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08/11/2007

On peut difficilement ouvrir un journal aujourd'hui sans tomber sur la promesse de la nouvelle ère débordante d'énergie verte dans laquelle l'humanité s'apprête à entrer. Même si les compagnies pétrolières continueront à pomper le pétrole encore longtemps, un consensus de plus en plus grand est en train d'émerger expliquant qu'il est grand temps de commencer à réduire la quantité de pétrole que nous brûlons, car c'est l'une des principales causes du changement climatique, de pollution de l'air et autres désastres environnementaux.  La solution pour changer ça, clame-t-on partout, est d'utiliser les ressources biologiques pour produire de l'énergie comme carburant: les plantes cultivées comme le maïs et le sucre de canne distillés en éthanol, et des plantes comme le palmier à huile, le soja et le colza  transformés en biodiesel. Et à l'étape suivante, quand les biotechnologies auront comblé leur retard, on nous dit que n'importe quelle biomasse pourrait potentiellement être transformée en carburant: les mauvaises herbes, les arbres, l'huile de cuisine usagée… A première vue, les avantages semblent vraiment illimités. Il semblerait que les émissions de gaz à effet de serre responsables du réchauffement planétaire vont être réduits de manière substantielle car le CO2 rejeté par les véhicules roulant aux biocarburants aura au préalable été capté par les plantes qui les produisent. Les pays deviendront plus autonomes dans leurs besoins énergétiques car ils auront été capables de cultiver leur carburant eux-mêmes. Les économies rurales et les communautés en tireront des avantages car elles auront de nouveaux débouchés pour leurs cultures.  Et les pays pauvres auront accès à un nouveau et vaste marché pour leurs exportations.

Ce tableau idyllique est peint par ceux qui ont intérêt à promouvoir ces carburants. Mais ce nouveau monde d'énergie verte et propre, avantageux pour tous, peut-il réellement exister? On en doute. Nous recevons des rapports sur les territoires des populations autochtones qui sont occupés et rasés pour faire la place aux plantations produisant des carburants, sur davantage de forêt pluviale abattue  pour planter des millions d'hectares de palmiers à huile et de soja, et sur des ouvriers vivant comme des esclaves dans les plantations de canne à sucre à éthanol du Brésil. Prenant exemple sur les ONG et les mouvements sociaux d'Amérique latine, nous estimons que le terme agrocarburant est meilleur que le terme de biocarburant pour décrire le processus conduisant à cette destruction : se servir de l'agriculture pour produire du carburant pour le voitures.

 

Téléchargez la Revue complète (GRAIN : Spécial Agrocaburants, PDF, 50p.)

 

Bio ou business?

Pour comprendre ce qui est réellement en train de se passer, il est important, avant toutes choses, de mettre l'accent sur le fait que la promotion des agrocarburants n'est pas proposée par des décideurs politiques soucieux d'éviter le réchauffement planétaire et la destruction de l'environnement. La manière dont les agrocarburants vont être développés a déjà été définie, et cette voie est maintenant suivie par les grandes multinationales et leurs alliés politiques.   Celles qui ont le contrôle sont quelques-unes des plus grosses compagnies du monde: dans les industries pétrolières et automobiles, et parmi les négociants de produits alimentaires, les entreprises de biotech, et les sociétés d'investissement mondiales.

Les entreprises de transformation de produits alimentaires et les négociants à l’échelle mondiale sont déjà bien engagés dans la voie des agrocarburants.  Des entreprises comme Cargill et ADM contrôlent la production de matières premières agricoles dans de nombreux endroits du globe, et pour elles, les agrocarburants représentent une opportunité d'expansion majeure de leurs affaires et de leurs profits. Les entreprises de biotech, comme Monsanto, Syngenta et d'autres, investissent déjà énormément pour produire des plantes cultivées et des arbres qui répondent aux exigences des fabricants d'agrocarburants. Ils promettent tout, et cela va des plantes qui produisent plus d'énergie à des arbres qui produisent moins de bois ou à des enzymes qui décomposent plus facilement la matière en matière première appropriée pour les biocarburants.  Tout cela est obtenu, bien sûr, avec les moyens du génie génétique. La révolution des agrocarburants va avec les OGM. Pour les compagnies pétrolières - BP, Shell, Exxon, etc.-, l'engouement pour les agrocarburants est l'occasion rêvée d'échapper à la pression des organismes de contrôle et de l'opinion publique, pour produire des véhicules plus efficaces ou même pour qu’ils en produisent moins! Maintenant, tout ce qu'ils auront à faire, c'est de les rendre bio-compatibles. Et les sociétés d'investissement ont beaucoup d'argent en réserve à souscrire pour contribuer à financer cette conversion.

C'est ce conglomérat de puissantes entreprises qui programme les agrocarburants. Ces entreprises sont parfois en concurrence mais passent plus souvent des alliances dans le but d'augmenter leurs profits. Les firmes mondiales qui possèdent des plantations s'associent avec les principaux négociants en matières premières pour contrôler la chaîne de production, de la culture de la plante jusqu'aux marchés industriels. Monsanto et Cargill travaillent ensemble à produire de nouvelles variétés de maïs génétiquement modifiées qui peuvent fournir à la fois les marchés des agrocarburants et ceux de l'alimentation animale. British Petroleum s'est associé avec Dupont pour créer le "biobutanol", mélangeant des agrocarburants avec du pétrole, au bénéfice des deux compagnies. La liste est sans fin, et un labyrinthe de nouvelles collaborations interconnectées est en train de se créer entre des entreprises qui sont déjà les plus puissantes du monde. Les nouveaux milliardaires et autres investisseurs, ainsi que les contribuables du monde entier, qui y participent par les subventions que leurs gouvernements distribuent au secteur, injectent des sommes énormes d'argent frais dans ces réseaux d'entreprises. Le résultat est une gigantesque expansion de l'agriculture industrielle mondiale et un contrôle renforcé des firmes.

Un modèle pour l'énergie verte?

Une grande partie de l'attention de la presse pour les agrocarburants s'est focalisée l'année dernière sur l'annonce de George Bush qu'il allait transformer les Etats-Unis en une nation cultivant les agrocarburants et ainsi la protéger de trop de dépendance vis à vis des importations de pétrole de pays peu fiables qui sont – ou peuvent devenir- dominés par les terroristes. Mais il est clair que les agrocarburants ne peuvent pas répondre à cette demande. Même si toutes les récoltes de céréales et de soja du pays servaient à produire des agrocarburants, elles ne pourraient satisfaire que 12% de l'actuelle soif d'essence du pays et 6% de ses besoins en diesel.[1] La situation en Europe est bien pire: le Royaume Uni par exemple, ne pourrait pas cultiver suffisamment d'agrocarburants pour faire fonctionner toutes ses voitures même s'il mettait tout le pays aux labours. Du point de vue économique aussi, les agrocarburants ne sont pas viables. La plupart des opérations lancées aux Etats Unis et en Europe pour la culture des agrocarburants reposent en grande partie sur des subventions, et elles ne survivraient sans doute pas sans elles. Un rapport émis par Global Subsidies Initiative[2] établit que les subventions accordées aux agrocarburants aux seuls Etats-Unis se montent actuellement à une somme allant de 5,5 milliards à 7,3 milliards de dollars par an, et sont en augmentation rapide. Les subventions distribuées par les Etats-Unis et l'Union européenne à leurs industries et à leurs cultivateurs d'agrocarburants entraînent dès à présent dans le monde une concurrence entre les cultures alimentaires et les cultures destinées aux carburants, créant des dégâts dans les pays pauvres par une augmentation des prix des produits alimentaires, et réduisant les réserves alimentaires mondiales. La FAO a récemment calculé que, malgré les récoltes exceptionnelles de 2007, les pays les plus pauvres verront leur facture de céréales importées augmenter d'un quart pour la seule saison actuelle, à cause de la demande en agrocarburants.[3]
Mais ce n'est qu'un début: si les agrocarburants ne vont représenter qu'une petite partie de la consommation de pétrole des pays industrialisés et en voie d’industrialisation, ils seront fournis en masse par les plantations des pays du sud. 

Selon les termes d’un cabinet de consultants qui a mené une étude sur le sujet pour la Inter-American Development Bank: "La culture des agrocarburants avantagera les pays qui ont des longues saisons de culture, des climat tropicaux, des taux de précipitations élevés, des coûts du travail bas, un foncier bon marché… et la planification, les ressources humaines,  et le savoir technologique pour en tirer parti."[4]L'étude, intitulée "Un modèle pour l'énergie verte dans les Amériques", fait apparaître clairement combien la forme de pensée qu'il y a derrière le schéma directeur des agrocarburants est inquiétante. L'hypothèse de travail du rapport est que la production mondiale d'agrocarburants devra être presque cinq fois plus importante pour répondre à la demande et fournir seulement 5 % de la consommation mondiale d'énergie  pour le transport d'ici 2020 (aujourd'hui, elle en fournit 1%). La manière d’y parvenir passe par une "expansion massive des capacités", en créant de nouvelles infrastructures et de nouveaux marchés, et en encourageant 'l'innovation technique". Le Brésil, déjà gros producteur d'éthanol, est désigné comme l'endroit où ce défi d'accroître considérablement la production peut être relevé, car ce pays dispose de beaucoup de terres. Le Brésil a déjà 6 millions d'hectares cultivés en agrocarburants, mais ce rapport estime qu'il y a dans le pays plus de 120 millions d'hectares  qui pourraient être  utilisés efficacement de cette manière. Le gouvernement brésilien définit actuellement une nouvelle vison pour l'avenir économique de son pays, impliquant de multiplier par cinq la surface consacrée  à la production de sucre, en la portant à 30 millions d'hectares. [5]

Un autre rapport modèle du même genre conclut que, ensemble, l'Afrique sub-saharienne, l'Amérique latine et l'Asie de l'Est peuvent fournir à l'avenir plus de la moitié de la totalité des agrocarburants nécessaires, mais seulement si "les systèmes de gestion agricoles actuels inefficaces et peu intensifs sont remplacés d'ici 2050 par les meilleures pratiques de systèmes de gestion et de technologies agricoles".[6] En d'autres termes, remplacer les millions d'hectares d'agriculture locale, et les communautés rurales qui y travaillent, par des plantations à grande échelle. Remplacer les systèmes de culture et de pâturage autochtones basés sur la biodiversité par des monocultures et le génie génétique. Et les faire contrôler par les multinationales qui gèrent le mieux ce type de systèmes. De plus, les millions d'hectares que les planificateurs appellent avec euphémisme "friches" ou "sols à faible rendement" sont récupérés, oubliant opportunément que des millions de gens dans des communautés locales vivent de ces fragiles écosystèmes; et là où il n'y a pas de systèmes agricoles autochtones à remplacer, ce sont tout simplement les forêts qui sont réquisitionnées.

Des millions d'hectares et des milliards de dollars

En fait, même pour parvenir à l'actuel minuscule apport en agrocarburants pour répondre au besoin en carburant des transports mondiaux, cette destruction a déjà lieu. Les chiffres sont simplement vertigineux: l'échelle se calcule en millions d'hectares et en milliards de dollars. La première des cultures pour le biodiesel est le palmier à huile. La Colombie, qui n'avait pratiquement pas de plantations de palmier à huile il y a quelques dizaines d'années, a planté 188 000 hectares de cette culture en 2003, et en plante actuellement encore 300 000 hectares. L'objectif est d'atteindre un million d'hectares d'ici quelques années.[7] L'Indonésie, qui avait seulement un demi-million d'hectares plantés en palmiers à huile au milieu des années 80, en a aujourd'hui plus de 6 millions en production. Elle programme de planter 20 millions d'hectares de plus d'ici 20 ans dont la plus vaste plantation de palmiers à huile du monde de 1,8 millions d'hectares au cœur de Bornéo.[8] Le soja, une autre des espèces cultivées pour les agrocarburants, est maintenant planté sur 21% des terres cultivées du Brésil (près de 20 millions d'hectares). Il est probable que le pays va défricher 60 millions d'hectares de plus pour cette culture dans un avenir proche pour répondre à la pression du marché mondial pour les agrocarburants.[9] Cela s’ajoute à la multiplication par cinq des plantations en sucre de canne qui est programmée. Le gouvernement indien, qui ne veut pas rester à la traîne, encourage l'expansion rapide d’un autre ‘biodiesel’, la jatropha ou pignon d’Inde : 50 millions d’hectares doivent être plantés sur des terres qu’il a classées en « jachère ». [10] Mais on apprend déjà que des agriculteurs ont été dépossédés de terres fertiles par des compagnies qui veulent cultiver la jatropha.[11] Tout cela n’est rien moins que la réintroduction de l’économie coloniale de la plantation, redéfinie pour fonctionner selon les règles du monde moderne, néolibéral et globalisé.

Où sont les agriculteurs locaux dans cet énorme projet? Tout simplement absents. Malgré tout ce qui a été dit sur les opportunités pour les communautés locales de tirer partie de l’énergie agricole et pour les économies locales d’être revitalisées par les nouveaux marchés, la révolution des agrocarburants se dirige résolument dans le sens exactement opposé. Partie du système d’une agriculture de plantation contrôlée par les entreprises, les nouveaux agrocarburants vont détruire les emplois locaux plutôt que d’en créer. Par exemple, demandez seulement ce qui c’est passé aux familles rurales au Brésil : la récente croissance des plantations de sucre de canne, de soja et d’eucalyptus a conduit à l’expulsion massive de petits agriculteurs de leurs terres, souvent par la violence. Entre 1985 et 1996, 5,3 millions de personnes ont été expulsées de leurs terres, avec la disparition de 941 000 petites et moyennes fermes, et le taux d’expulsions s’est considérablement intensifié ces dix dernières années.[12]

Au Brésil, la majorité des familles rurales n’a besoin que de quelques hectares pour vivre. Les plantations au contraire, occupent des millions d’hectares, et ne procurent pratiquement pas d’emplois : pour 100 hectares, un plantation classique d’eucalyptus fournit un emploi, une plantation de soja, deux emplois, et une plantation de sucre de canne, 10 emplois.[13] La situation est pratiquement la même partout dans le monde.

Combattre le changement climatique ?

Toutes ces cultures, et toute cette expansion des monocultures, sont les causes directes de la déforestation, de l’expulsion des communautés locales de leurs terres, de la pollution de l’air et de l’eau, de l’érosion des sols, et de la destruction de la biodiversité. Cela conduit aussi, paradoxalement, à une augmentation massive des émissions de CO2, due aux incendies de forêts et de tourbières pour la construction des voies d’accès aux plantations d’agrocarburants. Dans un pays comme le Brésil, en avance sur tous les autres dans la production de l’éthanol comme carburant des transports, il s’avère que 80% des gaz à effet de serre du pays ne proviennent pas des voitures mais de la déforestation, en partie causée par l’expansion des plantations de soja et de canne à sucre. Des études récentes ont montré que la production d’une tonne de biodiesel tiré du palmier à huile dans les tourbières de l’Asie du Sud-Est produit 2 à 8 fois plus de CO2 que la seule combustion de diesel de pétrole fossile. [14] Pendant que les scientifiques débattent pour savoir si « la balance énergétique nette » des cultures comme le maïs, le soja, la canne à sucre et le palmier à huile est positive ou négative, les émissions causées par la création de beaucoup de plantations d’agrocarburants font partir en fumée, littéralement, tout bénéfice potentiel.

Il est important de bien faire comprendre que loin d’aider à résoudre la crise mondiale du réchauffement planétaire, les agrocarburants,  tels qu’ils sont imposés par le modèle de monocultures des entreprises, l’aggravent !

Il est surprenant que dans toutes les discussions autour du changement climatique et des agrocarburants, aucun des décideurs politiques ne revient à la question de savoir quelles sont les causes principales des gaz à effet de serre. Tout est focalisé sur la culture de plantes pour faire marcher les voitures. Bien sûr, les transports au niveau mondial sont des producteurs  majeurs de gaz à effets de serre, avec 14% de toutes les émissions mais, alors que ce n’est pratiquement jamais évoqué, l’agriculture elle-même est responsable d’exactement le même pourcentage de gaz à effet de serre. Si on y ajoute les émissions dues au changement d’utilisation des terres (18% du total – dont la majeure partie due à la déforestation, qui à son tour est majoritairement causée par l’empiètement des forêts par l’agriculture et les plantations dans le monde), on peut seulement conclure que l’agriculture, et en particulier le modèle de l’agriculture industrielle, est le facteur principal à l’origine du réchauffement planétaire.[|5] Et c’est précisément le type d’agriculture qui est développé avec les agrocarburants.

Selon la Revue Stern, un important rapport sur les aspects économiques du changement climatique demandé par le gouvernement britannique, les engrais représentent la source la plus importante des émissions dans l’agriculture (suivis par les élevages et la culture du riz en zones humides), car ils introduisent dans le sol des quantités importantes d’azote, plus tard relâché dans l’atmosphère sous forme d’oxyde d’azote. Le même rapport calcule que la totalité des émissions de l’agriculture pourrait se monter à presque 30%  d’ici 2020, avec près de la moitié de l’augmentation prévue venant de l’augmentation de l’utilisation des engrais dans les sols agricoles.[16] On prévoit que les pays en développement vont pratiquement doubler leur utilisation d’engrais chimiques pendant la même période,[17] avec les plantations dévolues à la nouvelle énergie indubitablement responsable d’une partie importante de cette expansion.

Un autre problème grave, souvent négligé, relatif aux plantes destinées aux agrocarburants est l’érosion des sols et la diminution qu’elle entraîne. Alors que l’érosion des sols causée par les cultures comme le maïs et le soja a été bien documentée,[18]  les problèmes causés par les stratégies de culture sur brûlis des compagnies contrôlant les plantations dans les forêts mondiales sont encore plus sérieux. La FAO a estimé que, si les pratiques actuelles continuent, le tiers monde à lui seul pourrait perdre plus de 500 millions d’hectares de terres de cultures pluviales à cause de l’érosion et de la dégradation du sol. C’était avant l’engouement pour les agrocarburants, et la situation va sans doute empirer avec la « seconde génération » d’agrocarburants qu’on nous promet. Lorsque ceux-là seront cultivés, disent les compagnies, il sera alors possible de mettre n’importe quel résidu agricole et « déchet de biomasse » dans le distillateur pour augmenter la production de carburant. Mais, comme les agriculteurs et les agronomes le savent bien, les « déchets de biomasse » n’existent pas ; c’est la matière organique que vous devez remettre après la récolte afin de maintenir la fertilité du sol. Si vous ne le faites pas, vous affaiblissez le sol et contribuez à sa destruction. Et c’est précisément ce qui arrivera si la couche arable de la terre doit concurrencer les biodistillateurs.

Une autre question négligée par leurs partisans est que beaucoup de cultures destinées aux agrocarburants sont grandes consommatrices d’eau. Nous nous trouvons déjà au milieu d’une grave crise de l’eau, avec près d’un tiers de la population mondiale confrontée au manque d’eau d’une manière ou d’une autre. L’irrigation consomme les 3/4 de l’eau douce du monde, et les cultures destinées aux agrocarburants vont encore augmenter la demande. L’International Water Management Institute (IWMI/
Institut international de gestion de l’eau) a publié un rapport en mars 2006 alertant sur le fait que la course aux biocarburants pourrait encore empirer la crise de l’eau.[19] Un autre rapport du même institut, examinant la situation en Inde et en Chine, conclut : « Il est peu probable que les économies à croissance rapide comme celles de la Chine et de l’Inde soient capables de répondre dans l’avenir aux demandes en alimentation, en nourriture pour le bétail et en biocarburants sans aggraver substantiellement les problèmes de manque d’eau déjà existants. » [20] La majeure partie de la canne à sucre d’Inde, la principale culture du pays pour l’éthanol, est irriguée, comme presque 45% de la principale culture pour agrocarburants de Chine, le maïs. On s’attend à ce que l’Inde et la Chine, des pays disposant de peu de ressources en eau, qui sont déjà gravement réduites et polluées, augmentent leurs besoins en eau d’irrigation de 13 à 14% d’ici 2030, seulement pour maintenir la production alimentaire à son niveau actuel. Si ces pays adoptent massivement les agrocarburants, ces cultures vont consommer le peu d’eau d’irrigation existante : l’IWMI a calculé que, dans un pays comme l’Inde, chaque litre d’éthanol de sucre de canne requiert 3.500 litre d’eau en irrigation.

En bref, les agrocarburants sont en concurrence avec les plantes alimentaires non seulement pour la terre, mais ils vont bientôt consommer une grande partie de la matière organique nécessaire pour maintenir le sol en bon état ainsi que l’eau dont les plantes ont besoin pour pousser. Cependant, exprimé d’une autre manière, les pays qui se joignent à l’engouement pour les agrocarburants n’exportent pas seulement des plantes pour continuer à alimenter leurs voitures, ils exportent aussi  un sol et une eau d’irrigation inestimables et indispensables pour nourrir leurs populations.

L’équation énergétique

Bien sûr, le problème principal des agrocarburants c’est qu’ils ne règlent pas la seule question qui devrait être centrale dans le débat : celle de la consommation d’énergie. En fait, c’est justement parce qu’on se focalise sur les agrocarburants qu’on s’écarte de cette question centrale.

Selon les « Perspectives internationales d’énergie 2006 » du  gouvernement des Etats-Unis, il est prévu que la consommation mondiale de l’énergie commercialisée augmente de 71 % entre 2003 et 2030. Le rapport du gouvernement des Etats-Unis se dépêche d’indiquer qu’une grande partie de cette augmentation  viendra des pays en développement, en particulier de ceux qui auront réussi à prendre en marche le train du commerce et de l’industrialisation. D’où proviendra cette énergie supplémentaire ? La consommation de pétrole augmentera de 50%, la consommation de charbon, de gaz naturel et d’énergie renouvelable doublera, et l’énergie nucléaire augmentera d’un tiers. En 2030, l’ensemble des énergies renouvelables (y compris les agrocarburants) ne constituera pas plus de 9% de la consommation mondiale d’énergie. Virtuellement tout le reste de l’augmentation d’énergie prévue viendra de la combustion de davantage de carburants fossiles.[21]

Veuillez relire le paragraphe précédent, étudiez le graphique et mémorisez les schémas. C’est l’image modérée que nous devrions considérer. Dans le cas où les énergies renouvelables n’atténueraient qu’un tout petit peu l’augmentation prévue de l’énergie commercialisée. Tout le reste ne change pas ou devient pire.

Il n’y a simplement pas d’échappatoire possible : nous devons réduire notre consommation d’énergie si nous voulons survivre sur cette planète. Cela ne rime à rien de demander aux fabricants d’automobiles de faire des voitures un peu plus économes en énergie si le nombre de voitures double et si les politiques publiques continuent à aller vers cet engrenage. Cela ne rime à rien de dire aux gens d’éteindre leurs lumières si l’ensemble du système économique continue d’être uniquement orienté vers le transport des marchandises autour de la planète à partir des pays où les entreprises les produisant peuvent obtenir les marges de profits les plus élevées. C’est exactement ce qui est en train de se produire avec l’actuelle ruée vers les agrocarburants.

L’incroyable gaspillage d’énergie du système alimentaire mondial est certainement l’un des éléments méritant d’être examiné de près. Rien qu’en regardant l’agriculture, la différence entre l’utilisation de l’énergie par le système industriel et par le système traditionnel ne peut pas être plus grande. Il est beaucoup dit sur la manière dont l’agriculture industrielle peut être plus efficace et productive comparée à l’agriculture traditionnelle dans les pays du Sud mais, si on prend en considération l’efficacité énergétique, rien ne pourrait être plus loin de la vérité. La FAO estime que, en moyenne, les agriculteurs des pays industrialisés dépensent cinq fois plus d’énergie commerciale pour produire un kilo de céréales que les agriculteurs en Afrique. Si on regarde des cultures spécifiques, les différences sont encore plus spectaculaires : pour produire un kilo de maïs, un agriculteur des Etats-Unis utilise 33 fois plus d’énergie commerciale que son voisin du Mexique qui pratique une agriculture traditionnelle. Et pour produire un kilo de riz, un agriculteur des Etats-Unis en utilise 80 fois plus qu’un agriculteur traditionnel des Philippines ![22] Cette « énergie commerciale » dont parle la FAO est, bien sûr, surtout le pétrole et le gaz fossiles nécessaires à la production des engrais et des produits agrochimiques et utilisés par le machinisme agricole,  qui tous contribuent de manière substantielle à l’émission de gaz à effets de serre.

Ensuite, l’agriculture elle-même n’est responsable que de seulement environ un quart de l’énergie utilisée pour mettre de la nourriture sur nos tables. Le vrai gaspillage d’énergie et la véritable pollution résident dans le système alimentaire international plus large : la transformation, l’emballage, la congélation, la cuisine et le transport des produits alimentaires autour du monde.  Les cultures pour l’alimentation animale peuvent pousser en Thaïlande, être transformés à Rotterdam, nourrir les animaux n’importe où ailleurs, animaux qui sont ensuite consommés dans un McDonald dans le Kentucky. Chaque jour, 3500 porcs sont transportés de divers pays européens vers l’Espagne, pendant que le même jour 3000 porcs voyagent en sens inverse. L’Espagne importe 220 000 kilos de pommes de terre chaque jour du Royaume Uni, pendant qu’elle exporte 72 000 kilos de pommes de terre vers… le Royaume Uni. L’Institut de Wuppertal a calculé que la distance parcourue par les ingrédients d’un yaourt à la fraise vendu en Allemagne (qui pourrait facilement être produit en Allemagne même) n’est pas moins de 8000 kms.[23]

C’est là où l’absurdité et le gaspillage du système alimentaire globalisé organisé par les multinationales saute vraiment aux yeux. Dans le système alimentaire industrialisé, pas moins de 10 à 15 calories sont dépensées pour produire et distribuer la valeur d’une calorie alimentaire.  Le système alimentaire des Etats-Unis utilise à lui seul 17% de l’approvisionnement total en énergie des Etats-Unis.[24] Rien de tout cela n’est vraiment nécessaire. Le World Energy Council (Conseil pour l’énergie mondiale) estime que le montant total d’énergie requis pour couvrir les besoins humains de base est à peu près équivalent à simplement 7%de la production mondiale actuelle d’électricité.[25]

Pour faire face au changement climatique, nous n’avons pas besoin des plantations d’agrocarburants pour produire de l’énergie combustible. Par contre, nous avons besoin de transformer complètement le système alimentaire industriel. Nous avons besoin de politiques et de stratégies pour réduire la consommation d’énergie et pour empêcher le gaspillage. De telles politiques et stratégies existent déjà et certains luttent pour elles. En agriculture et en production alimentaire, cela signifie orienter la production vers les marchés locaux plutôt qu’internationaux, cela signifie adopter des stratégies pour maintenir les gens sur les terres, plutôt que les jeter dehors ; cela signifie soutenir des approches à long terme et durables pour réintroduire  la biodiversité dans l’agriculture ; cela signifie diversifier les systèmes de production agricoles, en se servant et en développant les savoirs locaux ; et cela signifie remettre les communautés locales aux commandes du développement rural. De telles politiques et stratégies impliquent l’utilisation et un développement accru des techniques agroécologiques pour maintenir et améliorer la fertilité  et la matière organique et dans le processus de capter le dioxyde de carbone dans le sol plutôt que de le rejeter dans l’atmosphère. Et cela demande aussi une confrontation directe avec  le complexe agro-industriel mondial, maintenant plus fort que jamais, qui nous mène avec son programme d’agrocarburants dans la direction totalement opposée. 

 

Références

1 Voir, par exemple, Brian Tokar, “Running on Hype”, Counterpunch, novembre 2006.
      http://tinyurl.com/w5swf

2 Doug Koplow, “Biofuels: at what cost? Government Support for Ethanol and Biodiesel in the United States” (Biocarburants: à quel prix? Le soutien du gouvernement pour l'éthanol et le biodiesel  aux Etats-Unis) ,
               GSI, octobre 2006. http://tinyurl.com/2s5mpw

3 FAO, “Crop Prospects and Food Situation” (Perspectives pour les plantes cultivées et situation alimentaire), Rome, No. 3, mai 2007. http://tinyurl.com/2kswxw

4 “A Blueprint for Green Energy in the Americas” (Un modèle pour l'énergie verte dans les Amériques), étude préparée pour la Inter-American Development Bank par Garten Rothkopf (la citation est tirée d'une présentation de l'étude sur powerpoint). http://tinyurl.com/39e67b

5 Miguel Altieri, Elisabeth Bravo, “The ecological and social tragedy of crop-based biofuel production in the Americas” (La tragédie économique et sociale de la production des cultures destinées aux agrocarburants dans les Amériques), avril 2007. http://tinyurl.com/3dkpto

6 E. Smeets, A. Faaij, I. Lewandowski, “A quick scan of global bio-energy potentials to 2050: analysis of  the regional availability of biomass resources for export in relation to underlying factors” (Vue d'ensemble des potentiels mondiaux en bioénergie jusqu'en 2050: analyse des ressources en biomasse disponibles pour l'exportation, en relation avec les facteurs sous-jacents), Copernicus Institute, Utrecht University, mars 2004. NWS-E-2004-109.

7 World Rainforest Movement Bulletin (Bulletin du Mouvement mondial pour la forêt pluviale), N° 1122, novembre 2006. http://tinyurl.com/2nb4y9

8 Ibid.

9 Miguel Altieri and Elisabeth Bravo, “The ecological and social tragedy of crop based biofuel production in the Americas” (La tragédie économique et sociale de la production des cultures destinées aux agrocarburants dans les Amériques), avril 2007. http://tinyurl.com/3dkpto

10 Biofuelwatch et al. “Agrofuels – towards a reality check in nine key areas” (Agrocarburants: la réalité dans neuf zones clef), avril 2007.

11 Sur la question des problèmes posés par la Jatropha en Inde, voir:  http://tinyurl.com/2ktt3v

12 Folha de S. Paulo, 18 juin 1998. http://tinyurl.com/2sdtjn

13 Brazilian Forum of NGOs and Social Movements for the Environment and Development (FBOMS): “Agribusinesses and biofuels: an explosive mixture”, (Forum Brésilien des ONG et des mouvements sociaux pour l’environnement et le développement (FBOMS): “ Agrobusiness et biocarburants: un mélange explosif”), Rio de Janeiro, 2006, p.  6.

14 Almuth Ernsting et al. “Open letter to Al Gore” (Lettre ouverte à Al Gore), March 2007. http://tinyurl.com/2owref

15 Pourcentages tirés de: “Stern Review on the economics of climate change, Part III: The Economics of Stabilisation” (Le Revue Stern sur les facteurs économiques du changement climatique, Partie III: Les facteur économiques dela stabilisation) , p. 171.     http://tinyurl.com/ye5to7

16 “Stern Review on the economics of climate change” (les facteurs économiques du changement climatique), Annexe 7.g.

17 IFPRI calcualates that developing countries will increase chemical fertiliser use from 62.3 nutrient tonnes in 1990 to 121.6 nutrient tonnes in 2020. B. Bump and C Baanante, “World Trends in Fertilizer Use and Projections to 2020”, 2020 Vision Brief 38, IFPRI. http://tinyurl.com/362sbx
L’IFPRI estime que les pays en développement vont augmenter leur utilisation d’engrais chimiques de 62.3 tonnes en 1990 à 121.6 tonnes en 2020.  B. Bump and C Baanante, “World Trends in Fertilizer Use and Projections to 2020” (Tendances mondiales de l’utilisaion des engrais et projections en 2020) , 2020 Vision Brief 38, IFPRI. http://tinyurl.com/362sbx

18 Voir par exemple, Miguel Altieri et Elisabeth Bravo, “The ecological and social tragedy of crop based biofuel production in the Americas” (La tragédie économique et sociale de la production des cultures destinées aux agrocarburants dans les Amériques), avril 2007. http://tinyurl.com/3dkpto

19 Food, biofuels could worsen water shortage – report. IMWI press coverage. (Alimentation, les biocarburants pourraient aggraverle manque d’eau: Rapport. Revue de presse IMWI. http://tinyurl.com/2sqls9

20 “Biofuels: implications for agricultural water use” (Biocarburants: implications pour l’utilisation agricole de l’eau), Charlotte de Fraiture, et al. International Water Management Institute, P O Box 2075, Colombo, Sri Lanka.

21 EIA, “International Energy Outlook 2006”, (Perspectives interntionnales pour l’énergie 2006). Voir en particulier les schémas 8 et 10. http://tinyurl.com/2vxkys

22 FAO, “The energy and agriculture nexus” (Le lien entre l’agriculture et l’énergie), Rome 2000, tables 2.2 and 2.3 http://tinyurl.com/2ubntj

23 Exemples tirés de Gustavo Duch Guillot, Directeur de “Vétérinaires sans frontières”, Barcelone 2006. http://tinyurl.com/2mlprh

24 John Hendrickson, “Energy Use in the U.S. Food System: a summary of existing research and analysis”, Center for Integrated Agricultural Systems, (L’utilisation de l’énergie dans le système alimentaire des Etats-Unis: un résumé des analyses et des recherches existantes, Centre des systèmes agricoles intégrés), UW-Madison, 2004.

25 World Energy Council. “The challenge of rural energy poverty in developing countries”. (Conseil mondial de l’énergie, Le défi de la pauvreté de l’énergie en milieu rural dans les pays en développement),                http://tinyurl.com/2vcu8v

 

Également dans cette revue : (Seedling, novembre 2007)

Non a la folie des agrocarburants!                  3
Le pouvoir des entreprises:  les agrocarburants et l’expansion de l’agrobusiness         9
Les connections du biodiesel d’huile de palme              15
Les plantes cultivées pour l’énergie alternative  et la prochaine génération d’agrocarburants            17
Les connections de l’éthanol de sucre de canne          19
Les agrocarburants en Asie: Ils alimentent la pauvreté, la déforestation et le changement climatique                  24
Le jatropha – l’agrocarburant des pauvres?              33
La nouvelle ruée vers l’Afrique                                 35
Les agrocarburants en Amérique latine: entretien avec João Pedro Stedile                     44
La connexion soja en Amérique du Sud                  47
 

http://www.grain.org/go/agrocarburants


 

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Grain