L’État n’est pas le résultat d’une entente collective ou de ce que l’on appelle un contrat social, une théorie selon laquelle des personnes se sont réunies un jour et se sont mises d’accord pour créer l’État, comme façon de s’organiser et de garantir la convivialité, la sécurité et la stabilité sociale, et d'où il faudrait déduire que nous, en tant qu’êtres humains, faisons partie de ce contrat social. C’est ce à quoi ont cru les libéraux. Mais il est plus aisé de croire que les États-Unis veillent sur la liberté dans le monde ou bien que les deux derniers gouvernements colombiens [1] n’ont aucun lien avec le paramilitarisme que de croire à cette théorie.
L’idée que l’État nous représente tou-te-s hommes et femmes n’est pas vraie non plus, comme le présentent les néolibéraux solidaires ou les dits progressistes de la troisième voie, une tendance à laquelle appartient le président actuel de Colombie. Avec cette théorie, on demande à la population de résoudre des problèmes propres à l’État, on nous fait croire que la pauvreté pourrait disparaitre le jour où l’on deviendra plus charitable avec les autres en leur donnant à manger. On incombe à la population des devoirs que devrait accomplir l’État, mais on ne parle pas par exemple de redistribuer les richesses publiques pour tous et de mettre fin aux privatisations. Ce projet qui est représentée par monsieur Santos en Colombie est la proposition du néolibéralisme la plus effrontée et la plus favorable aux grands entrepreneurs.
En réalité, la culture politique en Colombie s’est construite sur des sophismes mensongers paralysés dans des théories comme celles-là, justifiant la possession du pouvoir entre les mains de ceux qui l’ont toujours eu. « N’importe quel État représente avant tout l’organisation politique de la classe dominante qui garantit ses propres intérêts, tandis que tout droit représente en lui-même la volonté de cette classe… »[2] L’État est l’appareil défenseur du régime économique qui favorise ceux qui détiennent le pouvoir. « L’État a pour fonction principale de satisfaire les nécessités économiques de la classe dominante, par conséquent il fait son possible pour que les travailleurs demeurent dans une condition d’exploitation… »[3] Et de là vient la volonté de créer l’imposition des pouvoirs dominants, le contrôle des élites et l’imposition de la volonté de ces élites sur la population en général.
C’est ce même modèle d’imposition et de domination que nos professeurs, les complices de notre tragédie, nous ont appris à nommer Démocratie, c’est ce modèle de domination que nous soutenons par nous-même en participant aux élections, en payant les impôts, et en protégeant la politique et le pouvoir, voire pire en soutenant leur appareil militaire.
Tout comme, on nous a appris qu’il s’agissait de démocratie, que la loi est dure mais que c’est la loi, que l’État est bon et que nous en faisons tous partie, on nous a aussi appris que les forces de l'ordre représentées d’une part par les forces militaires, créées pour « défendre la souveraineté, l’Independence, l'intégrité du territoire national et l’ordre constitutionnel » [4] d’après cette supercherie, et d’autre part par la police nationale afin de « maintenir les conditions nécessaires pour l’exercice des droits et les libertés publiques ainsi que pour s’assurer que les citoyens colombiens cohabitent en paix »[5].
Si l’État est un système de contrôle qui joue en faveur des grands intérêts économiques, les forces de l'ordre sont l’appareil militaire à travers lequel s’appuie ce modèle de répression et de contrôle. Cela veut dire que les personnes qui travaillent pour ces institutions, des hommes et des femmes dont le nombre dépasse les 500 000, sont disponibles non pas pour défendre les expressions émancipatrices du peuple et garantir la cohabitation, mais pour veiller à ce que le modèle d’injustice que représente l’État et son modèle économique puissent tenir debout (on peut ajouter à ce chiffre les 30 000 paramilitaires).
Ainsi, la brutalité policière manifestée par le recours arbitraire et démesuré à la force dont font preuve les agents de l’État, ou ce à quoi quelques institutions ont tenté de donner un nom plus modéré en l’appelant violence institutionnelle, n’est pas un acte isolé de quelques militaires ou policiers hors contrôle, c’est une politique d’État, c’est l’une des façons avec lesquelles le système militaire obtient ce qu’il veut. La preuve est qu'en plus de promouvoir ce type de violence systématique de la part des forces militaires, on leur garantit une impunité totale, une absence de responsabilités patrimoniales et des promotions permanentes tout au long de leur carrière criminelle.
La brutalité s’est manifestée en Colombie par des pratiques catégoriques telles que : abus de force contre les manifestations, privations arbitraires de liberté, tortures physiques et psychologiques des prisonnier-ère-s, irrégularités dans des procédures routinières. Les forces de l'ordre ont également été impliquées dans des cas extrêmes, probablement à cause du processus de dégradation entre le conflit colombien armé et politique : meurtres, démembrements, viols, disparitions, lésions personnelles graves, les dénommés « faux positifs » [6] et la répression du droit à la protestation.
La Colombie est aujourd’hui un modèle de brutalité policière, cela veut dire que les abus commis par le personnel de la force publique sont une politique d’État. Ce ne sont pas seulement quelques policiers démesurés qui commettent des abus, ils sont formés, préparés, endoctrinés dans un schéma de pensée totalement militaire, fanatique et violent. Qu’attendre de plus de leur part ? En plus, ils ont en leur faveur toute la légalité et l’appui face à toute démarche judiciaire.
On peut dire que quelque chose se transforme en une politique d’État, lorsque c’est une pratique, permanente, systématique, généralisée dans un territoire, et qui est rendue invisible par ses dirigeants politiques jouissant en plus de la protection des institutions publiques, que ce soit par des faits comme l’impunité ou par des droits comme les obstacles lors des procédures disciplinaires et pénales contre les militaires, et que les agents qui exécutent une telle politique, circulent avec de hauts paramètres de protection et de clandestinité (il n’est pas facile de les individualiser). Et le pire c’est que quiconque ose démasquer une politique de cette taille est réprimé, judiciarisé ou pointé du doigt comme l'ennemi de toute la société.
Pour démontrer cette politique d’État, voici quelques cas :
La façon brutale avec laquelle, en seulement dix minutes, les agents de police de Bogota accompagnés d’escadrons antiémeutes (SMAD) ont levé les blocages de routes de la grève des camionneurs au chômage, la nuit du 17 février 2010. Des actes qui ont été filmés par les médias. La police de la ville a par la suite reconnu les dégâts, en affirmant qu’elle les paierait, telle la confirmation qu’il s’agit bien d’une politique d’État.
En septembre 2010, pendant un peu plus de trois semaines, l’Université d’Antioquia de Medellin était le siège des actes arbitraires des forces de l'ordre. Pendant trois semaines, des fonctionnaires, des professeurs et des étudiants ont été agressés par des agents de la police, qui ont pénétré l’université à maintes reprises. Plusieurs personnes ont été détenues durant des heures, et la tension se vit jusqu’à présent, tout comme l’angoisse d’un lieu qui fut vilement assiégé sous l’ordre du Gouvernement d’Antioquia.
En 2009, les autochtones du Cauca se sont mobilisés en masse, mobilisant également d’autres grands secteurs sociaux du pays. Ces mobilisations qui avaient en principe pour but la reprise de leurs terres, se sont transformées en un champ de bataille entre deux camps : d’un coté les communautés désarmées qui ont dû être protégées et ce même par la communauté internationale, et de l’autre les centaines de policiers qui ont réprimé, violenté, détenu et torturé la population autochtone, il en résulta plusieurs personnes mortes, incarcérées ou tuées dans des conditions « confuses ».
Les faux positifs : plus de 3000 cas dans le pays, ils ne sont pas 50 % à avoir eu droit à une ouverture d’enquête et de ce pourcentage moins de 50 % ont eu un jugement. Plus décourageantes encore sont les statistiques autour du processus de réinsertion des paramilitaires : sur 30 000 démobilisés, pas 0.1% n’a reçu de jugement, seulement deux condamnations ont été enregistrées.
Le registre permanent des morts des manifestants lors de mobilisations universitaires et syndicales au niveau national, toutes avec les même conditions « confuses », les mêmes enquêtes et les mêmes échecs.
La création de l’escadron antiémeute fait preuve de la mécanisation des forces de l'ordre, il n’y rien de plus antipopulaire que cela, et rien de plus évident sur la brutalité policière que la présence de ces agents de torture au milieu de la manifestation légitime du peuple.
Notes :
[1] Référence au gouvernement d'Alvaro Uribe de 2002 à 2010, et au gouvernement actuel de Juan Manuel Santos.
[2] ALEXANDROV, N.G. Teoria del estado y del derecho. Ciencias económicas y sociales. Ediciones Grijalbo. México, 1962. p. 15.
[3] Ibid, p. 21.
[4] Constitucion de 1991, articulo 217.
[5] Ibid, Art 218.
[6] La pratique des faux positifs consiste en l'enlèvement et l'assassinat de jeunes hommes, pour la plupart, pour les enregistrer ensuite morts au combat sous les couleurs de la guérilla… Voir : Sara G. Mendeza, 2009, « Les faux positifs : Quand l'Armée colombienne assassine des jeunes pour faire du chiffre »
Sources : Par Red Juvenil (avril 2011). Traduction : Raouia Benmebarek, pour le PASC