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07/12/2022


Le 19 juin dernier, au deuxième tour des scrutins, Gustavo Petro et Francia Márquez remportaient les élections présidentielles en Colombie. Les analyses n’ont pas manqué d’enthousiasme : dans ce pays historiquement dominé par une droite dure — liée au narcotrafic, à la grande propriété terrienne et au capital extractif —, la toute première victoire électorale d’un président considéré de gauche apparaît comme une bouffée d’air frais. Cette victoire n’est pas non plus sans effet à l’échelle continentale, où, depuis la prise de pouvoir du 7 août dernier, Petro a rejoint les rangs des autres présidents de gauche d’Amérique latine — Gabriel Boric au Chili, Pedro Castillo au Pérou et Luis Arce en Bolivie. Avec la victoire de Lula au Brésil le 30 octobre, plusieurs espèrent le retour d’un cycle de gouvernements progressistes en Amérique latine. La Colombie, pays depuis longtemps piloté par une politique inféodée aux intérêts américains, pourrait maintenant occuper une position de choix dans la lutte contre le néolibéralisme. Le vent aurait-il enfin tourné ?


Scénario de crise sociale multiforme


Quoiqu’en disent les enthousiastes, les problèmes inhérents au contexte latino-américain demeurent. Le modèle de développement propre à l’impérialisme continue de produire ses effets délétères : alors que les profits des grandes industries sont rapatriés vers les États-Unis, le Canada et la Chine, les classes populaires d’Amérique du Sud encaissent durement les coûts écologiques et la précarité de leurs conditions de travail. Dans le cas colombien, l’élection de Petro et Márquez ne peut faire disparaître magiquement les problèmes de base, notamment en ce qui concerne la présence du grand capital extractif qui pille les ressources des terres traditionnelles autochtones, afrodescendantes et paysannes. Sans parler de la présence du paramilitarisme (subordonnée à la grande propriété terrienne) et de l’activité des groupes de narcotrafiquants comme celui du Clan del Golfo, autodésigné comme le groupe « Autodéfenses Gaitanistes de Colombie » (AGC).


À un contexte de luttes de classes déjà exacerbées par la pandémie (en témoignent les mobilisations de 2019-2020 et celle du Paro nacional de 2021), il faut maintenant ajouter la réalité de la guerre en Ukraine. Fait désormais bien connu du public : le conflit rend incertaine la distribution d’intrants agricoles dans plusieurs pays du sud global et alimente une inflation galopante au niveau mondial. Trouver le pain quotidien devient rapidement impossible pour des millions de personnes et ce n’est qu’une question de temps avant que les famines soient déclarées. Le très réactionnaire FMI disait d’ailleurs s’inquiéter de « risques de troubles sociaux » causés par la hausse mondiale des prix.


Ici se noue un scénario de crises multiformes qui combine les aspects économiques, environnementaux et alimentaires. En Colombie, là où le bât blesse, c’est en ce qui concerne sa dépendance directe à l’égard du secteur pétrochimique russe : le pays importe plus de 233 millions $ US en fertilisants agricoles par an, sur une facture d’importation de biens de 533 millions $ US (DANE, 2021). On assiste à une véritable flambée des prix des denrées alimentaires, avec une augmentation moyenne de 20% du panier d’épicerie, hausse qui peut être encore plus drastique dans le cas de produits de bases, comme la pomme de terre qui a connu une augmentation de 140%i depuis 2021 (DANE, 2021), pour le mois de septembre 2022 on parlait d’une augmentation de prix a la consommation de 11,4 %ii.
Plus que jamais, des réformes structurelles sont nécessaires pour endiguer les symptômes de la crise à venir. En attendant, les classes populaires — d’origine paysanne, autochtone, afrodescendante et ouvrière — sont tenues dans un goulet d’étranglement. Leur pouvoir d’achat fond comme neige au soleil face à l’inflation et la dévalorisation accélérée du peso colombien. Les défis à relever sont énormes. Petro et Márquez n’ont d’autre choix que d’effectuer un véritable tour de force, bâtir ce que peu de gouvernements de pays appartenant au Sud global n’ont encore réussi : une économie autocentrée qui contourne la dynamique polarisante du capitalisme. La campagne colombienne a fortement besoin d’une réforme agraire et la ville d’une politique industrielle ayant la capacité d’intégrer les forces de travail, sans quoi elles seront toujours rejetées dans l’économie informelle, aujourd’hui établie à 52.5% de la population active (CEPAL, 2020).


Quel est le rôle du mouvement populaire face à ces problèmes brûlants ? Maintenant qu’un gouvernement de gauche a pris le pouvoir, doit-il attendre sagement son dû, ou s’engager dans une dynamique de lutte pour s’assurer que la marchandise soit livrée ?


Stratégie actuelle du gouvernement et horizon de développement


Le gouvernement de Petro et Márquez est décidemment conscient de ces enjeux. Par contre, il a renoncé à les attaquer frontalement. Persuadée que la Colombie aurait tout à perdre d’un bras de fer avec les capitalistes et propriétaires terriens, le gouvernement central opte donc pour une politique de compromis social selon la stratégie d’un « Frente amplio », qui cherche à lier les éléments progressistes du capital avec les classes subalternes en vue de former un front national-populaire. L’accent est mis sur les principes d’unité nationale et de démocratie, au détriment de la dynamique conflictuelle propre à la lutte des classes.


Quelques conditions matérielles permettent cette alliance de classes, et c’est sur ce levier que s’appuie la stratégie du Frente amplio. Il est dans l’intérêt des secteurs plus progressistes de la bourgeoisie colombienne — que l’on identifie à la figure de l’ex-président Juan Manuel Santos (2010-2018) — de développer l’économie nationale sur des bases capitalistes. Ces dernières souhaitent ainsi « développer les forces productives », selon la formule consacrée, c’est-à-dire formaliser l’économie, industrialiser le pays et en finir avec la subordination aux grands propriétaires terriens, base de l’ex-président Uribe (2002-2010). C’est un programme qui peut coïncider, par l’effet des circonstances, avec celui des classes populaires dont la lutte contre la propriété terrienne et le paramilitarisme est, au jour le jour, une question de survie.
C’est cette alliance de classes qui a rendu possible l’élection de Petro et Márquez et qui explique aussi l’orientation politico-économique de son gouvernement. En effet, les ministères les plus importants et nécessaires pour mettre en marche son programme — ceux de l’Intérieur et des Finances — sont aux mains de personnes de confiance de l’ex-président Santos, des libéraux ayant une certaine sensibilité sociale, des néokeynésiens. Le reste du cabinet possède une composition assez éclectique. On est loin d’une formation qui concentre les forces les plus à gauche du Pacto historico ; si l’on a en effet octroyé des positions de ministres à María Susana Muhamad (Environnement), militante et doctorante proche des mouvements sociaux, et à l’artiste engagée Patricia Ariza (Culture), on retrouve néanmoins des spécimens comme celui d’Alejandro Gaviria (Éducation), politicien depuis longtemps connu comme un apôtre du néolibéralisme. Quelques autres personnalités conservatrices ont des rôles assez importants dans le cabinet Petro-Márquez. Dans cette stratégie de l’unité, on peut croire que l’objectif était d’anticiper les attaques frontales de la droite la plus dure.


Toujours est-il que pour appliquer cette stratégie d’union tactique, Petro doit aussi promettre des gains au groupe qui dominera le mouvement du Frente amplio. En somme, le modèle ne peut que répondre partiellement aux aspirations des classes populaires et devra suivre le modèle du « néodéveloppementalisme » (neodesarrollismo). Ce modèle, comme le décrit C. Katz (2022 : 12), propose de suivre l’exemple de l’Asie du Sud-Est, à savoir une plus grande intervention économique de l’État, une réduction de l’écart technologique, en plus d’une reprise démocratique des institutions. Contre le développementalisme classique, il s’engage aussi dans une collaboration avec l’agro-industrie, comme nous le verrons ci-bas. Il s’éloigne inévitablement de la perspective critique de la polarisation entre centre et périphérie (Katz, 2015 : 247).

Et maintenant la paix ?


On ne peut ici résumer la profondeur historique du conflit armé colombien. On peut seulement soulever qu’en raison de la politique belliciste de l’ex-président Iván Duque (2018-2022), l’accord de paix signé en 2016 avec la guérilla des FARC a été déchiré. La démobilisation ne fut que partielle, et son échec fut alimenté par une recrudescence des assassinats politiques commis par les Bacrims (bandes criminelles émergentes), groupes armés attachés au paramilitarisme.

De ce point de vue, on ne peut que saluer la présence de Danilo Rueda— un défenseur de droits humains de renommée internationale qui a favorisé les dialogues de paix depuis plusieurs décennies —, au poste de haut-commissaire pour la paix. Phénomène exceptionnel pour la politique colombienne, on peut aujourd’hui apprécier sur les plateaux télé la présence d’un militant en faveur de la paix, proche des mouvements sociaux, et qui s’exprime au nom du gouvernement. Mi-septembre, dans une entrevue diffusée aux heures de grande écoute, on pouvait entendre Danilo Rueda annoncer que la paix se construit en offrant des réponses aux besoins de la population, en éradiquant la misère et en assurant des mécanismes de participation efficace. Son équipe s’est d’ailleurs lancée dans un véritable marathon de dialogues régionaux afin de construire un « Plan national de développement », en se basant sur les besoins directement exprimés par la population. Ces mécanismes sont novateurs et répondent aux demandes historiques des mouvements sociaux. Sur le terrain, la quantité de massacres et d’assassinats de militant.es et d’anciens combattant.e.s ne cesse d’augmenter. Une large coalition d’organisations appelle d’ailleurs à une mobilisation nationale pour la défense de la vie.


Néanmoins, la réponse du gouvernement Petro-Márquez à la question de la paix demeure insuffisante. L’Armée de libération nationale (ELN), guérilla d’obédience guévariste, est toujours très active dans plusieurs régions du pays. Plutôt que de procéder comme aux temps des accords de paix avec les FARC, de s’asseoir avec les combattant.es et d’engager un processus de négociation, Petro semble s’en remettre à sa propre personnalité pour « abréger » le conflit armé. Son raisonnement est simple : puisque la guerre était un produit de politiques réactionnaires, et qu’un homme progressiste est aujourd’hui au pouvoir, pourquoi s’embêterait-il avec des négociations ? C’est une lecture qui manque de sérieux et de pragmatisme politique. Le désarmement ne peut être que planifié dans le cadre d’un processus de réintégration à la vie civile.


Crise alimentaire et le problème de la réforme agraire

Par ailleurs, les revendications des organisations paysannes, telles que le Coordinador Nacional Agrario (CNA), invoquent depuis toujours un projet de réforme agraire qui permettrait d’établir l’autosuffisance alimentaire sur le plan national. Cela répondrait à une multiplicité d’enjeux fondamentaux du pays : une distribution équitable de la terre et une production suivant un plan de développement agroécologique, l’endiguement de la violence politique orchestrée par les groupes d’extrême droite et, finalement, la construction d’un modèle économique autocentré qui contournera le marché international. Cependant, les premières déclarations de la ministre de l’Agriculture laissent craindre un projet typique de modernisation, c’est-à-dire une industrialisation du monde rural confiée à des entrepreneurs. Ce modèle ne convient que très marginalement aux attentes paysannes qui, certes, espèrent des investissements ou des gains en machinerie, mais veulent surtout développer la campagne à partir de leur structure organisationnelle existante. Cela implique de respecter la propriété paysanne et de reconnaître la paysannerie comme un sujet politique distinct.
Plus préoccupant encore, le 30 août, 23 jours après la prise de pouvoir, on a vu Francia Márquez aux côtés des ministres de la Défense et de la ministre de l’Agriculture, ainsi que de Giovanni Yule, leader autochtone chargé de l’agence nationale des terres. En leur qualité de politicien.ne.s professionnel.le.s, ils et elle ont lancé un ultimatum de 48 heures aux « envahisseurs de terres ». Il s’agissait d’un appel au respect de la propriété privée et l’annonce imminente d’une intervention policière. L’intervention ne s’est pas fait attendre, l’antiémeute triait dès le lendemain, des munitions qui ont déjà coûté des vies dans le passé, sur les terrains occupés pour la libération de la mère terre, une vaste occupation territoriale de la garde autochtone du Cauca, collectif à la renommée internationale. Les réactions du camp populaire ne se sont pas non plus fait attendre : des centaines de communautés paysannes, autochtones et afrodescendantes qui occupent des terres aux quatre coins du pays ont pris la parole sur les réseaux sociaux, pour expliquer que l’occupation de terres était un moyen légitime de mettre en œuvre une réforme agraire attendue depuis des siècles dans ce pays où la concentration de la terre est extrême depuis les premiers temps de la colonisation. Encore aujourd’hui 81% de la terre est possédée par 1% de la population (Oxfam, 2017).
Voir Francia Márquez défendre les producteurs de canne à sucre, d’huile de palme et d’autres mégamonocultures sur des terres usurpées à travers l’utilisation de la violence a été douloureux pour cette Colombie des périphéries qui voyait en sa nouvelle vice-présidente le symbole du changement.


Le problème du pétrole


Le gouvernement a proposé la décarbonisation de l'économie et la transition énergétique ainsi qu’un changement de modèle de développement afin de l’éloigner de la dépendance aux énergies fossiles ou aux revenus extractifs. Il donne la priorité au moratoire minier, à la réforme du code minier, à l'interdiction de la fracturation hydraulique, entre autres. Avec le soutien de la coalition du gouvernement au parlement, il a présenté un projet de loi interdisant le fracking, en plus de l’exportation et l’exploitation de gisements non conventionnels.
Au Congrès, de nombreuses initiatives législatives sont en cours, certaines menées par des organisations sociales, notamment sur les mécanismes de participation environnementale. Cependant, il est déjà clair que le slogan de campagne clamant « la fin de l’exploitation pétrolière » n’est pas une possibilité immédiate, quoi qu’elle soit à terme inévitable. La Colombie, à la différence du Venezuela, n’a que peu de réserves pétrolières et n’aura donc d’autre choix que de remplacer le pétrole par d’autres sources renouvelables, comme l’a déjà entrepris Ecopetrol l’entreprise d’État en partie privatisée.
Du côté du syndicat pétrolier de la USO (Union syndicale ouvrière), les membres ont fait valoir des revendications claires : participation du syndicat au conseil d’administration de l’entreprise, nationalisation, et transition. On met aussi en doute l’usage du concept de « transition » quand ce qui est au programme, c’est uniquement la diversification des sources énergétiques, mais sans une réduction de la consommation et sans planification d’une transformation de la matrice énergétique. Les relations entre Ecopetrol et le syndicat sont tendues, l’assassinat du président de la section locale de Barrancabermeja le 10 septembre a provoqué des mobilisations et l’occupation de la raffinerie pendant 48 heures. L’entreprise a décidé de réagir en sanctionnant les syndicalistes et en coupant les salaires aux travailleurs, ce qui a envenimé le climat de négociations et prolongé les manifestations. La Centrale Unitaire du Travail (CUT) a envoyé un message clair lors d’une conférence nationale : la concertation, réclamée par le patronat, doit passer par l’abolition de toutes les mesures régressives qui vont à l’encontre du droit du travail imposé unilatéralement pendant les 30 dernières années.


« Parar para avanzar »


Les mobilisations des dernières années avaient pour slogan de « tout arrêter pour avancer » (parar para avanzar). Il semble que maintenant les luttes seront probablement nécessaires pour arracher au gouvernement de coalition les revendications historiques des mouvements sociaux, tout en soutenant les initiatives nécessaires à leur mise en œuvre. L’ensemble du plan d’investissement social du gouvernement est suspendu au projet de réforme fiscale qui devrait financer une partie des promesses électorales. Ce sera le premier test du pari pris par Petro. Le ministre de l’Intérieur en a même appelé à la mobilisation citoyenne pour défendre cette réforme. Il est fondamental que, malgré la crise qui s’intensifie, les franges de la population les plus démunies puissent bénéficier des effets positifs attendus du programme du gouvernement, sans quoi il sera difficile d’avoir leur soutien dans le but de maintenir ce processus de changement. Dans l’intervalle, les classes populaires colombiennes subissent les aléas du marché mondial et les infortunes de l’impérialisme. Les contradictions s’intensifient et c’est à elles de les affronter à bras-le-corps.

Bibliographie


CEPAL. (2020). Colombia: perfil nacional social-demográfico. [En ligne]. < https://statistics.cepal.org/portal/cepalstat/perfil-nacional.html?them…
Correa Prado, Fernando. (2022). The Ideology of Development, the Marxist Theory of Dependency, and the Critique of the Popular-Democratic Strategy. Latin American Perspectives 49, no. 1 : 138–152
Guereña, Arantxa (2017). Radiografía de la desigualdad. Lo que nos dice et último censo agropecuario sobre la distribución de la tierra en Colombia. Oxfam America. 
Katz, Antonio. (2022). The Cycle of Dependency 50 Years Later. Latin American Perspectives 49, no. 2 : 2–23
Katz, Antonio (2015). ¿Qué es el neodesarrollismo? Una visión crítica. Argentina y Brasil. Servico social & sociedade. no. 122, 224–249
Portafolio. Inflación anual en Colombia se ubicó en 11,44% en septiembre. Septembre 2022. [En ligne]. <https://www.portafolio.co/economia/inflacion-en-colombia-septiembre-de-…;
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Original : https://www.caminando.ca/produit/les-mobilisations-au-dela-des-obstacles/

Auteur.trice
PASC publié dans la revue Caminando, vol. 36, no. 2.