Revenez à la maison en vie ! Faites ce que vous avez à faire ! Revenez à nos maisons ! Revenez ! Revenez à nous, mes petits enfants ! crie une femme qui enlace des jeunes cagoulé.e.s. Cette image, en pleine grève nationale convoquée pour le 28 avril, exprime la réalité de la lutte et d'un mouvement qui grandit et progresse, de jeunes qui n'ont pas peur des balles du régime et qui, malgré tout, sont appelés par leur peuple non seulement à se battre, mais à revenir vivants. L'importance de cet événement réside dans le fait qu'il donne une réponse de la rue à la question qui fait le tour du monde : "Que se passe-t-il en Colombie ? Nous sommes au milieu de la naissance d'un nouveau pays à partir des barricades et des blocages.
Un cycle de luttes populaires ascendantes qui a pour référence la Minga sociale et communautaire de 2008, la grève étudiante de 2011, les mobilisations et les grèves agraires non seulement de portée nationale, mais aussi avec un soutien populaire important et la participation d'autres secteurs comme les syndicats des mines et de l'énergie. Dans ce contexte, une plus grande présence des secteurs urbains (1) se manifeste jusqu'en 2017 et 2018 avec la grève nationale des universités et la première lutte contre la réforme fiscale dans la " Toma de las Capitales ", où les étudiant.e.s, les syndicats, les éducateurs et éducatrices et les habitant.e.s des quartiers populaires occupent le devant de la scène dans les villes au milieu d'une agitation sociale croissante.
La participation des femmes aux journées de mobilisation n'est pas seulement plus visible, elle est aussi plus belliqueuse et élargit le panorama politique de la lutte à travers des expressions d'identité en tant que paysannes, femmes syndicalistes ou étudiantes et avec des revendications, des transformations et de nouveaux répertoires caractéristiques de la lutte anti-patriarcale et anticapitaliste.
La grève du 21 novembre 2019 est à la fois un saut et une continuité dans ce cycle de luttes qui se déroule en Colombie, mais aussi en Amérique latine, et favorise l'avancée d'une force jeune et mobilisée, à la politisation rapide et à la territorialité urbaine, qui affronte les mesures économiques qui précarisent encore plus la vie à travers des ajustements néolibéraux dans lesquels l'augmentation du carburant en Équateur n'est pas acceptée, pas plus que l'augmentation de la valeur du ticket de métro à Santiago du Chili "ce n'est pas 30 pesos, c'est 30 ans", ni la TVA de 19% sur le panier familial en Colombie, quelques exemples parmi les centaines de demandes qui exigent des conditions de vie dignes et l’arrêt du génocide politique.
La gestion de la crise économique par le gouvernement Duque a déchargé l'essentiel de ses conséquences sur les travailleurs et travailleuses, en particulier les travailleuses (2), le chômage a augmenté de 5 points en 2020, notamment chez les plus jeunes. La gestion de la pandémie s'est matérialisée par un état d'exception, une discipline sociale, une militarisation et une absence de politiques visant à bonifier les mesures d'assistance sociale existantes, ce qui a conduit à une escalade de la pauvreté en 2020 à 42,5%. De plus, selon les chiffres DANE ( Ndt : institu national de statistique), à cela s’ajoute un autre 30% de la population qui vit dans une situation de vulnérabilité économique. Certes, elle possède un revenu supérieur au niveau de pauvreté, mais comme dans toute crise économique, elle est à risque de tomber dans l'extrême pauvreté. En d'autres termes, la majorité de la population colombienne se trouve dans une situation de vulnérabilité économique et cette augmentation de la pauvreté se produit surtout dans les villes.
En ce sens, le gouvernement colombien, conscient de l'inégalité croissante due à des décennies de néolibéralisme et de corruption, a choisi d'aggraver la misère et, préfigurant ce qu'il imaginait être un scénario de résistance, de contestations et d'actions de mobilisation, a actualisé la doctrine de l'ennemi intérieur et augmenté les dépenses militaires pendant la pandémie.
Selon le rapport de l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), 9,2 milliards de dollars représentent une augmentation de 2,5 % par rapport à l'année précédente, faisant de la Colombie le deuxième pays d'Amérique latine qui a le plus investi dans les dépenses militaires. Parmi les autres acquisitions, on compte 18 chars d'assaut pour 12 milliards de pesos et 81 000 unités de gaz lacrymogène pour l'ESMAD (Ndt : Police anti-émeute).
Grève nationale du 28 avril : un appel qui devient une opportunité
Le 25 avril, avec la marche des paysans à Anorí, Antioquia, contre la réforme fiscale, l'utilisation du glyphosate et le mauvais gouvernement, commence une journée historique de lutte qui devient le soulèvement populaire toujours en vigueur. L'appel à une grève nationale le 28 avril par le Comité national de grève devient une opportunité pour des milliers de travailleurs, de communautés et de peuples en lutte de descendre dans la rue et surtout pour la jeunesse des quartiers populaires de faire naître en 21 jours de grève, un nouveau pays. Ses dimensions le démontrent : sa durée et sa large couverture géographique, entre le 25 et le 29 avril il y a eu des actions de contestation dans 25 des 32 départements ; la participation de divers secteurs sociaux, le soutien et la solidarité internationale, la diversité des demandes et les problèmes et conflits qu'elles révèlent, les mobilisations de Colombiens dans d'autres pays, la forte résistance à Cali et quatre mobilisations nationales les 28 avril, 1er, 5 et 12 mai.
Nous assistons à la naissance d'un nouveau pays qui, depuis les barricades, a acculé le gouvernement Duque, qui a donné au peuple une bouffée d'air frais en n'ayant pas à payer plus d'argent pour la nourriture, qui a révélé au monde non seulement qu'en Colombie il n'y a pas de démocratie mais qu'il y a une nouvelle génération de jeunes pour un renouveau dans la lutte des classes.
Rien ne sera plus jamais comme avant, car nous commençons à voir la splendeur du pouvoir lorsque le peuple le prend en main. Les mobilisations et les lieux de rencontre se sont aujourd'hui étendus à différents points de résistance dans les villes. Le quartier et ses liens étroits font de la manifestation une action de solidarité durable, où la première ligne n'est pas seulement une avancée organisationnelle populaire, c'est un triomphe idéologique qui revitalise l'action de la rue, qui lui donne de nouvelles significations et pratiques de défense et qui parvient à rompre définitivement avec la peur.
Il est de plus en plus clair que ce soulèvement populaire synthétise et ouvre une nouvelle période de lutte des classes, qui accroit la force du peuple et qui engendre par conséquent une réponse des classes au pouvoir par la configuration d’un scénario profondément colonial, patriarcal et violent.
Le racisme contre les Minga autochtones (Ndt : indigènes si vous nous lisez en France) de Cali, les attaques incessantes des médias et du gouvernement national et local qui appellent au meurtre d'autochtones, nous ramènent à ce que représentait Manuel Quintín Lame en 1963: "[...] pour l'aristocratie caucasienne de l'époque, il était un mégalomane, un halluciné, pour d'autres un génie mystique, un âne ou un indien emporté comme l'appelait Guillermo León Valencia ; pour certains un filou, pour la presse conservatrice de l'époque il était un terrible hors-la-loi et un bandit. Mais pour les autochtones qui le suivaient, il était un Messie, un thaumaturge de la Loi, un général de la cause des pauvres" (Romero Op. cit. 34). Pour la cause autochtone, "il était l'homme qui ne s'est pas humilié devant la justice", comme l'ont écrit les autorités autochtones de Tolima en guise d'épitaphe sur la croix de sa tombe. (3)
Le renversement des monuments de la domination espagnole [pendant les mobilisations], comme la statue de Sebastián de Belalcázar à Popayán et à Cali et celle de Gonzalo Jiménez de Quesada à Bogota, est l'image la plus claire de la chute du pouvoir hégémonique, c'est pourquoi elle est si choquante, parce qu'ils montrent de facto que c'est possible, c'est l'expression de la lutte anticoloniale qui se déchiffre dans les poursuites, dans le châtiment des peuples contre leurs oppresseurs, dans la dispute culturelle historique pour les lieux de mémoire, les commémorations, les emblèmes et les récits du passé ; c'est la profanation et le sacrilège contre l'architecture du pouvoir : Construire des monuments, marquer des espaces, respecter et préserver des ruines, sont des processus qui se déroulent dans le temps, qui impliquent des luttes sociales et qui produisent (ou non) cette sémantisation des espaces matériels. (4)
L'ordre patriarcal assure sa domination sur les femmes par la violence sexuelle. En 17 jours de manifestations, 16 femmes ont été abusées sexuellement par la police. Depuis 2017, 102 actes de violences sexuelles ont été signalés. À Neiva et en différents points de mobilisation, les violences psychologiques et les menaces sont récurrentes : " J'espère qu'elle sera très macho quand on la violera tous, pour qu'elle apprenne à ne pas dire du mal de la police et à aider la foule, j'espère qu'ils les tueront tous et je me moquerai de sa mère cette fois-là ". La violence du gouvernement des "gens de bien" des hommes, blancs et vêtus de blanc, adultes, riches et armés, de la police, de l’armée, des paramilitaires est la violence structurelle de classe et patriarcale contre les femmes et le peuple.
La définition de l'agression sexuelle contre les femmes ne suffit pas à caractériser ou à rendre compte de ce qui se passe en Colombie, la réalité dépasse cette définition. La répression sexuelle subie par les femmes dans le cadre de la grève a de multiples connotations politiques, elles sont maltraitées parce qu'elles sont des femmes, elles sont soumises et punies plus sévèrement pour le fait de se lever et de protester, peut-être que le terme de violence politique sexuelle contre les femmes est meilleur pour comprendre et entreprendre une lutte pour la justice face à la violence et aux crimes de genre commis par l'État colombien.
Les dimensions de la répression actuelle sont compréhensibles dans la perspective d'une mise à jour de la doctrine de sécurité nationale : identifier le mouvement social et communautaire comme le nouvel " ennemi intérieur " et, par conséquent, comme un objectif militaire, urbaniser le conflit armé et donner un traitement guerrier au conflit social. Les tendances à la militarisation des sociétés et à l'accroissement des inégalités, ou plutôt à la concentration du pouvoir et des richesses dans les mains des 1%, se développent à un rythme accéléré à mesure que les États-nations sont re-légitimés. Nous savons que lorsque les puissants font descendre leurs forces armées dans la rue pour imposer leur contrôle, ils montrent en même temps leur faiblesse à nous garder dans le rang par le consensus, alors que l’hégémonie se transforme en domination montrant les limites du respect volontaire (5). En ce sens, la répression est l'endiguement du projet d'un pays qui naît d'en bas et qui est irréversible.
Détruire les statues de la gauche et les défis pour les mouvements sociaux
Il semble que le temps s'accélère avec la rapidité des événements aux moments historiques ; le défi est de continuer à agir de manière opportune en reconnaissant les changements et les bouleversements qui engendrent la joie de la lutte ainsi que la douleur et la répudiation face au massacre, aux intérêts particuliers des secteurs et à l'opportunisme des partis politiques.
Les récentes journées de lutte comme le 21 novembre 2019 et le 9 septembre 2020 expriment l'avancée et la consolidation d'une nouvelle période et d'un nouveau mouvement de lutte, jeune et de quartier, combatif et en croissance qui a appelé à démolir non seulement les statues du pouvoir colonial mais aussi celles qui sont érigées au sein des gauches et des mouvements sociaux : des pratiques, des formes et des méthodes de travail et d'organisation qui méritent aujourd'hui d'être démolies parce que le moment historique l'exige.
Penser que les jeunes qui se battent sur les barricades n'ont pas de projet politique, parce qu'ils n'ont pas de structure organisationnelle et de liste de revendications (6), qu'il s'agit d'actions spontanées et de mécontentement social, est non seulement une lecture adulte-centrée mais aussi erronée, elle perçoit les jeunes comme des " mineurs " dans la lutte, elle les place dans une situation désavantageuse à cause de " leur manque d'expérience " par rapport aux mouvements sociaux structurés. Les faits ont montré le contraire.
De la rue à une réunion à huis clos : crise de la représentativité
L'une des plus belles leçons du peuple a sans doute été la manière de mettre l'accent sur la représentation, sur de son caractère patriarcal et ses pratiques délégatives déjà traditionnelles, qui, si on les considère dans la perspective de la participation populaire, contribue à la réduction d'espaces de plus en plus petits de la prise de décision. Ainsi, à partir de larges scénarios de combat, divers et colorés, avec une multiplicité de sujets, d'actions et de propositions, nous passons lentement à une table de réunion à laquelle participent surtout des hommes qui supposent qu'ils ont le pouvoir de décider, oubliant qu’ils sont là comme un pont et un canal avec d’autres qui luttent. Cette rupture est apparue à partir du moment où le Comité National de Paro a convoqué une assemblée en 2019 et a exigé non seulement des délégués, mais aussi des inscriptions et des badges et a fermé les portes du théâtre Jorge Eliécer Gaitán [laissant une foule de jeunes principalement dans la rues, interdisant de fait leur participation].
L’énorme défi pour les propositions d'Assemblées Populaires qui sont avancées et projetées en ce moment est de parvenir à un consensus et à l'articuler, à construire des ponts, à prendre l'initiative. La préoccupation ne doit pas être dans la recherche des responsabilités de la perte de représentativité, l’essentiel est la diffusion des idéologies politiques d'un nouveau pays et le renforcement de la lutte populaire.
La négociation avec le gouvernement a été l'un des chemins pour l'exigence des feuilles de routes des revendications issues des journées de mobilisation. Cette relation avec l’État souffre aujourd’hui également d’une rupture étant donné que l’autre aspect de la négociation a été la répression et la militarisation inhabituelles. La voie à suivre est donc d’exiger du gouvernement qu’il mette un terme au génocide. Au fond, dans cette guerre, ce que le peuple exige, c’est le droit de protester, de s’organiser, de se retrouver dans des espaces de délibération pour construire un pays anti-autoritaire, vivant dans la dignité et la justice sociale.
Les voies possibles pour sortir de ce moment historique sont variées, peuvent s'entrecroiser et s'étendre dans le temps : l'une d'entre elles peut être la multiplication des tables de négociation, des processus simultanés dans les différents territoires et avec la pluralité des sujets en lutte, la seconde est un processus d'assemblage dans la perspective du renforcement du pouvoir populaire, en transformant les méthodes et en reconnaissant les différentes formes de lutte, en créant des rencontres, où le point central ne serait pas la négociation mais le passage à un nouveau moment politique et de lutte pour un pays et une vie digne.
Notes :
(1) Luchas sociales en Colombia 2016 – 2019. https://www.cinep.org.co/Home2/movilizaciones-cinep-2016-2019
(2) Con el fin de ampliar la lectura acerca del mundo del trabajo y los efectos de la gestión de la pandemia: Balance laboral pandémico en https://cedins.org/index.php/2021/04/10/boletin-de-coyuntura-enero-febr…
(3) Duarte, Carlos. álbum de metáforas que componen nuestra etnicidad colombiana. En https://lasillavacia.com/silla-llena/red-etnica/las-estatuas-mueren-tam… 2020.
(4) Jelin, Elizabeth, Victoria, Langland Victoria. Monumentos, memoriales y marcas territoriales. Madrid: Siglo XXI Editores, 2003.
(5) Zibechi, Raúl. Tiempos de colapso. Los pueblos en movimiento. Ediciones Desde Abajo
(6) Hacemos referencia al inicio de las jornadas, ya que en este momento en muchos de los puntos de movilización hay pliegos.