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16/05/2021

Article original en espagnol

Le peuple colombien a crié si fort qu'il s'est fait entendre dans différentes régions du monde et le cercle médiatique qui empêchait de voir la réalité du pays a commencé à se rompre. Au fil des 15 derniers jours, on a pu reconnaître l'importante somme d'expériences accumulées historiquement par les organisations et les luttes populaires de différents secteurs : peuples autochtones, communautés afrocolombiennes, paysan-nes, actions des jeunes, mouvement étudiant, mouvement de femmes et des diversités, classe ouvrière et mouvements urbains qui ont construit un projet de pays pour une vie digne.

L'art, la culture, la musique, le théâtre et les repas communautaires sont le quotidien des sit-in, mobilisations, barrages de rues et de routes à travers tout le territoire national. Toute la créativité du peuple s'est mise en marche, et à grand cri, il clame que "Le peuple ne se rend pas, carajo (putain, merde, nom de dieu, bordel… au choix ! ndt)", "Le peuple doit être respecté, carajo", et "Que tombe ce foutu gouvernement !"

Face à cette gigantesque initiative populaire, la répression et le terrorisme d'État ont été la réponse du Gouvernement. La réponse de guerre face à la protestation sociale dans les rues et les différentes régions du pays a été monnaie courante dans son histoire et traduit un génocide systématique, planifié, ordonné par les classes dominantes et exécuté par les forces de répression de l'État : police nationale, Escadron Mobile Anti-émeutes -Esmad-, armée et groupes paramilitaires.

À l'heure de la situation critique que vit la Colombie, il faut insister sur le fait que l'explosion sociale n'est pas spontanée mais qu'elle prend place dans un cumul historique de luttes et d'organisation du peuple colombien dans tous les coins du pays. On peut ainsi se référer à des expériences marquantes d'organisation des secteurs populaires en Colombie, qui constituent des moments clefs sans lesquels il n'aurait pas été possible de faire l'expérience de cette grande expression du pouvoir populaire dans les rues. On peut se remémorer des événement comme la Minga pour la vie, la justice, la joie, l'autonomie et la liberté des peuples en 2004 (proposition de traduction pour Minga : mouvement de lutte communautaire autochtone structuré selon les traditions propres au groupe ethnique ou à la culture concernée), la Minga de résistance sociale et communautaire en 2008, la création du Congrès des Peuples jointe à la Marche Patriotique (Marcha Patriotica) en 2010, la lutte des étudiants contre la loi 30 en 2011, la grève du monde agricole en 2013 qui a permis la création du Sommet agraire, paysan, ethnique et populaire.

Tous ces événements forment un processus d'organisation de plus en plus puissant et dont la reconnaissance rend possible la reconstruction de la mémoire historique du peuple colombien, une histoire d'évolution des organisations qui est en général rendue invisible.

En plus de ces acquis organisationnels, il faut mentionner les causes du mécontentement et de la légitime colère populaire qui répondent à l'accumulation de violence exercée par le gouvernement colombien. Celle-ci trouve sa place dans la notion de génocide d'État, ainsi que l'action de l'État colombien a été caractérisée par le Tribunal Permanent des Peuples lors de sa récente session du mois de mars de cette année.

Violence structurelle et systématique

Le 24 août 2019, l'armée colombienne a bombardé le territoire de forêt tropicale de San Vicente del Caguán,dans le département du Caquetá, lors d'une opération baptisée "Atai". Dans ce bombardement, huit mineurs ont été assassinés, ce qui a provoqué la démission du ministre de la défense Guillermo Botero, mais qui demeure aujourd'hui impuni.

Cette même année a été conduite la Grève Nationale du 21 novembre, qui a dépassé toutes les attentes et s'est transformée en un moment d'accélération de la mobilisation sociale. Lors de ces mobilisations a eu lieu l'assassinat de Dylan Cruz par l'Esmad.

En 2019 a également été approuvée une réforme budgétaire au détriment du peuple, qui a été votée tôt le matin, sans tenir compte du mécontentement populaire qu'elle générait.

Après l'arrivée de la pandémie, l'indignation s'est de nouveau exprimée après l'assassinat de Javier Ordoñez par la police le 20 septembre de cette année. Cet événement a déclenché de fortes mobilisations dans plusieurs quartiers de Bogotá, qui ont été réprimées dans une violence extrême, avec un solde de 13 personnes assassinées par la police.

C'est ainsi que, depuis la signature de l'Accord de Paix de 2016, des centaines de leaders sociaux et de personnes défendant les droits humains, ainsi que des ex-combattants, ont été assassiné-es.

Les chiffres sur les violations des droit humains exercées contre la population civile sont alarmants. Le registre des agressions en 2021, à la date du 29 avril, rend compte de 57 dirigeants et dirigeantes sociaux et défenseurs ou défenseuses des droits humains assassiné-es, 33 massacres et 23 combattants démobilisés dans le cadre de l'accord de paix assassinés, selon Indepaz.

Ces chiffres s'accompagnent de la violence structurelle en termes économiques, politiques et sociaux, que vit le peuple colombien. Avec l'arrivée de la pandémie, les chiffres déjà alarmants de la pauvreté et du chômage ont augmenté, classant le pays parmi ceux qui ont le taux de pauvreté et de chômage les plus élevés d'Amérique latine.

Selon les données officielles du Département Administratif National des Statistiques -Dane- "en 2020, 42,5% de la population du pays se trouve en condition de pauvreté, 30,4% en situation de vulnérabilité, 25,4% représentent la classe moyenne et 1,7% la classe supérieure". En mars dernier, le chômage est monté jusqu'à 16,8% et 3,5 millions de personnes sont tombées en-dessous du niveau de pauvreté. La très mauvaise gestion de l'urgence sanitaire par le Gouvernement Duque a aggravé la crise pour le peuple colombien et renforcé l'indignation.

La goutte qui a fait déborder le vase

En avril de cette année, l'ex-ministre de l'Économie, Alberto Carrasquilla, a affirmé qu'il ne restait à la Colombie qu'un mois de réserve financière et expliqué que les fonds avaient été utilisés pour promouvoir une nouvelle réforme budgétaire.

Lors d'une interview avec Colombia Informa, Wilson Arias, sénateur du Pôle Démocratique, a affirmé que "nous savons que la réforme suppose un poids de contribution qui tombera principalement sur les classes moyenne, basse, et salariée. Le Gouvernement espère encaisser 10,5 billions de pesos avec la TVA, 16,8 billions avec les impôts directs sur les particuliers et 3 billions sur les personnes morales. Après la présentation du Budget Général de la Nation 2021, j'ai dénoncé que le Ministre de l'Économie espérait augmenter le gain de la TVA d'un scandaleux 42,4%, aggravant encore la régression de notre système fiscal".

La réforme budgétaire projetait d'augmenter le panier familial (ressource disponible en alimentation) basique imposable de 53% à 60%, d'éliminer la catégorie des biens exemptés (ce qui augmenterait le coût de la production des aliments), d'élargir la base de l'impôt sur le revenu des particuliers pour que ceux qui gagnent à partir de 2,5 millions commencent à payer l'impôt, et une réduction de niveau d'imposition pour les personnes morales. Devant ce panorama, Wilson Arias assure que "c'est une réforme qui va affecter principalement les classes moyenne et inférieure du pays, avec un effet direct sur la consommation des foyers. Il est archi-connu que la variable la plus affectée par cette crise a été la demande agrégée (la somme de toutes les demandes : celle du gouvernement, celle des entreprises, celle des foyers et celle de la Colombie face au monde")

L'annonce de la nouvelle réforme budgétaire a été le déclencheur qui a envoyé des millions de Colombiens dans les rues le 28 avril. Après cette explosion, le gouvernement s'est vu dans l'obligation de renoncer à la réforme le 2 mai. Ceci s'est passé un jour après qu'il ait décrété l'état "d'assistance militaire", lequel entraîne la militarisation des villes en tant que stratégie de contrôle des protestations populaires.

Répression pendant la Grève Nationale

Dès la première heure de la Grève Nationale lancée le 28 avril, on a mis en évidence des dénonciations des crimes commis par l'État contre les manifestants. Cependant, depuis plusieurs jours, le gouvernement a mis en place un cercle de contrôle de l'information qui implique une coordination avec les réseaux sociaux traditionnels ; Facebook, Twitter et Instagram, la suppression des contenus qui font référence aux faits de violence ainsi que la poursuite et l'assassinat par les forces étatiques de personnes qui exercent leur droit légitime à la protestation.

De plus, on sait le contrôle qui s'est exercé sur les réseaux d'internet pour empêcher la transmission d'informations sur la répression policière en direct et de poster d'autres types d'information sur les réseaux. Cela s'est principalement passé pendant la nuit à Cali, et un peu plus tard, à Bogotá.

D'après l'ONG Temblores, depuis le début de la Grève Nationale le 28 avril jusqu'au 10 mai 2021, on a enregistré 1956 cas de violences policières, parmi lesquels 40 homicides par les forces de l'ordre, 1003 arrestations arbitraires de manifestants, 28 victimes de lésions oculaires et 12 victimes de violence sexuelle. A quoi il faut ajouter le nombre de 548 personnes disparues à la date du 8 mai.

Tableau statistique

Notre plateforme Grita a pu enregistrer que, entre le 28 avril à 6h du matin et le 10 mai 2021 à 23h en Colombie il y a eu :

- 1956 cas de violences policières, dont :

- 313 victimes de violence physique de la part de la police

- *40 victimes d'homicide, présumées tuées par la police

(*vérification d'autres cas en cours)

- 1003 détentions arbitraires de manifestants

- 418 interventions violentes de la force publique

- 28 victimes de lésion oculaire

- 129 cas de tirs avec arme à feu par la police

- 12 victimes de violence sexuelle commise par la force publique

 

Malgré l'intensification de la répression, les gens restent mobilisés dans la rue. Les personnes reconnaissent la rue et le quartier comme espaces de rencontre avec le voisin et la voisine, où ils manifestent leur indignation face à une réalité qui les violente quotidiennement. De plus, se sont formés des espaces d'organisation, de dialogue et de réflexion où se construisent des propositions pour le pays.

Il semblerait que les échos du mouvement social argentin (el argentinazo) et du mouvement des "piqueteros" (blocage de certains axes de communication par des grévistes mobilisés) en 2001 résonnent dans les rues, routes, quartiers et zones rurales de Colombie et appellent au "barrage de routes et assemblées". Les secteurs populaires et les gens qui demeurent dans la rue appellent à continuer ainsi, en exercice de défense du territoire et de permanence sur celui-ci, suivant l'apprentissage qu'enseigne la Minga autochtone sur le cheminement de la parole, le respect et la défense du territoire. Dans les rues, les gens continuent avec fermeté, dans la certitude qu'il n'est pas cohérent de négocier avec des gouvernements génocidaires, arrogants, et qui éprouvent tant de haine à l'égard du peuple qu'ils n'hésitent pas à le massacrer dans le seul but de défendre leurs privilèges.

* Cet article a été écrit dans le cadre d'une collaboration entre Colombia informa et le média argentin Anred.

Author
Colombia Informa, traduction du PASC