Skip to main content
11/12/2012

La Piedra No9, automne 2012

Profitant des activités entourant le neuvième Festival de cinéma autochtone de Colombie, deux forums réunissant des femmes autochtones prenaient place cet automne dans les villes de Bogotá et de Medellín. Échangeant sur la réalité de leurs communautés, les participantes y ont abordé plusieurs enjeux : le conflit armé dans les territoires autochtones, les déplacements forcés1, l’appauvrissement des communautés autochtones, la reproduction du cycle de la violence au sein de la famille… pour conclure en «la nécessité de freiner le patriarcat et le machisme qui ont causé tant de dommages à la vie commune» dans les communautés autochtones2.

 

Au-delà du tiraillement entre tradition et modernité : les femmes autochtones reconstruisent leurs identités culturelles

Si les participantes ont évoqué le besoin d’éduquer les hommes autochtones afin d’établir, au sein des communautés, des relations justes et égalitaires, elles n’ont pas manqué de souligner l’importance des facteurs externes dans la reproduction de la violence au sein des communautés et des familles autochtones. L’intervention des institutions publiques et religieuses est ici la première mise en cause par les participantes. À ce sujet, Jeannette Paillán, organisatrice de la Coordination latino-américaine de cinéma et communication indigène (CLACPI), rappelle qu’« en tant que femmes autochtones, nous ne pouvons pas attendre qu’elles [les institutions] nous donnent des espaces et des droits, nous devons nous-mêmes exercer nos droits3». En étant complices de la destruction du tissu social communautaire (de par leur ingérence coloniale) et en fermant trop souvent les yeux devant la violence machiste exacerbée par l’idéologie militariste propre au conflit armé, ces institutions participent à l’imposition d’un patriarcat externe à la culture des peuples autochtones.

Les femmes autochtones font donc face à un double défi: résister à l’imposition coloniale de nouveaux rapports sociaux de type patriarcal tout en travaillant, au sein de leurs communautés, à la transformation des rapports inégalitaires souvent justifiés par des us et coutumes jugés traditionnels4.

Comme le rappelle la Confluence des femmes pour l’action publique (Confluencia de Mujeres para la Accion Publica), un espace de coordination entre plusieurs mouvements de femmes colombiennes, ce double front de lutte s’explique par le fait que les femmes font face à une double expropriation de leur corps et de leur travail, lesquels sont mis d’un côté au « service du marché » dit moderne, et de l’autre au « renforcement des institutions familiales et morales dominantes » dites traditionnelles.

Le défi est de taille, compte-tenu que les peuples autochtones sont, depuis un demi millénaire, les victimes d’un véritable génocide culturel et cela à la grandeur du continent - l’Amérique du Nord étant sans aucun doute le territoire le plus affecté. Il s’agit donc d’affirmer une identité culturelle (sociale et politique) marginalisée, tout en résistant à sa manipulation par les institutions patriarcales traditionnelles. En effet, rares sont les mouvements à caractère ethnique, religieux ou nationaliste qui n’instrumentalisent pas l’image des femmes (par exemple via des habits folkloriques) ou ne leur imposent pas des rôles sociaux très stricts au nom de la sauvegarde d’une soi-disant « tradition ». Ne nous méprenons pas, il n’est pas question ici de renier l’identité culturelle ou les us et coutumes qui cimentent la vie sociale des communautés, mais plutôt de se réapproprier cette culture en y inscrivant le vécu des femmes. Lorsque les féministes colombiennes évoquent « les savoirs traditionnels des femmes », c’est de cette réappropriation culturelle dont il est question. Pour relever ce défi, la Confluencia se propose de « générer un processus de formation construit par et pour les femmes des secteurs populaires », un processus qui, précise-t-elle « sera formulé à partir de la perspective de genre et orienté vers la construction du pouvoir populaire »5.

 

Lorsque les femmes colombiennes parlent du conflit armé

Si la Confluencia se revendique d’un « féminisme populaire », c’est que son analyse des différents enjeux sociaux s’élabore depuis l’expérience pratique des femmes des secteurs populaires. Cette lecture féministe permet, par exemple, d’aborder l’enjeu du conflit armé dans son intégralité, en considérant autant les conséquences de la militarisation que les causes inhérentes à cette guerre qui perdure depuis plus de 60 ans.

Ainsi, en ce qui a trait aux effets de la militarisation, les participantes de la Confluencia dénoncent « l’appropriation des femmes au service de la militarisation de la vie, laquelle se manifeste à travers des attentions sexuelles et domestiques que les femmes se voient obligées de fournir aux occupants militaires des territoires6». Pourtant, « le corps des femmes, comme premier territoire, n’est pas une marchandise, un objet ou un fétiche que l’on peut se disputer ou s’approprier. »7 La militarisation se concentrant dans les territoires dits stratégiques - parce que regorgeant de richesses naturelles (mines, pétroles, gaz, eau, terres arables, biodiversité, etc) - ou se positionnant en tant que voies d’accès et d’exportation de ces richesses (oléoducs, gazoducs, autoroutes, ports en eaux profondes, etc), les femmes de la Confluencia ne manquent pas d’interpeller également les firmes transnationales présentes en Colombie, en exigeant « de l’État et des multinationales l’élimination de toutes les formes de prostitution et d’exploitation du travail des femmes près des sites d’extraction minière et énergétique »8 .

Pour rompre avec cette dynamique esclavagiste, la Confluencia compte sur les femmes colombiennes afin de « récupérer le pouvoir de décision sur leurs corps et leurs vies, en refusant la militarisation des territoires »; mais elle interpelle également l’ensemble du mouvement social pour s’opposer « en tant que peuple, à abandonner la souveraineté des femmes sur leurs corps au service sexuel et domestique des forces militaires9 ».

 

Première Rencontre nationale de la Confluencia: écrire les histoires des femmes

Donnant suite aux multiples espaces de débat générés dans différentes régions du pays depuis 2010 (Arauca, Antioquia, Nord de Santander, Huila, Atlantico, Bolivar, Nariño et Bogota), la Confluencia réalisait en mai dernier sa première Rencontre nationale. Dans sa déclaration finale, les membres de la Confluencia s’engagent « à reconstruire les histoires des femmes au sein de leurs territoires [d’une part] en affirmant la force des femmes et leur position inébranlable envers toute forme de violence sociale, politique et culturelle, [et d’autre part] en renforçant la spiritualité et les savoirs traditionnels des femmes en tant que partie intégrante de la résistance du peuple ». Car, ne manquent-elles pas de rappeler dans leur Déclaration, « les histoires des luttes des femmes ont grandement marqué celle du peuple colombien [bien qu’elles aient été] invisibilisées jusqu’à présent ».

 

Des réalités invisibles : travail et savoir des femmes rurales

Invisible au sein de l’histoire et des luttes sociales, l’expérience des femmes est également absente des considérations économiques. La Confluencia déplore à ce sujet « la méconnaissance de la valeur économique des tâches historiquement assumées par les femmes au sein de leurs communautés, tel que le travail domestique et la prestation de soins10 » . De la même façon, la Confluencia dénonce le fait que soient effacés de la réalité sociale paysanne, afro-descendante et autochtone « les efforts liés à la construction du tissu social lesquels sont fournis par les femmes en tant qu’habitantes qui restent la majorité du temps dans les territoires et les communautés pour y travailler et y vivre ». En effet, l’exode rural et la migration économique sont des phénomènes largement genrés, dans la mesure où les hommes issus des communautés rurales voyagent davantage que les femmes pour trouver des emplois salariés à l’extérieur de leurs communautés, les femmes restant dans les communautés rurales pour assurer la subsistance de la communauté (cultures vivrières, récolte de l’eau et du bois, en l’absence de services publics : prestation de soins et organisation de l’éducation des enfants, etc). Malgré cette position privilégiée en terme de connaissance du territoire, les membres de la Confluencia remarquent que « les savoirs développés par les femmes en ce qui concerne la protection du territoire et de l’environnement [ne sont pas inclus] dans les agendas développés tant par les programmes de l’État que par les communautés. » 11

Pour remédier à cette marginalisation historique, les femmes de la Confluencia revendiquent non seulement « la reconnaissance de la valeur du travail des femmes, qu’il soit question de travail domestique, de prestation de soins ou de la construction du tissu social » mais également « la redistribution de ces charges de travail en tant qu’outils de grande valeur pour la résistance, l’existence et l’enracinement des communautés dans leurs territoires. »12

L’exclusion des savoirs propres à l’expérience des femmes rurales, qui repose entre autres sur la sous-valorisation de leur travail en tant que paysannes chargées des activités de subsistance (par opposition au travail agricole destiné à la marchandisation) renforce les pratiques juridiques qui entravent la marche des paysannes vers l’autonomie. Règle générale, les paysannes latino-américaines se heurtent à des lois foncières qui rendent très difficile leur accès à la propriété terrienne. « Bien que ce soient les femmes qui s’emploient aux travaux ruraux la majorité de leur vie, les titres fonciers restent exclusivement au nom des pères, des époux, des patrons, etc. »13. C’est pour cette raison que le mouvement des femmes en Colombie porte depuis des décennies la revendication d’un « accès réel à la propriété terrienne pour les femmes et pour les communautés auxquelles elles appartiennent » .

 

L’expérience des femmes : une analyse du local au global

De par leur rôle de garantes des moyens de subsistance, les femmes rurales mais également les citadines qui, en tant que femmes, restent les premières responsables de l’alimentation de la famille, sont invitées à mettre en évidence les problématiques liées à la souveraineté alimentaire. Ainsi, suite à leur première Rencontre nationale, les membres de la Confluencia déclarent : « Nous revendiquons pour les femmes et pour le peuple la souveraineté alimentaire comme l’opportunité de produire, de transformer ses propres aliments, de cuisiner et d’alimenter nos familles et nous-mêmes dans des conditions nutritionnelles qui correspondent aux traditions et coutumes des communautés et des territoires14.» En partant de leur vécu quotidien, les femmes sont appelées à se positionner face à des enjeux « macros ». Par exemple, le passage de leur Déclaration se référant à la souveraineté alimentaire se conclut par un rejet sans équivoque de tout traité de libre-échange, puisque ces traités sont orientés en fonction des besoins de l’agro-industrie, lobby détenu par les États riches (Canada en tête!), principaux exportateurs de céréales, et des produits et machinerie nécessaires à la production agricole.

 

Pas de luttes sociales sans les femmes!

«Dans ce contexte d’expropriation et de méconnaissance de nos réalités, nous, les femmes, avons réuni nos volontés et nos rêves, nous avons fait marcher notre parole en tissant les idées et les propositions, nous avons développé des actions de résistance sociale, culturelle et politique en participant à la construction de nos villes et de nos régions depuis nos visions et nos intérêts; cela en joignant nos luttes à celles des secteurs populaires également exclus des scénarios de vie digne15

Si les milliers de participantes de la Confluencia reconnaissent la nécessité de coordonner leurs efforts au sein d’espaces non mixtes, construits autour de valeurs qu’elles associent au « féminisme populaire », leur Déclaration ne laisse aucun doute quant à leur volonté de participer pleinement aux mouvements sociaux et aux espaces d’organisation depuis la base, au sein des communautés et des secteurs populaires, ouvriers, paysans, etc. « Nous nous retrouverons dans différents espaces d’articulation du mouvement social (...) car nous reconnaissons que la lutte pour la libération du peuple colombien est une seule et même lutte. Cependant, notre pari consiste à ce que les organisations et les processus nationaux reconnaissent comme siennes les revendications et les luttes propres aux femmes ». La Confluencia s’adresse donc à l’ensemble des mouvements sociaux en faisant « la promotion de la participation des femmes à la construction de propositions pour le changement social dans les territoires, en faisant valoir leurs paroles et en laissant place, au sein des espaces politiques, à leurs considérations, à leurs savoirs et à leurs positions ».

 

1 Notons que les femmes sont les principales affectées du déplacement forcé -phénomène qui, selon le gouvernement, concerne 3,6 millions de colombiens-, puisqu’elles représentent 78% des personnes déplacées en Colombie. En outre, la majorité de ces femmes sont à la tête d’un ménage et ont à leur charge filles et fils lorsqu’elles se voient obligées de quitter leur territoire.

2 Agence de presse Colombia Informa : « Mujeres indígenas se declaran en contra de la violencia estructural y el patriarcado », 8 octobre 2012. Disponible en ligne : http://www.pasc.ca/es/article/mujeres-ind%C3%ADgenas-se-declaran-en-con…

3 Idem.

4 Déclaration de la Première rencontre nationale de la Confluencia, mai 2012, traduction française disponible en ligne : http://www.pasc.ca/fr/article/declaration-politique-de-la-premiere-renc…

5 Communiqué de la Confluencia, « Salutations au Congrès national Terres, Territoires et Souverainetés, septembre 2011. Traduction française disponible en ligne : http://www.pasc.ca/fr/article/salutations-de-la-confluencia-de-mujeres-…

6 Idem.

7 Déclaration de la Première rencontre, mai 2012, op.cit.

8 Idem.

9 Communiqué de la Confluencia, septembre 2011, op.cit.

10 Déclaration de la Première rencontre, mai 2012, op.cit.

11 Communiqué de la Confluencia, septembre 2011, op.cit.

12 Idem.

13 Idem.

14 Déclaration de la Première rencontre, mai 2012, op.cit.

15 Communiqué de la Confluencia, septembre 2011, op.cit

 

Author
PASC