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08/07/2013

« Nous faisons de la politique avec des armes, le but est d’en faire sans elles »
« Elle est timide et n’ose pas te montrer ses blessures de guerre, montre-lui ! ». La jeune femme me dévoile sous son châle bleu d’impressionnantes cicatrices qui se dessinent sur ses bras et son épaule et qui laissent deviner l’intensité d’une guerre qui n’est pas encore terminée. Assis dans le hall de l’Hôtel Habana Libre, à la Havane, Andrés Paris, figure historique de la guérilla et Diana Grajales, jeune combattante insurgée, échangent avec moi leur point de vue sur les perspectives des discussions avec le gouvernement colombien. Divisées en cycles celles-ci abordent actuellement la question de la participation politique du mouvement armé. « Notre participation politique n’est pas une simple participation qui se résumerait à occuper des postes bureaucratiques parlementaires, chose à laquelle ils veulent nous conduire. D’abord pour tenter de nous séduire, d’enflammer les égos, avec l’objectif de nous tendre une embuscade. Ensuite c’est une façon de faire croire que nous ne faisons pas de politique. Les FARC font de la politique depuis leur création. Nous faisons de la politique avec des armes et le but avec ces discussions c’est de parvenir à faire de la politique sans elles, sans les armes » explique Andrés Paris [1]. Comme un avertissement il ajoute « Nous n’allons pas être cooptés par le régime, nous n’allons pas soutenir les classes dominantes et leurs partis, nous n’allons pas nous désintégrer pour renforcer des propositions bourgeoises qui dominent aujourd’hui la vie politique nationale, comme ont pu le faire d’autres secteurs du mouvement de guérilla à l’époque » [2].

 

La structure même du groupe armé est la traduction de ce qu’il est, à savoir « un parti en armes » comme me le souligne Diana Grajales [3]. Revenant sur ces premiers contacts avec la guérilla la jeune femme m’explique son initiation idéologique au marxisme, au léninisme, à la dialectique et au bolivarisme. « La “escuadra” est l’unité la plus petite au sein de l’organisation, composée de 12 guérilleros, et chaque “escuadra” est à la fois cellule politique ! ». Plaqué sur l’ossature du mouvement armé, le parti communiste colombien clandestin (PC3) et les FARC ne font qu’un, cela répond surtout à la rupture organique officielle de la guérilla avec le PC colombien historique dans les années 90. Tous les 8 jours chaque structure de base de la guérilla tient une réunion politique du parti. On y applique, comme le veulent les principes du léninisme, le débat ouvert et libre entre militants/guérilleros ainsi que la critique et l’autocritique. « Ces réunions sont vitales pour nous » insiste la jeune combattante.

 

Jaime Nevado est un guérillero avec une longue expérience. La barbe grise, lunettes sur le nez, l’homme sait parler fort quand il souhaite montrer l’importance des mots choisis. « Le guérillero qui n’est pas communiste n’est pas un guérillero ! » [4] clame-t-il. Grand amoureux de théâtre, il entre dans la guérilla dans la décennie des années 80, dans laquelle il continue de pratiquer et d’enseigner son art. Quand je lui demande son opinion sur le Dialogue avec Bogota il me répond : « Nous sommes assis autour d’une table de négociation pour démocratiser le pays. Nous n’allons pas nous désarmer. S’ils veulent nous retirer nos armes qu’ils viennent et nous les enlèvent ! Ils n’ont pas pu, alors c’est quoi cette idée de leur donner ? C’est comme si nous leur disions “donnez nous l’État !”. Nous n’avons pas pu le prendre, alors tu penses bien qu’ils ne vont pas nous le donner. Nous sommes deux armées qui n’ont pas pu se vaincre. Ils nous ont fait du mal ? Oui, mais nous aussi nous leur avons causé du tort. Pourquoi les multinationales font pression sur Santos pour s’asseoir à la table des conversations avec nous ? Parce qu’elles veulent faire des investissements en Colombie et que nous, nous sommes le cailloux dans la chaussure (...) le problème aujourd’hui c’est le “non” de ceux qui négocient avec nous. On leur dit “le paysan a besoin de terre” ils nous disent “Non, ceci n’est pas négociable !”, “le paysan a besoin d’une réforme agraire” “Non, ceci n’est pas négociable”, “le paysan a besoin d’une zone de réserve et que blabla.” “Non, ceci n’est pas négociable”. Maintenant, au sujet de la participation politique, l’une des façons de garantir les accords qui vont se décider autour de la table c’est de faire une assemblée constituante, le gouvernement répond “Non, ceci n’est pas négociable” ! ».

 

Néanmoins le régime colombien peut se montrer flexible comme le précise Andrés Paris : « Le gouvernement a refusé plusieurs propositions que nous lui avions avancées, mais il a graduellement reformulé ses postures, ce qui a permis d’aller de l’avant. Il est prévisible que vis à vis de l’assemblée constituante il modifie également sa position. Durant la période secrète des dialogues le régime exigeait des dialogues secrets exclusivement, c’est nous qui avons exigé une ouverture publique des négociations. Ils ont cédé et aujourd’hui nous nous trouvons dans l’étape publique de ces discussions. Au début ils refusaient toute idée de ratification des accords obtenus pendant le dialogue et aujourd’hui Santos évoque l’idée d’un référendum ! En ce qui nous concerne nous voulons préciser que l’assemblée constituante est un mécanisme devant être utilisé à la fin, lorsque tous les accords seront obtenus (...) Tout cela je te le dis pour que tu puisses voir que le gouvernement a déjà modifié ses positions, et qu’il est souhaitable qu’il le fasse à l’égard de cette assemblée constituante ».



Fortes d’une expérience de près de 50 ans de lutte, les FARC savent que les accords de paix avec l’État colombien ne peuvent être obtenus sans garanties solides. Le fantôme de l’expérience de l’Union Patriotique reste la boussole indissociable de la conduite de ce processus de cessez-le-feu [5]. La saignée qu’a subit la gauche à l’époque (et qui continue) n’a fait que renforcer, au sein du mouvement armé colombien, la certitude que les conditions politiques du pays ne correspondent pas à un abandon de la lutte armée. « Aujourd’hui, après 30 ans, je peux dire que moi je suis un survivant d’une génération de leaders dont la majorité ont été tué. La vie de guérillero étant, à première vue plus dangereuse, je peux dire que ceux d’entre nous qui avons intégré les FARC nous sommes vivants, alors que ceux qui ont continué l’exercice politique (sous-entendu légal) ont été assassinés » explique Andrés Paris. Face aux exigences incessantes de capitulation de la part de Bogota l’homme rétorque « Pourquoi faire ? Le premier acte serait : démobilisation et abandon des armes. Deuxième acte : entrée d’un groupe de guérilleros dans l’‘espace public. Troisième acte : assister à l’enterrement de ces derniers ». Puis le sourire en coin il ajoute « Quand le moment sera venu de dire “qui des FARC y va ?” je dirai “que Diana aille en premier, vas y !” ». La jeune combattante lui échange un rire complice.

 

Il est évident que l’enjeu principal des conversations de paix menées à la Havane réside dans la suite donnée à celles-ci lorsqu’elles auront abouti. Ariel Avila Martinez, membre de l’Observatoire du conflit Nuevo Arco Iris, m’exprimait déjà son inquiétude, lors d’un entretien en janvier 2013, sur les garanties que pouvait donner le régime : « On ne peut pas assassiner les FARC encore une fois, il faut les laisser participer à la vie politique. Ensuite tu ne peux pas exiger 60 ans de prison à Timochenko [6] après avoir passé 40 ans de sa vie dans la jungle. Il faut trouver des combines juridiques. Mais surtout il faut protéger leur vie. On sait que les plus grands assassins de la gauche en Colombie sont les paramilitaires mais qui agissent avec l’impulsion des classes dirigeantes traditionnelles. Face à ça je me pose une question, si dans une province de “narco” (trafiquants de drogue) un commandant des FARC se lance en politique... le maire va laisser faire ? Ou il va se joindre aux “narco” pour le tuer ? » [7].

 

Le problème paramilitaire est l’une des pierres angulaires à l’heure d’asseoir des garanties de participation politique ouverte. « Le gouvernement doit tout d’abord démonter les groupes paramilitaires, deuxièmement il doit épurer les forces armées et troisièmement il doit en finir avec cette doctrine de sécurité nationale » énumère Jaime Nevado, faisant référence à cette doctrine datant de la guerre froide et qui vise à former l’armée à la guerre antisubversive. Celle-ci se traduit essentiellement par la répression du mouvement social sous prétexte de lutter contre la guérilla. « Alors nous on discute de la paix et Santos décide de s’affilier à l’OTAN, mais ça veut dire quoi ça ? S’affilier à l’OTAN pour quoi faire ? L’OTAN ne sert exclusivement qu’à détruire des peuples, ce n’est pas sérieux ! » ajoute mon interlocuteur.

 

« Nous sommes convaincus que ce qui s’est passé avec l’Union Patriotique peut se répéter. Les morts n’ont jamais dissuadé la bourgeoisie colombienne » poursuit Andrés Paris. « La meilleure garantie de ne pas être assassiné est qu’en Colombie s’opèrent des changements profonds de la culture et des institutions politiques dans lesquels les escadrons de la mort se retrouvent isolés ». Le guérillero averti conclut par un dicton colombien : « On ne castre pas le chien deux fois ».

 

Loïc Ramirez

 

envoyé spécial du Grand Soir à la Havane

Auteur.trice
Loïc Ramirez, Le Gran Soir/La Pluma