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17/09/2020


Mercredi 16 septembre 2020

Être Colombien-ne et vivre en Colombie à cette époque, c'est comme prendre une terrible photo de l'histoire, et réaliser que bien que les années passent, les paysages et que les personnages représentés mutent, changent d'apparence, cela n'altèrent pas l'ordre original de l'image. En d'autres termes, le génocide auquel nous assistons aujourd'hui est une photographie du génocide qui a secoué le pays pendant des décennies, mais l’oubli fait parti de la politique institutionnelle, et cela a un poids particulier aujourd'hui.

Selon les informations fournies par l'organisation des droits humain INDEPAZ 1 , il y a eu environ 55 massacres au cours de l'année 2020, lors lesquels environ 218 personnes sont mortes dans 18 départements différents du territoire colombien. La majorité de ces incidents sont attribués à des groupes armés illégaux dotés de structures paramilitaires qui n'ont jamais été démobilisés. Aujourd'hui, ces groupes agissent comme s'ils ne faisaient pas partie d'une structure de commandement unifiée et contrôlent les itinéraires du trafic de drogue, d'armes et de personnes. Malgré ces chiffres alarmants, ce rapport a été publié quelques jours avant le massacre du 9 septembre à Bogota, où la police nationale a tué au moins 11 personnes avec des armes à feu et en a gravement blessé près de 170, qui participaient aux manifestations contre l'assassinat de l'avocat Javier Ordoñez2

La tragédie se répète comme si elle était suspendue dans le temps, les victimes sont diverses et partagent en même temps le même profil : des militant-es qui promeuvent des alternatives au modèle économique capitaliste, qui s'opposent aux méga-mines et aux méga-projets, des personnes qui ont signé l'accord de paix et ont décidé de déposer les armes pour construire d'autres alternatives, de jeunes étudiant-es qui sont accusé-es d'appartenir à des groupes subversifs, les femmes et les dissidences sexuelles qui subissent des vagues permanentes de violence, des victimes du conflit armé qui ont été déplacées par la violence paramilitaire et exigent aujourd'hui la restitution de leurs terres3.

À ce sujet, dans un de ses textes clés, Daniel Feierstein rappelle que le génocide est une pratique sociale4 car il implique (par action ou par omission) différents acteurs de la société et pas seulement les auteurs directs. En ce sens, il y a là un élément fondamental, à savoir que le génocide se consolide lorsqu'une partie de la société le considère comme légitime et qu'il est donc acceptable et nécessaire d'exterminer certains groupes afin de constituer l'ordre social souhaité par certains. Le récit de la guerre en Colombie a réussi à se positionner avec un tel niveau de systématisation que, dans de nombreuses occasions, la construction même de l'identité nationale est basée sur l'ignorance de l'autre comme étant différent, niant sa condition individuelle ou collective, décidant de sa vie, la considérant comme "quelque chose" qui peut être exterminé.

L'une des stratégies utilisées pour nier cet "autre différent" est la construction d'euphémismes médiatiques qui brouillent le sens et l'ampleur de cette réalité qui dépasse la fiction. Ainsi, le président Iván Duque, dans de récentes déclarations, a déclaré que des "homicides collectifs" se produisent en Colombie, mais pas des massacres5. Cela met en évidence la tentative permanente d'occulter la crise sociale et politique que traverse le pays, en ignorant une histoire au cours de laquelle les massacres sont apparus avec force dans les années 1990, lorsque le paramilitarisme et l'armée colombienne ont découvert que le massacre des communautés était un moyen beaucoup plus efficace d'intimider et de semer la terreur dans les populations qu'ils considéraient comme opposées.

Lors des manifestations du 9 septembre à Bogota, des centaines de manifestant-es s ont incendié plusieurs postes de police (CAI) dans différents quartiers. L’indignation accumulée sur les conditions précaires qui est devenue visible pendant la quarantaine a trouvé un déclencheur dans le meurtre d'Ordoñez et les rues ont brûlé. Bien que les médias officiels n'aient pas révélé toutes les informations, le pays a appris que de nombreuses stations incendiées font l'objet de plaintes permanentes pour arrestations arbitraires, violences sexuelles, meurtres et liens avec des gangs de trafiquants de drogue, entre autres crimes.

Le lendemain, le 10 septembre, les communautés des quartiers se sont tournées vers des actions artistiques pour réorganiser les postes de police consumés par l'incendie. Peu à peu, les voisin-es se sont rassemblé-es avec des livres, des plantes, des peintures et de la musique, les lieux physiques et symboliques de "l'autorité" ont été convertis peu à peu en bibliothèques communautaires, centres culturels, espaces d'expérimentation créative. Leur voix a dit avec force : "Plus jamais de centres de torture. Oui aux centres culturels.” Dans certains endroits, la police est revenue, censurant les images qui évoquaient la mémoire des victimes6, et la communauté a à nouveau rempli les espaces de couleurs7 .

C'est un témoignage de plus du conflit de la mémoire contre l'oubli. Il est combattu dans les rues et avec divers outils. Rien ne garantit que justice sera faite pour les victimes et leurs familles, rien ne garantit que le génocide prendra fin en Colombie, cependant il devient clair qu'il y a des histoires alternatives, des points de fuite, des créations puissantes qui se rebellent fortement contre ce cadre de guerre qui se répète comme une spirale génocidaire. Le film n'a pas encore été développé, il y a encore beaucoup d'histoires à raconter et heureusement les gens ont aussi leur propre flash.

Traduit par le PASC - Publication d'origine: https://www.revistacrisis.com/debate-critica/colombia-entre-el-genocidio-y-la-resistencia 

Références :

1 http://www.indepaz.org.co/wp-content/uploads/2020/09/Masacres-en-Colombia-2020-INDEPAZ-8-sept-2020-pdf.pdf

2 https://www.colombiainforma.info/abuso-policial-casos-aislados/

3 https://coeuropa.org.co/el-desgobierno-del-aprendiz/

4 Feierstein, D. Le génocide comme pratique sociale : entre le nazisme et l'expérience argentine. Buenos Aires, FCR. 2011

5 https://www.elespectador.com/noticias/judicial/por-que-hablar-de-masacres-no-es-coloquial-como-dice-el-gobierno/

6 https://www.facebook.com/RevolucionObreraMLM/photos/pcb.3546720192039280/3546719765372656/

7 https://www.facebook.com/109027083900636/photos/a.112315713571773/197732495030094/

Auteur.trice
Diego Bonilla Quiroga / Revista Crisis