti conservateur, organisation centralisée à Bogotá dont la direction est assurée par la nouvelle bourgeoisie nationale. Après une décennie de tumultes, cette période se clôt finalement par un accord soldé entre conservateurs et libéraux (accord du Front national de 1958), mais les troupes de paysans armés n'en disparaissent pas pour autant. À l’évidence, le nouveau terrain d’entente politique des élites ne venait pas répondre aux motifs sociaux du conflit, au premier chef de ceux-ci, la revendication d’une réforme agraire intégrale au service de la paysannerie.  

Cadre légal pour la stratégie paramilitaire

En réponse aux activités des groupes paysans, l'État décrète dès 1965 une série de règlements spéciaux qui légalisent l’entraînement et l'armement de troupes de « civils armés » par l'Armée (décret 3398 de 1965). Grâce au cadre réglementaire et au soutien de l'Armée nationale, les nouveaux groupes paramilitaires, alors au service des grands propriétaires terriens et des éleveurs bovins, commencent à se structurer au sein d'une stratégie nationale de contre-insurrection. La consolidation organisationnelle des troupes paramilitaires au niveau national est parachevée au tournant de 1997 lorsque sont fondées les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), organisation parapluie qui regroupe l'ensemble des blocs paramilitaires.

En savoir plus :

Histoire et analyse du paramilitarisme en Colombie, PASC. 

Le paramilitarisme en 2016 : la violence continue malgré le processus de paix, PASC.

 

Insurrection armée et conflit social

De leur côté, certains groupes libéraux d'autodéfense paysanne en viennent à s’inspirer des révolutions socialistes qui enflamment le continent américain et entendent forcer le pouvoir à réaliser une réforme agraire pour en finir avec la concentration des terres aux mains de l'oligarchie nationale. Au milieu des années 1960, les premières guérillas marxistes voient le jour avec la création des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), fortement marquées par les tactiques et la théorie du marxisme-léninisme, ainsi que l'Armée de libération nationale (ELN), prisant un socialisme inspiré par l'idéologie guévariste et la théologie de la libération.

De nos jours, les problèmes sociaux à l'origine de l'organisation des paysan·ne·s au sein de l'insurrection armée sont loin d'avoir disparu. Selon la Banque Mondiale (2022), les disparités économiques en Colombie sont proportionnelles à celles qui prévalaient en 1938. Aujourd’hui, 22 millions de Colombien·ne·s vivent dans la pauvreté (près de 45 % de la population), alors que 7 millions de personnes subsistent dans la misère (12 % de la population). 

 

Intervention impérialiste

De l'endiguement du communisme à la guerre au terrorisme, en passant par la guerre à la drogue

Si la complicité des États-Unis dans les « guerres sales » qui ravagent le Cône Sud pendant la Guerre froide est largement documentée, le poids de l'impérialisme dans le conflit colombien est pourtant souvent minimisé, voire même passé sous silence. Rappelons donc que pendant la Guerre froide, les États-Unis définissent le mandat des militaires latino-américains en termes de « sécurité intérieure » (NSC no. 144/1, 1953), ce qui implique que le rôle des forces militaires consiste à combattre un « ennemi interne » (les éléments jugés « communistes » au sein de la population civile). Pour former les militaires à leur mandat de contre-insurrection, l'École des Amériques est mise sur pied, les plus grands tortionnaires du continent y recevront leur entraînement militaire, aux côtés de nombreux commandants paramilitaires colombiens. Les manuels de la US Army utilisés dans cette école enseignent la stratégie paramilitaire et les techniques de conflit de basse intensité (disparition forcée, exécutions extrajudiciaires, etc.).

À la fin de la guerre froide, la présence militaire des États-Unis ne peut plus se justifier par la lutte au communisme et un nouveau discours fait son apparition. Dans son numéro de février 1987, la Military Review de la US Army soutenait ainsi que de mettre l’emphase sur un lien, réel ou inventé, entre les guérillas de gauche et le narcotrafic, permettrait au Pentagone de poursuivre le démantèlement des mouvements qui contestent l’hégémonie américaine tout en se parant d’une position morale renforcée face à l’opinion publique. La thèse de la « narco-guérilla » est reprise par George Bush père lorsqu’il annonce, en 1989, l’Andean Initiative qui lance la « guerre à la drogue » dans la région andine. Son successeur, Bill Clinton, poursuit dans la même voie en mettant sur pied le Plan Colombie, en 1999. En 2002, le Congrès américain intègre officiellement le Plan Colombie dans leur mandat de « guerre au terrorisme » sous le mandat de Georges Bush junior. Malgré le changement de discours, l'assistance militaire des États-Unis vise une même cible : les guérillas de gauche maintenant taxées de « narcoterrorisme ». 

Pourtant, dès 1997, l’Observatoire géopolitique des drogues de Paris informait que la grande majorité de la cocaïne arrivant dans les ports européens provenait des zones côtières colombiennes contrôlées par les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), paramilitaires officieusement liés aux forces armées du pays. En effet, lorsque les intérêts des barons de la drogue ont commencé à être menacés par la guérilla, une forte alliance s’est forgée entre les paramilitaires et les narcotrafiquants afin d’accentuer leurs efforts dans la lutte contre-insurrectionnelle. Pour les raisons avancées, les experts indépendants s'entendent généralement pour dire que la lutte à la drogue est un échec total : la plantation, la transformation et l'exportation de drogue se poursuivent sans déclin significatif après plus de 30 ans d'assistance militaire et économique officiellement destinée à contrer le narcotrafic.

Le Plan Colombie

Entre 2000 et 2006, les États-Unis ont investi 4,6 milliards dans le Plan Colombie. De ce montant, 80% fût destiné à l'entraînement des forces militaires et à l'envoi d'équipement militaire et 20% fût dédié à des programmes de développement dits « sociaux et alternatifs » orientés vers la promotion de produits agricoles exportables (palme africaine, café, caoutchouc, etc.) pour se substituer à la culture de la coca. Le nouveau Plan Colombie (2007-2013), intitulé « Stratégie pour le renforcement de la démocratie et le développement social », a pour sa part été impulsé par l'ancien président colombien Álvaro Uribe qui cherchait l'appui nécessaire pour son projet « d'État communautaire et de Sécurité démocratique ». Il obtint de Bush Junior un appui de 3 500 millions $ pour cette nouvelle phase du Plan Colombie. En 2016, les gouvernements d’Obama et de Santos ont signé un nouveau plan nommé Paz Colombia de 450 millions de dollars annuels (470 en 2022), en 20 ans on parle de 13 000 millions de dollars investis dans la guerre en Colombie.

En savoir plus : Le Plan Colombie II, PASC. 

 

Terrorisme d'État, conflit de basse intensité et stratégie paramilitaire

Le conflit social et armé sévit en Colombie dans un contexte de « conflit de basse intensité », lequel fait appel aux techniques de guerre irrégulière : stratégies paramilitaires, disparitions forcées, exécutions extrajudiciaires, tortures, détentions arbitraires, etc.

En savoir plus : La contre-insurrection en Colombie : vers une économie politique stratégique, PASC.

Assassinats politiques, exécutions extrajudiciaires et massacres

Entre 2002 et 2008, la Commission colombienne des juristes a documenté 13 877 assassinats politiques (hors combats) et 2 312 assassinats lors de 393 massacres orchestrés par de la violence sociopolitique. À cette triste réalité s'ajoute le scandale des « faux positifs », soit l'assassinat de civils commis directement par l’Armée pour gonfler les chiffres de la lutte contre la guérilla. Au cours des deux mandats présidentiels d'Uribe, selon les données du Tribunal de Justice pour la paix établie depuis 2016, au moins 6400 civils ont été assassinés puis présentés par l’Armée comme des combattants « morts au combat ». La majorité des personnes assassinées étaient des syndicalistes, des leaders paysans, des jeunes sans emploi et des résident·e·s de zones urbaines pauvres. Selon le rapport de la Commission de la Vérité publié en juillet 2022, entre 1995 et 2004, on dénombre environ 45 % des victimes (202 293 victimes) de l’histoire du conflit armé. Il s’agit de la décennie la plus meurtrière du conflit. Les principaux auteurs d'homicides sont les groupes paramilitaires : 205 028 victimes (45%), suivis par les groupes de guérilla : 122 813 victimes (27%). Parmi les groupes de guérilla, 21% étaient membres des FARC-EP (96 952 victimes), 4% étaient associés à l’ELN (17 725 victimes) et quelque 2% commandités par d’autres guérillas (8 496 victimes).

En savoir plus:

Les faux positifs : Quand l'Armée colombienne assassine des jeunes pour faire du chiffre, Sara G. Mendeza https://basta.media/Quand-l-Armee-colombienne

Massacres de civils en Colombie : d’anciens militaires font des aveux historiques, FAL- F24

https://www.franceameriquelatine.org/massacres-civils-colombie-anciens-militaires-aveux-historiques-eliott-samuel-france-24/ 

 Commission de la Vérité  a publié son rapport final en juin 2022 :

https://www.comisiondelaverdad.co/los-falsos-positivos 

https://www.comisiondelaverdad.co/ejecuciones-extrajudiciales-reconocer-para-no-repetir 

https://www.comisiondelaverdad.co/responsabilidad-compartida 

Les opposant·e·s politiques sont en effet les premières cibles de la stratégie des assassinats sélectifs. Depuis 1982, au moins 5000 opposant·e·s politiques de gauche ont été assassiné·e·s. La majorité faisait partie du parti politique Unión Patriotica, ainsi que du mouvement A Luchar, dans le contexte de ce qui est aujourd’hui considéré comme un véritable génocide politique. De nos jours, les syndicalistes sont sans doute les premières victimes de cette stratégie. En 2009, selon le rapport annuel de la Confédération syndicale internationale (CSI), 101 syndicalistes ont été assassiné·e·s dans le monde. Sur ce nombre, 48 l'ont été en Colombie ; un triste bilan qui plaçait déjà le pays en tête de liste parmi les plus dangereux pour l'activité syndicale. Selon le rapport de l'ONU sur les exécutions extrajudiciaires (2009), 98,5% des assassinats politiques demeurent dans l'impunité la plus complète. En 2020, un rapport similaire faisait état d’une augmentation de 54 % d’assassinats comptabilisés dans l’année 2019 : « Des chiffres qui démontrent la gravité du problème, mais qui cachent les raisons structurelles de cette violence », estimait l’ONU. La Colombie demeure l’un des pays les plus dangereux pour l’activité syndicale, selon un rapport soumis à la Commission de la vérité en 2020, près de 15000 agressions ont été recensées dont 3240 homicides dans près de 500 syndicats entre 1973 et 2018.

En savoir plus:

Dossier spécial "CRIMES D'ÉTAT" : Synthèse de ce qui a été écrit sur les Exécutions Extrajudiciaires en Colombie, MOVICE 2009.

LA COLOMBIE DANS L’OMBRE DES ABUS DE DROITS HUMAINS, CWG, 2015.

Informe de la CUT a la Comisión de la Verdad, CUT 2021 https://cut.org.co/informe-de-la-cut-a-la-comision-de-la-verdad/ 

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Disparitions forcées, détentions arbitraires et torture

Aux assassinats sélectifs des opposant·e·s, il faut encore ajouter le problème des personnes disparues. Selon les chiffres officiels du gouvernement (2018), la Colombie compte actuellement 80 000 victimes de disparitions forcées. Les organismes de droits humains ont pour leur part documenté plus de 15 000 cas de « disparition-détention », c'est-à-dire des personnes qui ont été officiellement détenues par l'État avant de disparaître. En ce qui a trait à la détention des opposant·e·s, la population carcérale du pays comptait jusqu’en 2016 plus de 12 000 personnes emprisonnées pour des motifs politiques.

Consultez à ce sujet la campagne de solidarité avec les prisonnières et prisonniers politiques.

D’autres stratégies typiques employées par les autorités colombiennes sont celles de la détention arbitraire et de la torture. Entre 2002 et 2008, la Commission colombienne des juristes a documenté pas moins de 5 114 cas de détentions arbitraires. Une situation d'autant plus inquiétante lorsque l'on prend en compte le traitement cruel qui est trop souvent réservé aux détenu·e·s. Selon le Comité contre la torture des Nations Unies, le recours à la torture est « généralisé » en Colombie et elle se maintient en toute impunité (entre 2002 et 2008 : 1 314 cas de torture ont été documentés par la Commission colombienne des juristes, dont 96 cas de torture sexuelle). Dans son rapport de 2009, le Comité de l'ONU note même une augmentation de cas attribuables aux agents de la force publique et condamne l'usage de la violence sexuelle comme arme de guerre par les forces militaires colombiennes. Plus récemment, dans le cadre des mobilisations massives de 2019 et 2021, des centaines de détentions arbitraires ont été répertoriées et dénoncées. 

Selon la commission de la vérité, dans son rapport publié en 2022 : « Les détentions arbitraires dans le cadre du conflit armé ont été effectuées par des agents de l'État sur la base d'accusations non prouvées d'appartenance à un groupe armé illégal, sur la base de la suspicion qu'ils savent quelque chose, ou afin de perturber les organisations sociales, de terroriser leurs membres ou faire obstacle à l'action sociale ou d'entraver les processus sociaux. Ils ont été utilisés comme prélude à d'autres violations telles que la torture, les violences sexuelles, les disparitions forcées ou les exécutions extrajudiciaires. »

En savoir plus:

Desaparición Forzada Balance de la contribución del CNMH al esclarecimiento histórico, 2018 

https://www.centrodememoriahistorica.gov.co/micrositios/balances-jep/desaparicion.html

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Criminalisation de la dissidence

Pour atteindre ses objectifs de défense des intérêts du bloc au pouvoir, le paramilitarisme a opté pour une stratégie d’implication de l’ensemble de la population au sein du conflit armé. Ce faisant, toute personne qui s’avérait critique des élites politiques et économiques du pays sera automatiquement amalgamée au camp de l'insurrection armée. Le discours à la Nation du 8 septembre 2003 prononcé par le Président Uribe en offre un exemple clair. Il y accuse les organisations de défense de droits humains d’être « des trafiquants de droits humains au service du terrorisme ». Loin d'être un cas isolé, ce type de diffamation publique à l'encontre des défenseurs de droits humains s'intègre au sein d'une large stratégie de criminalisation des mouvements sociaux et de la dissidence politique. 

Par « criminalisation », nous entendons l'ensemble des stratégies et actions politico-juridiques déployées par l'État pour contraindre au terrain de l'illégitimité et de l'illégalité les communautés, organisations et individus qui luttent pour l'exercice et la défense des droits humains et des droits des peuples. Ces stratégies incluent entre autres, la diffamation publique des opposant·e·s par les élu·e·s, les fonctionnaires et les médias, les montages judiciaires (falsification de preuves, usage de faux témoins, etc.) et l'utilisation arbitraire du système pénal pour judiciariser les actions légitimes des mouvements sociaux. En 2018, Michel Forst, rapporteur des Nations Unies, dénonçait la modalité du montage judiciaire afin de neutraliser l’activité de militant·e·s. (Voir : Visita a Colombia, 20 de noviembre al 3 de diciembre de 2018 Declaración de Fin de Misión)

https://www.ohchr.org/es/statements/2018/11/end-mission-statement-united-nations-special-rapporteur-situation-human-rights

 

Paramilitarisme et crimes d'État

Outre les actes de torture que le Comité de l'ONU attribue prioritairement aux agents en règle de l'État, la majorité de ces crimes contre l'humanité sont attribués aux paramilitaires (structure mise en place et soutenue par l’État illégalement). Il est bon de rappeler à ce sujet que le numéro 83 de la revue des Forces armées colombiennes (1976) affirmait que « les techniques paramilitaires sont une force sûre, utile et nécessaire aux objectifs politiques ». Depuis, les liens entre les forces militaires régulières et les troupes paramilitaires ne sont plus à démontrer, que l'on pense aux scandales de la « parapolitique » ayant éclaté en 2006 ou encore aux déclarations publiques de la part des chefs paramilitaires. À ce titre, l’ancien chef paramilitaire extradé aux États-Unis, Salvatore Mancuso, affirmait devant la Cour fédérale de Washington : « Je vais être sincère. Nous faisions le travail sale que le DAS (service de renseignements colombien) et la force publique ne pouvaient pas faire. » (18 novembre 2008). Après de nombreux scandales pour ses liens avec le paramilitarisme et les persécutions politiques, le DAS sera finalement liquidé par le gouvernement de Juan Manuel Santos en 2011.

La stratégie paramilitaire est en effet l'un des piliers du conflit de basse intensité, elle se déploie depuis l'État avec le soutien actif des États-Unis et des élites économiques nationales et étrangères. Elle est financée par les grands propriétaires terriens et les éleveurs bovins, certains secteurs du pouvoir politique, le narcotrafic, ainsi que par certaines compagnies colombiennes et étrangères. On peut à cet effet penser aux procès contre la Chiquita Brands – anciennement United Fruit Company – et à la compagnie minière Drummond, conjointement accusées d’avoir directement financé des groupes paramilitaires « chargés de sécuriser leurs investissements (re-sic !) ». Dans ce contexte, la mascarade de la « démobilisation » des paramilitaires ayant eu cours sous le gouvernement Uribe est un affront direct aux victimes de crimes d'État.

 

Du Terrorisme d'État aux pratiques sociales génocidaires

Implication de la population civile dans le conflit armé

Face à l'ampleur des crimes contre l'humanité imputés à l'État colombien, les organisations sociales de Colombie dénoncent une logique propre au « terrorisme d'État » que nous définissons comme étant : l'usage systématique de la part du gouvernement de menaces et de représailles (généralement considérées comme illégales au sein même de sa propre législation nationale) et qui a pour objectif d'infuser une terreur généralisée en vue d'assurer l'obéissance et la collaboration active de la population dans la guerre de pouvoir menée par l'État. Cette stratégie obtient néanmoins toute sa cohérence lorsqu’elle combine le volet extra-légal à une mascarade de légalité. Le terrorisme d’État détient donc autant un volet officiel qu’officieux. En catimini, comme nous l’avons vu, les hautes chaînes de commandements peuvent par exemple ordonner aux agents des forces publiques de se livrer à des techniques d’intimidation illégales, à des actes de persécutions, etc. De manière complémentaire, on cherche néanmoins à donner un cadre juridique offrant toute la latitude aux exactions. Le cas de la politique éponyme « État communautaire et sécurité démocratique » forme sans doute l’un des meilleurs cas de figure. 

Les organisations sociales colombiennes parlent depuis quelques années de « pratiques sociales génocidaires », dont le terrorisme d’État serait l’une des modalités. Le concept de pratiques sociales génocidaires permet d’inclure l’ensemble des moyens par lesquels un groupe social est visé dans le but de l’annihiler, qu’il s’agisse d’un groupe ethnique, d’une organisation politique, d’un tissu social et communautaire. Afin d’éclairer sa définition, le Tribunal permanent des Peuples a tenu une session spécifique sur le génocide politique en 2021. Dans sa sentence, on décrit l’ensemble des pratiques qui « visent à éliminer toute personne et organisation sociale, syndicale ou politique qui s’oppose aux structures socio-économiques et politiques injustes en vigueur dans le pays. L’assassinat de leaders populaires et de politicien·ne·s de l’opposition, les disparitions forcées, les massacres de paysan·ne·s, les attentats à la bombe dans les zones rurales, la détention illégale, sont plusieurs des instruments utilisés dans la violation systématique et permanente des droits les plus élémentaires ». L’audience a également décrit les mécanismes d’impunité qui sont restés en vigueur pendant de nombreuses années. 

Le Tribunal permanent des Peuples et la session sur le génocide politique, l’impunité et les crimes contre la paix en Colombie, TPP 2021

https://www.cdhal.org/la-declaration-du-tribunal-permanent-des-peuples-lors-de-la-ceremonie-de-lancement-de-la-session-sur-la-colombie/

 

« Sécurité démocratique » et « soldats-paysans »

En vertu du programme dit de Sécurité démocratique du gouvernement Uribe entre 2002 et 2010, programme qui prévoit une politique de guerre totale contre « l’ennemi interne » (défini avec plus ou moins de précision comme les groupes de guérilla et leurs complices), les citoyens auraient des devoirs quant à la sécurité publique. On peut y lire que tout citoyen qui refuserait de collaborer aux activités militaires de la force publique devrait ainsi être considéré comme « suspect » et donc présumé auxiliaire de la guérilla. Cette politique s'applique entre autres via ledit « réseau d'un million d'informateurs » et le programme de « soldats-paysans » par lequel 250 000 membres de villages ruraux ont reçu trois mois d’entraînement militaire avant de réintégrer leur communauté avec une arme et un uniforme. 

Outre la destruction du tissu social provoquée par de telles politiques qui génèrent une méfiance excessive entre membres d'une même communauté, ces pratiques ont en outre pour effet de convertir une partie de la population civile (soldats-paysans et informateurs) en objectif militaire au sein du conflit armé. Cette politique est en contradiction directe avec le principe de distinction entre combattants et population civile dictée par le droit humanitaire international.

En savoir plus :

"L'État communautaire", son projet paramilitaire et l'effet de la concentration des pouvoirs, Mario Duran.

 

Processus de Paix du XXIe siècle

La fausse démobilisation des paramilitaires ou la Loi de l'Oubli et du Pardon

Malgré le discours du gouvernement colombien qui refuse toujours de faire la lumière sur sa responsabilité historique dans les crimes paramilitaires, force est d'admettre qu'il n'y a que deux acteurs armés antagoniques au sein du conflit : d'un côté l'insurrection armée (guérillas) et de l'autre l'État avec ses forces régulières et irrégulières (paramilitaires). Le « dialogue » (sic) entamé par le Président Álvaro Uribe avec les AUC en 2002 pour négocier leur démobilisation s'apparentait davantage à un monologue … sinon à une conversation entre bons amis. Cette « démobilisation » était encadrée par la très controversée loi de « Justice et Paix », rebaptisée « Loi du pardon et de l'oubli » par les organisations sociales puisqu'elle ne permettait pas de faire la vérité sur la formation, le financement et le commandement de la stratégie paramilitaire et n'offrait aucune réparation sérieuse aux victimes. En amnistiant les responsables matériels des crimes et en occultant les responsables intellectuels de ceux-ci, la mal nommée loi Justice et Paix a scellé le pacte d'impunité entre l'élite politique et les forces paramilitaires qui continuent aujourd'hui de réaliser la sale besogne de l'Armée.

Depuis 2008, au lieu d'une organisation paramilitaire centralisée comme au temps des AUC, les actions paramilitaires sont revendiquées sous un florilège de bannières : Águilas Negras, Autodefensas Gaitanistas, Rastrojos et d'autres dizaines de noms qui vont et viennent au petit bonheur. Depuis cette opération médiatique de décriminalisation du paramilitarisme, l'État nie tout simplement l'existence de groupes paramilitaires, il utilise différentes dénominations telles que « bandes criminelles » (Bandas Criminales, aussi dit « BACRIM ») ou Groupes armés organisés (GAOs). Le ministre de la Défense en 2017 disait même qu'en Colombie « il n'y a pas de paramilitarisme ». 

Tandis que le contrôle politique paramilitaire ne fait aucun doute dans le pays, il existe de nombreux débats sur la caractérisation actuelle du paramilitarisme dans les secteurs d'organisations de défense de droits humains en Colombie. Naturellement, les formes actuelles du paramilitarisme rendent difficile l'analyse systématique de leur structure qui opère sous le couvert de la clandestinité… parfois sous la forme de groupes liés au narcotrafic, parfois dans le cadre d’actions menées directement depuis les bataillons militaires. Depuis 2020, on doit également recenser la présence des cartels mexicains qui viennent complexifier cette constellation de groupes armés illégaux. 

En somme, que l'on parle de terrorisme d’État, de pratiques sociales génocidaires, ou qu’on utilise d'autres cadres d'analyse, le résultat reste le même: il y a une guerre systématique contre l'opposition politique, les militants et militantes communautaires, ceux et celles qui tentent de défendre leurs droits contre les mégas projets qui leur sont imposés ou cherchent à établir les bases d'un nouvel ordre social au-delà du capitalisme. 

En savoir plus :

Héritiers des paramilitaires : Le nouveau visage de la violence en Colombie, Rapport de HRW.

https://www.hrw.org/fr/news/2010/02/03/colombie-halte-aux-exactions-commises-par-les-groupes-ayant-succede-aux

Paramilitarisme et scandale de la parapolitique en Colombie, PASC.

Le paramilitarisme en 2016 : la violence continue malgré le processus de paix, Colombia Informa. 

 

Processus de paix avec les guérillas révolutionnaires

En vue de mettre fin au conflit armé, le président Juan Manuel Santos (2010-2018) a entrepris des négociations de paix avec les FARC-EP en 2012, puis avec l’ELN en 2014, les deux groupes de guérilla les plus importants du fait de leur taille et de leur capacité d’action militaire. 

Les pourparlers avec les FARC se sont conclus en août 2016 par la signature d’un accord « final, intégral et définitif » pour mettre fin au conflit, signé de la main de Santos et du dernier commandant en chef des FARC historiques, Timoleón Jiménez. Le terme de « dissidences » est alors apparu pour nommer les troupes restées en armes qui refusèrent la réincorporation à la vie civile, soit par différend sur les termes de l’accord de paix, soit par manque de confiance en ses conditions d’application. 

L’accord avec les FARC a été rejeté par un référendum adressé à la population le 2 octobre 2016. Le faible taux de participation et l’habile opération de propagande de l’ancien président Uribe y sont sans doute pour quelque chose. Quoi qu’il en soit, le gouvernement du président Duque (2018-2022), succédant à Santos, n’a pas eu la volonté de mettre en œuvre les accords renégociés quelques semaines plus tard. Depuis, plus de 400 ex-combattant·e·s des FARC ont été assassiné·e·s (entre 2016 et 2022), assassinats politiques majoritairement orchestrés par les paramilitaires recyclés sous forme de bandes criminelles. 

Les FARC signataires de l’accord de paix ont constitué un parti politique en 2016, nommé Forces alternatives du Commun devenu ensuite Communs. Cependant, faute de conditions de sécurité suffisante pour les ex-combattant·e·s, une partie des forces ont repris les armes en 2019, avec à leur tête Ivan Marquez. Cet ex-négociateur en chef de l’accord de paix formera la guérilla de la Segunda Marquetalia (Deuxième Marquetalia), faisant référence au village de naissance des FARC en 1964. 

Les dialogues avec l’ELN ont été initiés en 2014. Les négociations ont commencé en 2017, mais un an plus tard, lors de l'arrivée au gouvernement de Ivan Duque, candidat de l'uribisme, les négociations ont été suspendues de fait en juin 2018, et rompues unilatéralement en janvier 2019, après une action militaire de l'ELN contre l'école de police du Général Santander. Le gouvernement a refusé de respecter les protocoles internationaux relatifs au retour en Colombie de la délégation de l'ELN, exigeant de Cuba l’extradition de la délégation, procédure qui aurait constitué ni plus ni moins qu’une transgression du droit international. Finalement, après l’élection du gouvernement de Gustavo Petro en juin 2022, les protocoles ont finalement été mis en œuvre avant de reprendre les négociations vers la fin de l’année.

À ce jour, un système de justice transitionnelle dit « Justicia especial para la Paz » (justice spéciale pour la paix) a été mis en œuvre. Ce processus se heurte toutefois au refus de la Fiscalia de collaborer, et la Commission de la Vérité ne compte que sur la bonne volonté des commissionnaires pour remplir sa mission malgré le manque de soutien du gouvernement. En juillet 2022 le rapport final de la Commission a été publié (https://www.comisiondelaverdad.co/hay-futuro-si-hay-verdad). Ce dernier a fait l’objet de vives critiques, au premier rang de celles-ci le fait qu’il tenterait de poser comme équivalentes toutes les formes de violence. Les sévices commis par l’État, les grandes compagnies et les paramilitaires seraient similaires à la violence des groupes insurrectionnels, voire même à celle attribuée au mouvement social. En bonne conscience, il demeure cependant difficile de mettre sur un pied d’égalité des débordements demandés par des revendications de justice sociale, et des massacres commis au nom des intérêts des élites. 

En savoir plus :

Contexte du processus de paix avec les guérillas colombiennes, PASC. 

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Le territoire source de tous les conflits

Contre-réforme agraire en faveur du capital transnational

Sous prétexte d’une guerre de contre-insurrection prend donc naissance une série de mécanismes de répression contre la population civile en général pour le contrôle territorial et social, et de manière ciblée contre les opposant·e·s politiques (syndicalistes, leaders paysans, militant·e·s sociaux, défenseur·e·s de droits humains, etc.). L'objectif de contrôle territorial ne doit pas être sous-estimé puisque plusieurs analystes du conflit colombien avancent que la stratégie paramilitaire déployée par l'État vise avant toute chose à réaliser une contre-réforme agraire pour favoriser la concentration des terres aux mains de l'oligarchie nationale et la remise des étendues les plus riches en ressources naturelles au capital transnational.

Cet objectif caché de la guerre explique la situation désastreuse de la Colombie en termes de réfugiés internes. Devant la Syrie, la Colombie est le pays qui présente le plus haut taux de déplacement interne dans sa population. Entre 1985 et 2018, la Commission pour la vérité a reconnu que plus de 7,7 millions de personnes sur son territoire sont des déplacé·e·s internes, dont 80% l’ont été par la force. Cette dernière a d’ailleurs caractérisé cette triste réalité comme : « la plus grande catastrophe humanitaire de l’hémisphère occidental ».

Voir aussi le rapport du Centre mémoire national.

https://centrodememoriahistorica.gov.co/micrositios/desplazamientoForzado/

Pour la seule année de 2008, ce sont 380 000 personnes qui ont été forcées au déplacement interne. En 2009, on estimait que près de 10% de la population nationale était directement affectée par ce phénomène. À ces chiffres déjà faramineux, il faut ajouter les réfugié·e·s externes qui sont au nombre de 374 000 dans le monde, dont 13 080 au Canada. Les déplacements forcés, imputés très majoritairement aux forces paramilitaires, ont opéré une réelle contre-réforme agraire dans le pays. Environ 86 millions d’hectares de terre ont été arrachés par la violence à leurs propriétaires légitimes (petite paysannerie, communautés afrodescendantes et autochtones). Ce nombre est trois fois supérieur au nombre d'hectares redistribués en 40 ans de dite « réforme agraire ». Grâce à cette stratégie planifiée, la Colombie se retrouve parmi les pays qui présentent la plus grande concentration foncière du monde. En 2020, on comptait une augmentation de 200 % des déplacements avec 72 000 déplacé·e·s. 

Du côté de l'agriculture, les productions mises de l'avant sont celles destinées à l'exportation et se divisent entre agrocarburants (palme africaine et éthanol principalement), café, caoutchouc et « fruits exotiques ». Ces productions qui prennent la forme de monocultures intensives, en plus d'appauvrir le sol et de contaminer les cours d'eau par l'usage de produits toxiques, sont une cause directe de la perte de souveraineté alimentaire de la petite paysannerie.

Les accords de libre-échange - notamment avec le Canada, les États-Unis et l’Union européenne - n’ont fait qu’aggraver la situation pour les petits et moyens producteurs de Colombie.

Outre les terres fertiles (et la disponibilité d'un large bassin de main-d’œuvre généré par les déplacements forcés et le vol de terres), le territoire colombien est convoité par le capital étranger pour la richesse de ses ressources naturelles (biodiversité, eau, minerais, hydrocarbures). Règle générale, les firmes transnationales (telles que les pétrolières canadiennes Petrobank, Grantierra, Petrominerales, Talisman, et les minières canadiennes Medoro Ressources, Greystar, etc.) font leur entrée sur les territoires suite au « nettoyage » de celui-ci par les forces armées régulières et irrégulières. Après que les populations aient été déplacées et les vols de terre légalisés par les multiples lois agraires au profit de l'élite terrienne, les firmes étrangères peuvent s'installer sans craindre l'opposition. Elles auront ensuite tout le support militaire nécessaire pour « sécuriser leurs investissements (sic) », que ce soit par la collaboration des forces paramilitaires qui contrôlent la population locale ou par le recours à des escadrons armés qui cassent toute organisation syndicale.

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Consulta popular : un droit de référendum pour protéger les territoires

La constitution de 1991 reconnaît le droit à la consultation populaire, un mécanisme démocratique qui permet de décider de l’usage du territoire, les peuples afro et autochtone utilisent un autre mécanisme de consultation préalable. Ces consultations sont utilisées fréquemment pour s’opposer aux mégaprojets miniers ou énergétiques. Cependant l’État colombien considère les ressources énergétiques comme relevant de l’intérêt national et tentent d’invalider les résultats des référendums populaires. 

En savoir plus :

20 Février 2017  Feu vert à la consultation publique autour de l’exploitation minière à Cajamarca

13 Novembre 2017  Consultas populares - entrevue avec July Mendez de Tauramena

12 Novembre 2018 Consultation populaire légitime de la municipalité de San Lorenzo –Nariño– 

 

Accords de Libre-échange Canada-Colombie et secteur minero énergétique

Bien que des compagnies canadiennes étaient présentes en Colombie avant l’implantation de l’Accord de libre-échange de 2011, ce dernier vient favoriser leur présence sur le territoire colombien. L’Accord de libre-échange a été signé avec le Président Álvaro Uribe Vélez qui a mis à jour les cadres normatifs, légaux, politiques et de sécurité qui permettent aux compagnies et aux investisseurs étrangers de profiter de conditions plus favorables. Selon le contrôleur général de Colombie, 80 % des violations des droits humains et 90 % des crimes commis contre des communautés autochtones ou afrodescendantes se produisent dans des zones de production minière ou énergétique. 

Les entreprises canadiennes bénéficient également des mécanismes d’arbitrage de l’ALECC. Deux minières canadiennes exigent 1000 millions de dollars US du gouvernement colombien, en vertu de l’Accord de Libre-échange Canada-Colombie signé en 2008. Le délit : avoir protégé une réserve hydraulique et ne pas avoir réprimé assez efficacement les manifestations. Le cas de Gran Colombia Gold est encore en révision alors que la compagnie de Toronto change de nom pour la troisième fois et le cas de Eco Oro a été jugé en faveur de la compagnie condamnant le gouvernement colombien à payer des sommes exorbitantes.

En savoir plus :

Ciblons les profiteurs canadiens de la guerre en Colombie, PASC (2016). 

"Un État communautaire : le développement pour tous", PASC.

Les compagnies canadiennes font la loi grâce aux accords de libre-échange, PASC (2017). 

Les responsabilités du "Canada" en Colombie, PASC (2021).

Rapport: Audience contre la pétrolière canadienne Pacific Rubiales Energy

Colombie: La complaisance du Canada, PASC (2021).

Loi sur les terres du gouvernement Santos : Quand le vol de terres se légalise, Azalea Robles.

Pour en savoir plus sur la complicité des entreprises canadiennes, consultez notre campagne Ciblons les profiteurs canadiens de la guerre!

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Luttes sociales en Colombie : le nerf de la guerre

On observe depuis une quinzaine d’années un renouveau des luttes sociales en Colombie. En 2008, en pleine guerre, le mouvement autochtone s’était déclaré en « Minga », action collective pour le bien commun. La Minga a marché du sud jusqu’à la capitale, réunissant au fil des jours de nombreuses organisations sociales et communautaires venues grossir les rangs des peuples autochtones qui, selon leurs mots, avaient décidé de risquer « mourir debout plutôt que de mourir à genoux ». Les mouvements étudiants avaient fait la une en 2011 avec la MANE, une alliance nationale de processus étudiants qui avait secoué le pays, déversant des milliers d’étudiantes et d’étudiants dans les rues. En 2013, ce sont les accords de libre-échange et leurs effets dévastateurs sur l’économie paysanne et sa possibilité même d’exister alors qu’on privatisait ses semences qui avaient donné lieu au premier d’une longue série de Paros agrarios (grèves agraires) entre 2014, 2016 et 2018. Cette série de luttes mena à un processus de négociation avec le gouvernement national en parallèle des négociations de paix avec les guérillas. Tout comme pour les FARC et l’ELN, les accords signés avec ces acteurs du secteur agraire et populaire n’ont pas été respectés. La table de négociations a finalement été désertée par le gouvernement. En 2019, le mouvement social colombien, cherchant à créer des alliances entre les secteurs ruraux, étudiants, syndicaux et des villes, avait lancé un appel à la mobilisation qui avait surpris par sa vigueur, obligeant le gouvernement à décréter des couvre-feux systématiquement défiés par des hordes de voisins munis de casseroles. Cette grande aventure d’agitation populaire de l’année 2019-2020 sera néanmoins enterrée par l’avènement de la COVID-19, épisode sans précédent qui heurtera violemment les couches les plus précarisées du pays. 

En savoir plus :

23 Août 2013 Grève générale du secteur agricole: quand les revendications sont synonymes de transformation 

20 Septembre 2013  Soulèvement des agriculteurs colombiens : les semences sous les feux de l’actualité 

16 Avril 2014  El Paro Nacional Agrario y Popular tiene fecha tras reunión con el presidente Santos: 1 de mayo 

30 mai 2016 en Colombie : Paro, grande mobilisation de la société civile

21 juin 2016 La « Minga » nationale en Colombie : leçons de lutte et d’unité pour les temps à venir 

28 Novembre 2019 "Duque Dehors" des millions de Colombien.nes exigent la démission du gouvernement  

 

Choc pandémique et lutte de classes

C’est ainsi que la pandémie de la COVID-19 est arrivée avec son slogan « rester chez soi », une maxime importée du Nord dans un pays où la majorité sort de chez soi pour gagner son pain quotidien comme travailleuses et travailleurs de l’économie informelle. Pour beaucoup, « respecter les mesures sanitaires », cela ne signifie rien d'autre que de mourir de faim. Alors que l’État finançait des compagnies aériennes en péril, le peu d’argent destiné aux paniers alimentaires pour les quartiers les plus appauvris était détourné, laissant ainsi des milliers de personnes dans la faim. 

Dès juin 2020, des mobilisations symboliques de quelques centaines de marcheuses et marcheurs alertaient l’attention internationale alors que des chiffons rouges, symboles de la faim, arboraient les fenêtres des maisonnées des quartiers populaires du pays. L’étincelle fut un projet de réforme fiscale pour augmenter les taxes et en créer de nouvelles sur des produits alimentaires de base. La tension a continué à monter et les mobilisations, d’abord sporadiques, ont repris avec un coup de force le 28 avril 2021, où l’appel à une manifestation colossale s’est métamorphosé en un mouvement social qui s’échelonnera pendant des semaines durant. Cette véritable « explosion sociale » (estadillo social, selon l’expression consacrée) est au départ partie d’une mobilisation syndicale unitaire avant de fédérer les secteurs les plus divers des classes populaires. Il ne fallut pas longtemps pour que la base vienne faire éclater le carcan étroit des cortèges traditionnels, venant souffler sur son passage tout ce qui semblait empêcher de transformer la société. 

Huit semaines de paro. La répression et le terrorisme d'État ont été la réponse du gouvernement. Les scènes d’horreur, de torture, les mort·e·s, ont fini par freiner les assemblées populaires de quartier, les barricades et les blocages. Cependant, cet épisode a marqué les consciences. La jeunesse précaire des quartiers périphériques et marginalisés des grandes villes a rompu le silence. Elle a érigé des barricades et les a défendues, le plus souvent selon les principes d’organisation autonome, groupes qui seront désormais connus sous la bannière de « la première ligne » (primera linea). Les premières lignes sont au présent latino-américain ce que le black bloc a été aux années des contre-sommets et autres mobilisations contre la globalisation capitaliste. Beaucoup plus colorées, elles se composent de dizaines, voire de centaines de jeunes qui, le plus souvent munis de casques de vélo et de boucliers, défendent la ligne de front. Ces tonneaux sont colorés de graffitis et on peut y lire : ACAB, 1312, Ni una menos et autres slogans caractéristiques du moment actuel des luttes.

Cette forme d’actions s’apparente à ce qui en zones rurales est connu comme les processus de garde autochtone, maronne ou paysanne, voire interethnique, dans certaines régions. Un système de défense du territoire qui n’est pas armé et utilise l’autorité symbolique octroyée par les organisations communautaires afin d’exercer un contrôle territorial. 

En savoir plus :

14 Juillet 2020 Harcèlement policier contre la marche de la dignité 

24 Mai 2021 Le soulèvement populaire du 28 avril en Colombie : entre significations politiques et historiques

Colombie : un État génocidaire et une mobilisation qui grandit, PASC 2021.

Colombie : les facteurs structurels de la crise actuelle, PASC 2021 https://www.cahiersdusocialisme.org/colombie-les-facteurs-structurels-de-la-crise-actuelle/

Nous sommes la garde interethnique, paysanne et populaire du centre-est de Colombie, TSF 2019.

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Autogouvernement et autogestion territoriale

L’autogestion communautaire est imbriquée dans l’histoire des luttes sociales en Colombie. Les Comités d’action communautaire (junta de acción comunal) sont la base de l’organisation communautaire en ville et dans les campagnes, auxquelles se sont ajouté en 1991 avec la nouvelle Constitution, les différentes « autorités ethniques », conseil communautaire afrodescendant, cabildo autochtone, etc. Dans les années 2000, on peut aussi apercevoir l’émergence de plusieurs formes de territorialité paysannes, comme les initiatives liées à la formation de territoires agroalimentaires, de territoires interethniques, ou encore des zones de réserve paysanne. Dans tous ces cas, il s’agit d’instance de gouvernements autonomes qui bénéficient de degrés différents de reconnaissance légale. Certains secteurs articulent ces pratiques à la construction de pouvoir populaire, un pouvoir constitué qui vient disputer le contrôle étatique au profit d’un système politique autogéré. 

En savoir plus: 

21 Juillet 2022 Luttes paysannes dans la Colombie contemporaine

 

Un exemple d’autogestion en Arauca 

La région d'Arauca, éloignée des grands centres, est née d'une histoire de luttes sociales. La rencontre entre les paysan·ne·s venus y chercher des terres au siècle dernier avec la nation autochtone U'wa a donné lieu à un développement communautaire qui prouve au quotidien que le rapport au territoire peut se tisser d'une manière harmonieuse. C'est d'abord ECAAAS, une entreprise communautaire d'eau et de gestion des égouts qui s'est installée, basée sur une assemblée des habitant·e·s de la région qui s'assurent de la préservation des sources d'eau en alliance avec la nation autochtone U'wa. Chez ce genre d’initiatives, c’est l'idée d'un service accessible et adapté aux besoins des usagers et usagères qui prime. Sont venus s'ajouter d’autres projets coopératifs. D’un côté, les coopératives de transport qui se sont chargées de construire des infrastructures routières afin d’assurer les liaisons entre villages. De l’autre, on a observé l’émergence de programme populaire agroalimentaire : des coopératives de production de plantain, de cacao et même un abattoir pour la production de viande dans cette région des plaines où l'élevage est une partie importante de l'économie. Ce système d'économie locale inclut aussi, des coopératives de services, de transformation du cacao en chocolat, des radios communautaires et un journal régional.

C'est l'ensemble de ce tissu social qui s'oppose à la mainmise des pétrolières dans la région, qui soutient les récupérations et occupations de terres dans la région sur les terres volées par les multinationales du pétrole comme la OXY Petroleum.

C'est une région qui, face à l'inaction du gouvernement, s'est auto-organisée afin d'éradiquer les champs de coca, une culture qui en plus d'épuiser les sols, amène sont lot de problèmes sociaux. Le département d’Arauca possède aujourd’hui l’un des pourcentages les plus faibles en termes de trafic de drogue.

Leila Celis dans son livre sur les luttes paysannes  (https://ruor.uottawa.ca/bitstream/10393/41465/1/9782760330955_WEB.pdf) relate la transition de la lutte pour la terre, à la lutte pour la vie, à la lutte pour le territoire. 

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Gardes autochtone, marron et paysanne

À ce système d’autogestion territoriale s'ajoute l’organisation des gardes (guardia), un corps de défense territoriale armé d’un simple bâton. Ce bastón symbolise l’autorité communautaire, et peut être révoquée en tout temps. Les gardes se chargent de la sécurité communautaire au quotidien, particulièrement lors des mobilisations et des événements publics. Ces groupes sont souvent appuyés par des systèmes de justice alternatifs, plus ou moins formels, avec reconnaissance juridique dans le cas des territoires autochtones. En effet les communautés autochtones comptent avec un système de justice traditionnelle parallèle reconnue dans le système législatif colombien.

Les gardes interethniques, paysannes et populaires sont nés de la nécessité de défendre les droits humains, territoriaux et collectifs dans le cadre des luttes menées par les communautés de Colombie. Les gardes mises en place dans les régions du centre-est (et qui donneront finalement vie à la Garde Interethnique) remontent aux mobilisations des années 50, 60 et 70 et plus spécifiquement au sein de la Grève civique du Sarare, à partir de laquelle, le peuple mobilisé pour maintenir la discipline et affronter les agressions de la part du gouvernement, constituaient par la suite la Garde Civique du Sarare, qui plus tard au courant des décennies 1980 et 2000, a été alimentée par les différentes luttes populaires. 

En savoir plus :

20 Février 2019, Nous sommes la garde interethnique, paysanne et populaire du centre-est de Colombie