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24/03/2009
Paru dans À babord En Colombie, les groupes de droits humains, les organisations syndicales et étudiantes ainsi que les communautés rurales font face à une répression grandissante. S’appuyant sur la doctrine de la « Sécurité démocratique », le gouvernement d’Uribe Velez a adopté une série de mesures politiques et judiciaires menant à la criminalisation de larges secteurs de la population, particulièrement lorsque ceux-ci dénoncent la stratégie paramilitaire utilisée par l’État colombien. Tania Hallé, qui a récemment passé six mois en Colombie, en travaillant dans la province de Choco avec l’organisation colombienne des droits humains Justice et paix, nous retrace ici – loin des informations lénifiantes des grandes agences de presse – les lignes forces de ces politiques répressives ainsi que les efforts des populations civiles pour y résister. On le sait, la guerre fait rage en Colombie depuis 1948, mais le conflit armé tel qu’on le connaît aujourd’hui n’existe que depuis le milieu des années 60, époque où naissent des mouvements d’insurrection armée (guérilla) à tendance marxiste. Les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et l’ELN (Armée de libération nationale) ont pour objectif de renverser l’État, contrôlé par l’oligarchie nationale, et d’instaurer un régime à tendance socialiste. Afin de contrer l’avancée de la guérilla, l’État en est venu à décréter des règlements spéciaux permettant à l’armée de constituer des groupes de « civils armés » ou paramilitaires, aujourd’hui connus sous le nom de « AUC » (Autodéfenses Unies de Colombie) [1]. Il n’y a donc essentiellement que deux types d’acteurs dans le conflit armé colombien : d’un côté la guérilla (FARC, ELN), et de l’autre l’État avec ses forces régulières et irrégulières, soit l’armée colombienne et son bras clandestin, les groupes paramilitaires (AUC). Ces derniers sont financés par les grands propriétaires terriens, certains secteurs du pouvoir politique, le trafic de drogue, ainsi que par diverses compagnies colombiennes et étrangères. Le pouvoir corrupteur des trafiquants de drogue a permis en outre d’acheter le silence, la protection et l’impunité des militaires. Ce qui fait que les groupes paramilitaires sont responsables, à plus de 70 %, des morts et victimes générées par ce conflit. Et ils sont les principaux assassins de la population civile. « Pour en finir avec le poisson, il faut assécher l’eau » En août 2002, M. Alvaro Uribe Velez accède à la présidence avec 53 % des voix. C’est un grand propriétaire terrien de la région d’Antioquia, connu pour ses liens avec les trafiquants de drogue du Cartel de Medellin ainsi qu’avec les groupes paramilitaires colombiens. C’est d’ailleurs le chef politique des AUC, Carlos Castano qui l’affirme dans son livre : Uribe est « l’homme le plus proche de notre philosophie [2] ». Selon les politiques « d’État communautaire » et de « Sécurité démocratique » concoctées par le Président Uribe Vélez, les citoyens colombiens ont des « devoirs » quant à la sécurité publique. Ce qui veut dire que tout citoyen refusant de collaborer ou de participer directement ou indirectement aux activités militaires de la force publique sera considéré « suspect », et présumé être un auxiliaire de la guérilla. La stratégie paramilitaire de l’État colombien est organisée autour de la métaphore « de l’eau et du poisson » développée dans les manuels militaires latino-américains de la guerre de basse intensité. Pour en finir avec le poisson (la guérilla), on doit d’abord assécher l’eau (la population civile). En Colombie, la réalité de tous les jours nous fait découvrir une guerre menée par l’État contre les populations civiles, ces dernières étant considérées comme une source potentielle d’appui aux organisations armées rebelles comme les FARC et l’ELN. Derrière la politique de « l’État communautaire » se cache aussi la volonté de créer un corps de 250 000 « soldats-paysans » et un « réseau d’un million d’informateurs », générant l’implication croissante de la population civile dans les hostilités. Le principe du « soldat-paysan » est de donner trois mois d’entraînement militaire aux membres des communautés rurales qui retourneront ensuite vivre dans leur village avec une arme et un uniforme. Dans une logique de guerre, aucune politique n’est plus perverse : le « soldat-paysan » tout comme « l’informateur » ne peuvent plus être considérés comme neutres, puisqu’ils collaborent activement avec un des camps en conflit, ce qui les convertit automatiquement en cible militaire. En toute impunité Mais il y a encore plus inquiétant. Le 27 novembre 2002, le gouvernement d’Uribe Velez annonçait l’ouverture de « négociations » avec les AUC. Le 15 juillet 2003, un accord préliminaire était signé, stipulant que les AUC seraient totalement démobilisés d’ici 2005. Avec une conséquence non négligeable : l’impunité totale accordée aux membres de ces groupes. En effet, qui dit démobilisation des paramilitaires, dit leur amnistie et donc leur possible intégration dans les appareils légaux de l’État, les réseaux d’informateurs, les organisations de soldats-paysans, etc. De quoi laisser impunis les milliers de violations de droits humains et crimes contre l’humanité (déplacements forcés, massacres, assassinats politiques, viols et tortures) perpétrés par les paramilitaires et les généraux de l’armée colombienne. C’est la loi « du pardon et de l’oubli ». De plus, les chefs paramilitaires se feront probablement donner, en échange de leur démobilisation, des centaines d’hectares de terres fertiles, terres en fait volées aux communautés qu’ils ont déplacées. Ainsi cette « négociation » du gouvernement avec les AUC mènera tout simplement à la légalisation du « paramilitarisme » en Colombie et avec celle-ci la mort des aspirations à la justice de milliers de familles touchées par ce conflit. Effondrement de l’État de droit Le bilan de la première année du gouvernement d’Uribe Velez quant à la situation des droits humains est très sombre. Entre août 2002 et juin 2003, 231 personnes ont été victimes de graves violations de leurs droits pour leurs activités syndicales ; 92 syndicalistes ainsi que 50 leaders autochtones ont été assassinés ; en moyenne 5 défenseurs de droits humains par mois sont victimes d’attaques et de menaces, et on a enregistré un total de 831 détentions arbitraires sans mandat judiciaire [3]. Pendant ce temps, le Président Uribe accuse les ONG des droits humains d’être « des trafiquants de droits humains au service du terrorisme » [4]. Alors qu’en Colombie la démocratie et l’État de droit s’effondrent à vue d’oeil, les pays du G-8 ont félicité le président Uribe pour sa lutte exemplaire au terrorisme, et les États-Unis vont de l’avant avec le Plan Colombie, formalisé en 2000. Son but officiel est la lutte contre le trafic de drogue, mais en réalité il ne sert qu’à camoufler l’implication américaine dans le conflit politique colombien. Près de 2,2 milliards de dollars ont été accordés par les États-Unis dans le cadre de ce plan, faisant de la Colombie le troisième plus important bénéficiaire de l’aide financière des États-Unis, après Israël et l’Égypte. Tout cet argent est directement destiné à l’entraînement militaire et à l’achat d’armement, alors que la misère de larges secteurs de la population ne cesse de s’accroître. Les États-Unis sont complices d’un véritable génocide social et politique : des armes, c’est ce dont la Colombie a le moins besoin ! Avec la commission « Justice et Paix » Durant les six mois de mon séjour en Colombie, j’ai travaillé avec l’organisation colombienne de droits humains Justice et paix (Comision Intereclesial Justicia y Paz), qui accompagne les communautés paysannes victimes de déplacements forcés. J’étais dans le département du Choco, vivant auprès de communautés afro-colombiennes aux abords des rivières Jiguamiando et Cacarica. Le Choco est une région très isolée, composée d’une immense forêt tropicale humide traversée par le grand fleuve Atrato. La forêt du Choco possède le plus haut taux de biodiversité au mètre carré au monde et on y retrouve une grande quantité de richesses naturelles. Des centaines de communautés – d’origine africaine, autochtone et métisse – habitaient jadis le long des dizaines de rivières qui s’écoulent vers le fleuve Atrato. En 1997, le Général Rito Alejo del Rio Rojas de la 17e Brigade, invoquant la présence de la guérilla de la FARC dans la région, y lance une opération militaire d’envergure nommée « Operación Génesis ». Simultanément, alors que des hélicoptères de l’armée bombardaient toute la région, des groupes paramilitaires faisaient des incursions au sol dans les villages, ordonnant aux gens de quitter le territoire, tuant, violant, massacrant et brûlant les maisons. Les communautés du fleuve du Jiguamiando et celles du Cacarica faisaient partie de ces centaines de communautés qui ont ainsi dû fuir leurs villages. Aujourd’hui, 7 ans plus tard, tous les crimes commis lors de « l’Operación Génesis » restent impunis. Des populations civiles en résistance Au début de l’année 2000, ces communautés sont revenues sur leurs terres ancestrales. Elles vivent dans ce qu’on appelle des « zones humanitaires », plusieurs communautés se regroupant dans un grand village géographiquement bien délimité. Cela leur permet d’apparaître, au milieu de ce conflit armé, comme « population civile en résistance », et de s’opposer aux tentatives de l’État de leur voler leurs terres et d’y réaliser des mégas projets destructeurs. Ces communautés réclament le droit à la vie, au territoire, à l’autodétermination et à la dignité. Elles veulent pouvoir continuer à pratiquer l’agriculture de subsistance, refusant de devenir les esclaves salariés de grandes compagnies. Il y a actuellement 1500 hectares de palme africaine semés illégalement par la compagnie Urapalma sur le territoire collectif des communautés du Jiguamiando, pendant que la compagnie Maderas del Darién fait des coupes de bois illégales sur le territoire collectif des communautés du Cacarica, le tout avec la silencieuse complicité de l’État. Une région stratégique La lutte de ces communautés ne sera pas facile. Dans le cadre du corridor économique de la ZLÉA, le Choco est une région stratégique. L’autoroute panaméricaine doit la traverser et l’on y envisage la construction d’un deuxième canal transocéanique équivalent à celui de Panama, le canal « Atrato-Truando ». On voit bien comment la politique paramilitaire de l’État colombien sert les visées du modèle néolibéral. Il faut « sécuriser » les régions économiquement stratégiques, envoyer des groupes paramilitaires pour y faire le « ménage », y ôter les « obstacles au commerce ». Une fois ces milliers de paysans déplacés, dépossédés et terrorisés, il ne restera plus qu’à leur proposer du travail dans les nouvelles plantations agro-industrielles mises en place (par de grands monopoles financiers) sur les terres qu’on leur a volées. Lors d’une conférence de presse organisée le 21 août à Bogotá, l’armée a accusé Justice et paix d’être le bras politique de la FARC. Elle a aussi présenté les « zones humanitaires » du Cacarica comme des « camps de concentration ». Montage médiatique destiné à déconsidérer Justice et paix qui est impliquée, en tant que partie civile, dans un processus pénal contre le Général Rito Alejo del Rio Rojas, soupçonné lors de « l’Opéración Génesis » d’être responsable de plus de 200 crimes contre l’humanité. Même si cela doit leur coûter la vie, les communautés du Jiguamiando et du Cacarica continuent à se battre pour une vie digne. Comme plusieurs me l’ont confié : « Si nous devons tous mourir pour défendre notre vie, notre dignité et notre territoire, alors qu’il en soit ainsi, mais il en restera toujours un pour raconter notre histoire (…) ». Voilà pourquoi la solidarité internationale est si importante : elle leur permet de sortir de l’ombre, de continuer à exister, à résister ! Tania Hallé Membre du Projet accompagnement solidarité Colombie [1] H. Calvo Ospina, « Un mariage de convenance sanguinaire : les paramilitaires au coeur du terrorisme d’État colombien », Le Monde diplomatique, Avril 2003. [2] Mi Confesión. Carlos Castano revela sus secretos. [3] Banco de Datos de Derechos Humanos y Violencia Politica de Justicia y Paz del CINEP, Bogota, Août 2003. [4] « El presidente de la República Alvaro Uribe Velez ataca a las ONG de Derechos Humanos en Colombia, Texto del discurso de Alvaro Uribe en el que se refiere a las ONG », El Tiempo, Septembre 2003.
Author
Tania Hallé