Aller au contenu principal
26/03/2012

L’accumulation par dépossession est un terme employé dans l’étude de la marchandisation et de la privatisation de la terre ainsi que dans celle de l’expulsion violente des paysans et de la transformation du droit commun en droits privés. Il convient d’y ajouter l’analyse des méthodes impérialistes d’appropriation des ressources naturelles et énergétiques, de convert avec le rôle du capital financier comme instrument d’endettement de la population, urbaine et rurale, et comme support « légal » à l’expulsion de paysans et d’indigènes, réduits à la servitude en raison de leurs dettes.
La Colombie est un immense laboratoire en ce qui a trait à l’accumulation par dépossession puisqu’il s’y présente, à grande échelle et avec un niveau de violence incroyable, les caractéristiques énoncées précédemment. En résumé, « ce qui rend l’accumulation par dépossession possible est la libération d’un ensemble d’actifs (incluant la force de travail) à un coût très bas (et, dans certains cas, nul) » [1]. Le facteur essentiel est le dépouillement comme procédé violent qui relie les activités économiques et l’appropriation de terres. En ce sens, les assassinats, les massacres, les tortures et le déplacement forcé sont autant d’actions véhiculant la concentration de terres, accomplies par des « entrepreneurs » qui stimulent l’accumulation de capitaux en campagne. Ces capitaux proviennent en grande partie du vol de terre et de la richesse des paysans.
 

LE DÉPOUILLEMENT DE TERRES

La concentration des terres entre les mains d’un petit nombre de propriétaires terriens a été l’une des caractéristiques distinctives de l’histoire de la Colombie depuis le moment où elle s’est séparée de l’Espagne. Dans ce pays, aucune réforme agraire n’a été accomplie et les propriétaires d’un latifundium ont toujours joué un rôle de premier plan sur la scène politique et dans la vie économique et sociale. Des indicateurs de base de concentration de la propriété de la terre permettent de le constater : le pays comporte 114 millions d’hectares, dont 51,3 millions sont considérés comme étant une surface agricole et de pêche. Parmi ceux-ci, 36 millions sont consacrés à l’élevage extensif, expression traditionnelle du pouvoir des éleveurs, propriétaires terriens et narcotrafiquants; 10 millions d’hectares sont aptes à l’agriculture, et, de ceux-ci, la moitié est consacrée aux activités agroindustrielles. Dans les espaces restants, les versants et les zones basses tropicales, des millions de paysans et de colons subsistent, mais seulement 15% d’entre eux détiennent un titre de propriété ; 0,43% des propriétaires (les grands propriétaires de latifundio) possède 62,91% de la surface rurale prédiale, alors que 57,87% des propriétaires (les propriétaires de minifundio et les petits propriétaires) ne possèdent qu’un ridicule 1,66% de la terre; 53% de toute la terre enregistrée est concentrée entre les mains de seulement trois mille grands propriétaires ruraux. De plus, l’indice de GINI en ce qui concerne la propriété rurale est monté à 0,863 en 2009, ce qui représente l’un des indices les plus élevés au monde, battu en Amérique Latine uniquement par le Paraguay, qui est un plus petit pays; entre 76 et 79% des personnes déplacées ont des droits associés à la terre, soit en tant que propriétaires, occupants de fait, possesseurs ou détenteurs de terres; finalement, au cours du dernier quart de siècle, on a usurpé par le recours à la violence pas loin de 7 millions d’hectares à leurs propriétaires ou détenteurs légitimes. [2]

Selon ces chiffres, la Colombie est l’un des pays les plus injustes et inégaux de la planète, ce qui explique le conflit agraire permanent qui a marqué les 60 dernières années, se présentant comme la continuation des luttes qui ont libéré les colons, indigènes et paysans depuis le début du XIXe siècle. En ce sens, l’expropriation brutale de terres ayant eu lieu au cours du dernier quart de siècle contribue à renforcer un processus structurel, bien que ce dépouillement s’effectue à présent avec des niveaux de violence et de terreur difficiles à concevoir ailleurs dans le monde. Ce processus peut se définir comme étant la revanche des propriétaires terriens (présentement nourrie par la sève criminelle de l’alliance qui a été créée depuis l’État, entre l’État, les classes dominantes, le paramilitarisme, le narcotrafic et les multinationales), dont l’objectif a été de prendre les terres aux paysans pauvres et de détruire les mouvements sociaux de type agraire qui pourraient s’opposer à eux. Cela se trouve en lien avec les intérêts du capitalisme contemporain, puisque comme l’a signalé un paysan qui est parvenu à s’échapper de cette barbarie : « Dans les fours crématoires, les élevages de caïmans et les fosses, on a fait disparaître de nombreuses victimes de la contre-réforme agraire en Colombie »
 [3] . S’il subsistait des doutes, 4000 paramilitaires ont confessé qu’ils avaient commis 156 000 assassinats et qu’ils ont participé à 860 massacres. Le Ministère public national a fait savoirqu’entre 2005 et 2010, 173 000 personnes ont été assassinées par des paramilitaires.  
Le changement en ce qui concerne l’usage de la terre en Colombie a été tellement évident lors des 20 dernières années que là où il y avait auparavant des parcelles paysannes, pleines de vie, où l’on semait le maïs et les cultures servant à la préparation de pain à base de plantain, manioc et maïs, et où l’on retrouvait quelques poules et porcs, on retrouve aujourd’hui des routes. On y a semé des plants pour la culture d’exportation, ou on a converti ces terres en terres d’élevage. L’expropriation des terres des paysans répond à plusieurs objectifs, tels que ceux décrits ci-après.

Des terres pour l’élevage


Les propriétaires terriens colombiens ont un faible particulier pour les vaches et pour les chevaux, ce qui explique qu’ils possèdent de grands latifundio où paissent des milliers de têtes de bétail et de chevaux paso fino. La transformation des campagnes colombiennes en lieux d’élevage est l’un des traits distinctifs de ce pays depuis le XIXe siècle, lorsque les propriétaires terriens ont introduit le fer barbelé et les semences employées pour le pâturage, pendant qu’ils expulsaient les colons des terres, qu’ils leur volaient leurs titres et qu’ils les transformaient en travailleurs et agrégés des haciendas. La logique de l’élevage domine à un tel point que dans les foires et les fêtes célébrées à chaque année, on exhibe les “grandes avancées” de l’élevage, par des expositions de chevaux, des corridas de taureaux, des concours de coleo ou de crécelles, pour accueillir chaleureusement les caciques et propriétaires terriens d’un village ou d’une région. Une seule donnée suffit pour indiquer le pouvoir des éleveurs dans la société colombienne: ils occupent 36 millions d’hectares pour un troupeau de 19 millions de vaches, ce qui revient à dire que chaque vache occupe en moyenne près de deux hectares, alors que des millions de paysans ne possèdent même pas un morceau de terre pour mourir. Dans de telles conditions, l’un des objectifs principaux du dépouillement des terres est de les transformer en grands pâturages pour y « semer » des vaches, des chevaux et, dans certains cas, tout comme dans certaines régions d’Antioquia, même des buffles.

Des terres pour les cultures d’exportation


Les classes dominantes de Colombie, avec leur vocation historique de propriétaires terriens, ont vu d’un très bon œil le projet qui pousse les pays impérialistes et leurs entreprises transnationales à cultiver les produits d’exportation. La mise en marche de ce projet est soutenue par l’expropriation de terres dans plusieurs régions du pays, qui sont destinées à semer des produits comme le palmier huileux. Aucune culture comme celle-là ne symbolise les liens entre violence, dépouillement, appropriation de terres et paramilitarisme autant que ce que l’on remarque dans toutes les régions où elle a été implantée.
La proposition de transformer la Colombie en un pays palmiculteur a gagné en force au cours du régime criminel d’Alvaro Uribe Velez, qui a établi l’augmentation de la quantité de terres consacrées à la culture de palmiers comme l’une de ses priorités. En effet, pendant la période 2003-2009, la culture de palmier huileux est passée de 206 801 a 360 537 hectares, avec la prétention d’atteindre en peu de temps six millions d’hectares, ce qui reflète le désir de transformer la Colombie en « Arabie saoudite du biodiesel ». Une augmentation aussi drastique s’est réalisée dans les anciennes terres des paysans, appropriées pour « la prospérité des chefs d’entreprise », qui les destinent présentement à semer le palmier de la mort, tel que l’appellent les paysans délogés.
Parmi les secteurs sociaux les plus affectés par ces chefs d’entreprise du crime, qui se consacrent aux commerces locaux, on retrouve les descendants d’Africains de la côte pacifique colombienne, qui ont été expulsés de leurs terres par la pointe des fusils et par la tronçonneuse, comme c’est arrivé dans le cas des habitants des communautés de Curvarado et de Jiguamiando dans le département de Choco, dont les terrains ont été occupés par des paramilitaires alliés aux membres de l’Armée en 1997. Après le dépouillement, des chefs d’entreprises palmicultrices ont commencé à semer les palmiers sur ces territoires, en comptant sur le soutien et l’appui de la 17e Brigade de l’Armée Nationale qui agit en faveur des chefs d’entreprise et qui appuie l’expansion des cultures. Les terres ont été nettoyées, une partie de la forêt originale a été abattue, et les eaux ont été contaminées. Les communautés paysannes n’ont pas seulement été délogées : après l’implantation des cultures, on a même commencé à assassiner leurs dirigeants alors qu’ils tentaient de réorganiser les communautés, ce qui porte le total à des centaines d’individus assassinés.  [4]

Des terres pleines de richesses minérales


Au sein de plusieurs régions colombiennes où foisonnent des richesses minérales, ont eu lieu de nombreuses expulsions des autochtones et des paysans, comme observé dans la côte atlantique avec l’exploitation du carbone. Dans la Jagua de Ibirico (département de César), depuis le milieu des années 90, des tueurs à gages ont été coupables de nombreux massacres, dans le but de « nettoyer » la terre de ses occupants indésirables, de s’approprier cette terre et de la transférer à des entreprises multinationales comme Drumond -tout ceci avec la complicité des notaires d’INCODER et d’autres fonctionnaires et avocats qui ont eu le culot de signer des actes de légalisations de vols de terres (autant dire des mises à mort). Les paysans survivants ont été contraints de tout abandonner et de fuir ; ils subsistent, au milieu de la pauvreté, comme vendeurs de rue informels, vivant dans des taudis misérables dans les villages et les villes le long de la côte [5].

Ceci n’est qu’un des nombreux exemples sur la question : l’appropriation des terres pour l’exploitation minière ravage tout le pays ; et il faut garder à l’esprit que l’Etat facilite les extractions des ressources naturelles par des entreprises à capital transnational, par exemple grâce à des légalisations de concessions minières via l’offre de milliers d’hectares pour des entreprises du Canada, d’Afrique du Sud, d’Union Européenne et d’autres pays. Ceci est attesté avec le nombre de titres miniers, qui est passé de 80 en 2000 à 5067 en 2008, avec un total de presque 3 millions d’hectares concédés pour l’extraction minière.


Des terres pour construire des barrages


Le monopole de la terre ne peux exister que s’il s’accompagne du monopole de l’eau, car la terre sans eau est un désert. Ceci est évident pour les propriétaires fonciers et les agriculteurs, comme pour l’Etat qui est à leur service. Pour cette raison, l’expansion de leurs domaines s’accompagne d’une part de l’expropriation des terres avoisinantes où foisonnent des sources d’eau, et d’autre part de l’appropriation privée des rivières, des ruisseaux, des marécages, des zones humides et des étangs, pour le bénéfice exclusif des propriétaires fonciers et des éleveurs. La plupart des barrages colombiens ont été construits à cet effet dans les dernières années.
A cet égard, il convient de mentionner le barrage de Urra I, construit entre 1993 et 1999, malgré l’opposition lucide de la communauté autochtone  des Embera-Katios, habitants ancestraux des lieux, qui ont été déplacés à feu et à sang par les paramilitaires, organisés par les propriétaires fonciers et les agriculteurs, et soutenus par l’Etat et les politiques régionales. La construction de ce barrage est une illustration de la destruction des biens collectifs et de leur conversion en biens privés : 70 000 autochtones, paysans et pêcheurs ont été directement touchés par le projet Urra I. Avec la construction de ce barrage, la pêche artisanale a été détruite, via la diminution ou la disparition de plusieurs espèces de poissons dans le bassin de la rivière, comme le bocachico, élément premier de la diète alimentaire du peuple Embera Katio et des pêcheurs locaux. Ceci est l’effet de la dessiccation des zones humides de la partie supérieure du Sinú, occasionnée par la réduction des débits naturels de la rivière où fût construit le barrage.
L’extermination du bocachico s’est accompagnée de l’assèchement des zones humides et des marais, fait qui, entre autres choses, intéresse les propriétaires fonciers pour développer leurs élevages. Les zones qui étaient auparavant pleines d’eau et de vie sont aujourd’hui des sources contaminées et mortes, ce qui arrive toujours lorsqu’on construit de grands barrages, où l’eau qui stagne est un réservoir pour les moustiques, et génère des épidémies inconnues des autochtones et des paysans[6].

Les centrales hydroélectriques qui ont été construites à Córdoba ne sont pas une question d’énergie ou d’eau mais de terres de bétails ; elles appartiennent à quelques propriétaires qui étendent leurs domaines au détriment des petits paysans et des autochtones, et qui utilisent tous les moyens pour garder la mainmise sur les zones humides des terres, lesquelles ont été séchées avec Búfalos. Sur ces terres riches, depuis le 19e siècle, il y a des agriculteurs et des paysans qui cultivent le mais, le yuca et le taro, et il y a des pêcheurs, c'est-à-dire que ces terres font partie de ce que Orlando Fals Borda appelle une culture des amphibiens.


Des terres livrées à des multinationales
La terre a acquis une importance nouvelle pour les puissances capitalistes, dans la perspective d’une part de les transformer en moyens de production qui génèrent des biocarburants, et d’autre part de s’approprier les richesses naturelles qu’elles contiennent. En ce sens, les pays impérialistes mènent une guerre non déclarée pour s’approprier les ressources, un scénario qui se déroule dans un monde périphérique et dépendant de ces puissances. La Colombie, un des premiers pays du monde en matière de biodiversité n’est pas en marge de cette guerre ; d’ailleurs, récemment, il y a eu une offensive des entreprises transnationales et de leurs Etats respectifs pour s’octroyer la prise en charge, dans ce pays, d’importantes réserves foncières, en particulier celles qui regorgent de richesses minérales. Ceci est facilité parce que l’Etat colombien et la classe dominante du pays ont opté pour offrir au système capitaliste et impérialiste nos richesses, en échange d’un apport continuel en dollars et en euros pour maintenir la guerre interne en Colombie. Le don de terres aux entreprises multinationales est fréquemment lié à l’exploitation des ressources minérales dans les diverses régions du territoire colombien. A titre d’exemple, on peut mentionner, entre autres, le cas de l’extraction d’or par les entreprises canadiennes et sud-africaines dans des lieux comme Cajamarca (Tolima), San Turbán (Santander) et Marmato (Antioquia).
A Marmato, une région minière traditionnelle depuis des siècles, la société canadienne Medoro Resources a annoncé fin 2010 la réalisation d’un projet minier à ciel ouvert, couvrant une superficie de 200 hectares, incluant la ville de la population de cette région. Pour mener à bien ce projet, la compagnie a annoncé qu’elle va, dans les années à venir, extraire environ 10 millions d’onces d’or. Ceci nécessite le retrait de 300 000 tonnes d’or par an, et l’installation de la population dans un autre lieu, annoncé comme un lieu paradisiaque, selon la propagande officielle de l’entreprise, qui est une hôte de la presse grand public et des politiciens d’Antioquia et de Caldas. Parler de réinstallation est un abus de langage, car en réalité il s’agit de déplacement forcé de tous les habitants d’un peuple qui pendant des siècles se sont dévoués à l’exploitation minière, par la grâce de l’exploitation minière transnationale [7]

Avec le transfert des terres aux multinationales sont également transférées les ressources naturelles, la biodiversité, et en particulier l’eau, ressource indispensable à l’exploitation minière, et dont les sources sont contaminées quotidiennement par l’arsenic qui se déverse dans les rivières et les ruisseaux. La pollution et la perte de la biodiversité achèvent le processus de dépossession, qui a pris naissance lorsque des groupes privés d’assassins, alliés aux forces armées de l’Etat, ont déplacés les paysans et les habitants pauvres des régions où ils exploitent les minéraux. On estime qu’à la suite de l’extraction des ressources naturelles, en Colombie, dans les dernières années, et ce jusqu’à août 2008, environ 600 000 personnes ont été déplacées. Pas étonnant de savoir, par exemple, que la transnationale Kedahda (filiale de la sud-africaine Anglo Gold Ashanti) a sollicité une concession de 336 municipalités du pays, dans des zones où la présence paramilitaires est notoire.



LA LEGALISATION DU DÉPOUILLEMENT

Après avoir perpétré le vol des terres, il s’agit de s’assurer de leur possession par les usurpateurs. Dans ce but, l’Etat joue un rôle de premier ordre, puisqu’il utilise des mécanismes « légaux » à sa disposition, des procédures où les juges, avocats, notaires, maires, gouverneurs, parlementaires, ministres et présidents eux-mêmes agissent en complicité avec le projet de légitimer et légaliser l’expropriation des terres. Tous ces fonctionnaires de l’Etat ont pour mission de nettoyer le visage des criminels, et de les présenter comme des hommes d’affaires honnêtes, qui en privant les paysans, agissent comme des porte-paroles de la patrie et se comportent comme d’excellents défenseurs de la propriété privée, droit sacré. Ils essayent de montrer toujours plus à l’opinion publique qu’il n’existe aucun pillage, et que les petits exploitants ne sont pas productifs, mais qu’ils sont plutôt une nuisance au travail des grands propriétaires terriens qui, suivant la mode, génèrent de l’emploi et de la prospérité.
En Colombie, le pillage des terres a été légalisé par le gouvernement central, avec un certain nombre de lois. Il convient d’en mentionner quelques-unes. La loi 791 de 2002 réduit de moitié le délai stipulé pour la prescription ordinaire et extraordinaire, ce qui raccourcit le temps nécessaire pour légaliser une propriété devant les tribunaux judiciaires, un stratagème qui évidemment favorise les usurpateurs de terres. La loi 1182 de 2008 qui établit l’« assainissement de la fausse tradition », légalise l’acquisition illégale de terres de plus de 20 hectares, à condition qu’aucune personne en opposition à cette acquisition, et avec des preuves, ne se manifeste devant un juge, chose qui est difficile pour un déplacé non informé des demandes d’attribution de ses terres, et même s’il en est informé, il est rare qu’il puisse s’y opposer devant un juge sans être victime de violents chantages. La loi 1152 ou Loi Rurale, établit la validité des titres non délivrés par l’Etat et enregistrés entre 1917 et 2007 ; elle instaure la résolution des litiges en faveur des grands propriétaires terriens et de ceux qui ont volé des terres dans les dernières 90 années. Cette même loi interdit l’expansion des réserves autochtones dans le Pacifique et dans le bassin de l’Atrato, une région où les autochtones ont été victimes de nombreux déplacements forcés : la loi les laisse sans armes légales pour défendre leurs territoires.

Mais les lois de spoliation du pillage ne se réfèrent pas seulement à la terre ; elles incluent des dispositions qui concernent l’eau, les landes, les forêts, les parcs naturels, les ressources forestières, afin que tout ce qui est propriété publique ou commune devienne bien privé au service des capitalistes, des propriétaires et des multinationales.
Comme si cette chaîne de lois en faveur des propriétaires et des agents du pillage rural n’était pas suffisante, sous le gouvernement de Juan Manual Santos, est née l’idée de consolider la sécurité démocratique, un euphémisme pour parler de vol et de pillages. A cet égard, en 2010, 280.041 individus de la population rurale furent déplacés dans 31 des 32 départements du pays ; 33 pour cent des déplacés viennent des zones que le régime d’Uribe appelait Centres de coordination et prise en charge intégrale (Centros de Coordinación y Atención Integral, Ccai), « programmes qui ont une incidence dans 86 municipalités de 17 départements, lesquels étaient considérés par l’ancien président Uribé comme des priorités pour restaurer la sécurité et favoriser les investissements sociaux et des entreprises ». Il est tout aussi frappant de noter que dans un tiers de ces zones il y a des exploitations de minéraux, spécialement de l’or, comme au Montelíbano (Córdoba), dans plusieurs municipalités du Cauca Bajo, dans le Pacifique ou le Catatumbo. Ce n’est pas une coïncidence que la région la plus critique soit le Cauca Bajo : « Sur les rives de la rivière Cauda, Man, Nechí et Cacerí, il y a presque 2000 bulldozers qui, selon les chiffres officiels, extraient 28 tonnes d’or par an. Avec la folie minière sont arrivés les bandes criminelles, les massacres, les assassinats et les menaces. Dans la région, il y a eu 89 meurtres pour 100.000 habitants, taux le plus élevé d’Antioquia ».
Dans ces zones de consolidation des grands domaines agroindustriels ont été plantés des milliers d’hectares de palme africaine, comme au San Onofre (Sucre), au Tibú (Nordde Santander), au Guapi  et Tumaco (Nariño), dans les contreforts de la Sierra Nevada et au Macarena (Meta).
Le trafic de drogues perdure dans ces zones, puisque sur 70 pour cent d’entre elles se cultive la feuille de coca, ce qui accélère le déplacement forcé, d’une part parce que les paramilitaires narcotrafiquants interviennent, d’autre part parce que les interventions armées ont frappé les paysans et leurs familles et ont détruit leurs cultures [8]. 

En effet, la consolidation qui est demandée est celle d’un grand projet capitaliste d’exportation des agro-minéraux, sous-tendus par l’alliance entre propriétaires, trafiquants de drogues, exportateurs et entreprises multinationales. Pour le rendre possible, les articles 45, 46 et 47 du Plan national de développement modifient la loi 160 de 1994 qui empêchait que les terres publiques libres soient transférées à des particuliers pour leurs domaines privés. Maintenant, il est possible d’attribuer ces ressources nationales à quiconque, national ou étranger ; ceci est justifié par la volonté de promouvoir les grandes exportations agricoles, et l’affirmation que cela consolidera l’alliance entre paysans et grands producteurs. Ceci est plus explicite que la mal-nommée « Ley de Tierras », un projet qui favorise et renforce les capitalistes nationaux et étrangers.

LES EXPROPRIES

Bien que les grandes entreprises d’exportations minières et agraires ont besoin de travailleurs, elles n’en requièrent pas un nombre important, et elles ne génèrent pas de relations salariales classiques, mais impulsent des formes de travail propres à l’esclavagisme et au féodalisme. L’emploi que génèrent les mines et les plantations de palmes ou de cannes à sucre est très faible et le degré d’exploitation des travailleurs élevé ; ces travailleurs ne disposent pas de droit du travail, ils n’ont pas de contrat direct de travail, absence qui prédomine au sein de la sous-traitance des coopératives qui veulent cacher le motif de leur entreprise. Un exemple d’implication des travailleurs que ce type de relation salariale impose est celui des coupeurs de canne de la vallée du Cauca, qui en 2008 ont mené une grève héroïque.
Beaucoup de ces travailleurs descendent d’esclaves africains ; ils supportent des journées interminables de 12 heures ou plus, travaillant en plein soleil, sans salaire fixe, étant payés en fonction de la quantité de canne qu’ils sont capables de couper, ce qui est contrôlé par les balances qui appartiennent aux entreprises contractantes ou aux usines. Ils travaillent 7 jours par semaine, avec un seul jour de repos par mois. Ils n’ont pas le droit de tomber malade, car ils ne peuvent compter sur des services médicaux payés par l’entreprise ; ils doivent assumer leurs frais médicaux eux-mêmes et se doivent d’envoyer un remplaçant quand ils tombent malade s’ils ne veulent pas perdre leur emploi. La journée de travail commence à 6 heures le matin et se prolonge jusqu’au début de la soirée. Toute la journée, les travailleurs doivent couper la canne avec des machettes. Ils sont payés par volume de canne coupée : ils reçoivent un salaire variable, à la pièce. Les organisateurs des coopératives leur disent qu’ils sont à la fois employeurs et employés, c'est-à-dire qu’ils doivent eux-mêmes se procurer le matériel dont ils ont besoin (machettes, gants, chaussures, vêtements, chevillières), avec leurs maigres revenus. Parce qu’ils ne sont pas employés mais employeurs, ils ne disposent pas non plus d’une indemnité de déplacement, une dépense très importante pour leurs petits budgets puisqu’elle représente un septième de leur salaire. Entre autres choses, cette étrange condition d’employeur d’eux-mêmes les empêche de faire grève en terme légal. Ils n’ont aucun droit de vacance ou de rémunération des heures supplémentaires [9].

Dans le cas de la canne à sucre, comme dans d’autres secteurs de l’agro-alimentaire, si les travailleurs osent protester, s’organiser, s’affilier à des syndicats ou faire grève, ils sont immédiatement menacés, persécutés et assassinés par leurs dirigeants et militants plus belligérants.
 

LIQUIDATION DES ORGANISATIONS ET MOUVEMENTS SOCIAUX

Une autre caractéristique de l’accumulation par la dépossession est le démantèlement, par tous les moyens possibles à commencer par la violence physique directe, de tous les secteurs sociaux de type populaire qui pourraient s’opposer au projet de consolidation du capitalisme orienté vers l’exportation agroindustrielle. En Colombie, ceci s’observe dans l’effusion de sang dont ont été victimes les organisations sociales dans les dernières 25 années, par l’Etat et par des groupes de voyous organisés et financés par différentes factions des classes dominantes, à la tête desquelles se dressent les agriculteurs et propriétaires fonciers, en partenariat avec les entreprises multinationales.
La violence contemporaine qui accompagne le vol de la terre et de ses ressources naturelles est caractéristique d’une classe marquée. Il s’agit, en bref, d’éliminer les obstacles sociaux incommodants le modèle agro-exportateur, via la même procédure qui se répète : d’abord nettoyer la terre grâce à la terreur de groupes criminels payés par l’Etat et les fractions de classes dominantes ; ensuite, les politiques régionales conçoivent l’aménagement stratégique du territoire pour transformer les régions en lieux appropriés pour mettre en œuvre des activités économiques, ce qui s’accompagne inévitablement de plans de pillage, de spoliation et de morts ; enfin, les terres défrichées et les plans d’affaires appellent les capitaux étrangers à investir dans le pays, en leur garantissant la pleine sécurité des investissements, et leur offrant, en plus de cette protection, toutes sortes de réductions d’impôts, de remises et de cadeaux.
L’implantation de cultures comme la banane, l’huile de palme et d’autres produits destinés à produire des biocarburants (comme la canne à sucre), ou l’extraction du pétrole, des minéraux et de l’or s’accompagnent d’une dose importante de violence, comme en témoigne le grand nombre de meurtres de syndicalistes, de paysans, de dirigeants et d’autochtones. Les massacres, les déplacements forcés, la destruction des syndicats accompagnent cette forme d’accumulation du capital en Colombie au cours des dernières décennies. Ce n’est ni quelque chose d’exceptionnel ni quelque chose d’accessoire, mais quelque chose d’inhérent à ce type de capitalisme mafieux, comme le dit si bien un étudiant de l’exploitation de palme : « Avec le pétrole ou le biodiesel fait à partir de la palme africaine vient la violence. En Indonésie, en Afrique ou en Colombie, le pillage de l’environnement, la répression des communautés indigènes et paysannes, et l’anti-syndicalisme, sont des traces de l’identité violente de la culture industrielle de la palme africaine » [10].

L’implantation de la palme s’accompagne de l’expulsion des paysans, et pour cette raison, on peut dire que la palme est le noyau du Plan Colombie : « brûlant la jungle, brûlant les individus et tous leurs droits ». Et ce qui reste après sont « des déserts verts, des arbres plantés en rangées comme des carottes, sans paysans, avec peu de travail, et au sein du peu de travail généré, des petits mendiants pris dans des labyrinthes d’où l’esclavagisme ne trouve pas la sortie » [11]. C’est la fameuse Arabie Saoudite du biodiesel que les entrepreneurs cherchent, et ils ont tort car ils veulent transformer la Colombie en un désert de palme, sans paysans, gouverné par un monarque oligarchique et corrompu comme dans ce pays.

La palme est une entreprise criminelle des paramilitaires et des trafiquants de drogues, comme en témoigne le fait que 23 entreprises de ce secteur y ont investi en 2003 34 millions de dollars. Ceci fut possible grâce au déplacement de 5000 paysans et l’occupation de 100 000 hectares de terres appartenant aux communautés afro-descendantes du Choco. Ces déplacements ont été effectués par des tueurs à gages privés, alliés de l’armée et des bureaucrates du ministère de l’agriculture, lequel a accordé des crédits généreux et a appelé à l’appropriation de la terre pour que des « entrepreneurs honnêtes s’allient à la patrie » avec sacrifice et détermination. Afin de ne laisser aucun doute sur cette opération qui vise à promouvoir la culture de la palme, ce sont directement les paramilitaires Carlos et Vicente Castaño qui l’ont menée ; ces derniers ont été propriétaires tour à tour de Urapalma, une entreprise dédiée aux négociations pour la production et le raffinage de l’huile de palme. Un de ces criminels, Vicente Castaño, a reçu « 2,8 millions de dollars de la part d’organisations comme le Fonds pour le Financement du Secteur Agricole et la Banque Agricole », et trois autres entreprises de paramilitaires ont reçu plus de 6,8 millions de dollars [12]

C’est la même chose que l’on observe au niveau des bananes plantées en Colombie pour l’exportation ; ces plantations sont, depuis le massacre de 1928, liées à la violence du capitalisme impérialiste. Plus qu’une évocation historique ceci est toujours actuel : les liens entre les groupes criminels qui ont tué des milliers de paysans et travailleurs sur les plantations de bananes ont été démontrés, spécialement dans l’Urabá, jusqu’au point où la Chiquita Brands a été condamnée par un tribunal américain à payer une amende de 25 millions de dollars pour ces crimes. Mais les dirigeants n’ont pas souffert d’une quelconque condamnation pour avoir parrainé et financé les criminels qui, pour les servir, ont tué des travailleurs « incommodants » qui s’organisaient en syndicats et voulaient améliorer leurs conditions de travail et de vie. Telle a été l’impunité criminelle enseignée dans la région bananière d’Urabá, qui peut être légitimement vue comme un « modèle » de l’imposition des cultures des entrepreneurs dans notre pays, parce que dans cette région sont regroupés tous les éléments que nous avons précédemment décrits : dépossession des terres, expulsion des paysans et travailleurs, assassinats, massacres, financements par des entreprises nationales et multinationales des groupes criminels, alliances entre assassins et militaires, participation et complicité de l’Etat, élimination physique de la base sociale d’insurrection et des mouvements de gauche, légitimation par une partie des médias traditionnels et des politiques locales des crimes commis au nom du salut de la patrie et de l’imposition de l’ordre et de la sécurité, récompense aux criminels où qu’ils soient, parrainage de politiques régionales à niveau national, jusqu’à ce que l’un d’entre eux devienne président de la République.
Ce modèle de la banane est le même que celui appliqué pour l’huile de palme et pour l’exploitation minière : c’est un bon exemple des coûts sociaux et humains engendrés par la production primaire pour l’exportation, qui bénéficie au système capitaliste impérialiste et à ses partenaires créoles. En bref, au regard de la situation en Urabá, on voit que la Colombie est une république bananière typique, qu’il serait en réalité plus juste d’appeler, selon l’expression espagnole non vide de sens, « República Bananera ».

NOTAS:

[1] . David Harvey, El nuevo imperialismo, Editorial Akal, Madrid, 2005, p. 119.

[2] . Voir, PNUD, Colombia, Colombia rural. Razones para la esperanza. Resumen Ejecutivo, Informe Nacional de Desarrollo Humano 2011, Bogotá, septiembre de 2011; Luis Fernando Gómez Marin, Concentración de la tierra y concentración de ayudas del Estado, en luisfernandogomezz.blogspot.com/.../la-desigualdad-en-la-propiedad ; Darío Fajardo, Reforma agraria y paz… o minería, en www.espaciocritico.com/?q=node/72

[3] . Cité de Azalea Robles, “La Ley de Tierras de Santos. De las fosas comunes a la a la consolidación del gran capital”, Rebelión, octubre 18 del 2010.

[4] .Premier Chapitre de la ‘paraeconomía’, en www.espaciocritico.com/?q=node/72

[5] . Carbón y sangre en las tierras de Jorge 40. en www.prensarural.org/spip/spip.php?article4803

[6] . Fernando Castrillón Zapata, Efraín Jaramillo y Gregorio Mesa Cuadros , Colombia: La represa de Urrá y los Embera Katío del Alto Sinú. Una Historia de farsas y crímenes, en www.kaosenlared.net/noticia/colombia-represa-urra-embera-katio-alto-sinu-historia-farsas-crimenes

[7] . MEDORO RESOURCES Ltda. se quiere tragar a Marmato, en www.pacificocolombia.org/.../ medoro - resources -ltda... marmato /77

[8] . Desplazamiento: el desangre continua, en www.verdadabierta.com/index.php?option=com_content&id...

[9] . Ricardo Aricapa, Las razones sociales y laborales que llevaron al paro a los corteros de caña, en www.rebanadasderealidad.com.ar/escuela-col-08-06.htm

[10] . Gerardo Iglesias, “El agua y el aceite. Palma africana y derechos humanos”, en www.ecoportal.net Rel-UITA

[11] . Ibíd.

[12] . La palma africana negocio criminal de paramilitares y narcotraficantes, en www.derechos.org/nizkor/colombia/doc/palma1.html

 

 

(*) Renán Vega Cantor est historien. Professeur Titulaire de l'université  Pedagógica Nacional, de Bogota.  Auteur et directeur des livres « Marx y el siglo XXI » (en deux volumes), «Editorial Pensamiento Crítico, Bogotá, 1998-1999»; «Gente muy Rebelde, (4 volúmenes)»,« Editorial Pensamiento Crítico», Bogotá, 2002; «Neoliberalismo: mito y realidad»; «El Caos Planetario», Ediciones Herramienta, 1999; entre otros. «Premio Libertador», Venezuela, 2008.

 

Cette article a été publié dans la "Revista Cepa", No. 14, Février-juin 2012. Rebelión l'a publié sous licence Creative Commons, avec permission de difusion. Il a été traduit par le réseau de traductrices volontaire du PASC.

Auteur.trice
Renán Vega Cantor