Persécution médiatique, politique et judiciaire des mouvements sociaux
Publié dans
Le Caillou dans le soulier, no7
À l’heure où les crimes d’État sont de plus en plus banalisés sur la scène internationale et que la sécurité nationale prime sur les droits individuels et collectifs, le discours des médias de masse façonne l’opinion publique en faisant un dangereux amalgame entre résistance populaire et terrorisme. Militer pour les droits sociaux, environnementaux ou humains est de plus en plus facilement assimilé à des actes criminels, voire potentiellement « terroristes ».
Ce glissement de terrain où le discours des États et des grands médias vise à associer mouvements de résistance et criminalité ou même terrorisme, afin de délégitimer l’action politique et la stigmatiser aux yeux du public, pose de sérieux défis aux mouvements sociaux. Dans ce contexte, en tant qu’organisation prônant la solidarité directe entre les organisations sociales du Nord et du Sud s’inscrivant dans une mouvance de résistance globale au capitalisme, il y a lieu de se demander quel impact a le discours anti-terroriste sur nos organisations ou sur les organisations et communautés avec lesquelles nous travaillons. Quels espaces restent-ils aux organisations sociales et politiques qui tentent de résister aux politiques de régimes répressifs et profondément injustes comme en Colombie ou encore en Palestine ? Quels sont les objectifs poursuivis par les États et les intérêts financiers qu’ils défendent, lorsqu’ils accusent les membres d’organisations sociales civiles qui résistent à leurs politiques de rébellion ou de terrorisme ? Dans quelle mesure leurs objectifs sont atteints ? Réussissons-nous à démasquer ceux qui profitent de cette «démonisation» de nos organisations ? Ou glissons-nous graduellement dans le piège de l’autocensure ou de la dépolitisation de notre discours par peur de représailles ? Voilà autant de questions sur lesquelles nous devons nous pencher. Nous croyons qu’il est crucial de mener une réflexion quant aux stratégies que nous devons mettre de l’avant, principalement en tant qu’organisations internationalistes, pour réaffirmer la légitimité de nos actions face à la potentielle criminalisation de nos organisations ou des luttes que nous appuyons.
En Colombie, la persécution politique et judiciaire des mouvements sociaux est loin d’être nouvelle et ne date évidemment pas du 11 septembre 2001. Le bilan des cinquante dernières années en termes de persécution politique est absolument désastreux. Seulement dans les 25 dernières années, on compte 15 000 disparitions forcées commises par les paramilitaires en complicité avec l’Armée colombienne, 5000 militants de partis politiques de gauche assassinés, 3500 massacres, 5 millions de victimes de déplacement forcé (c’est le deuxième pays au monde qui compte le plus de déplacés internes après le Soudan) et 6 millions d’hectares de terres volées aux paysans. Ces terres sont aujourd’hui aux mains des « narco-paramilitaires-entrepreneurs » qui disent apporter le progrès par le biais de leurs méga-projets agro-industriels ou extractifs (miniers, pétroliers. etc.) imposés aux populations locales, qui ne font que perpétuer misère, exploitation et sous-développement dans les régions.
Dès son arrivée au pouvoir en 2002, le Président Alvaro Uribe a repris avec force le discours de la « guerre au terrorisme » de son homologue américain de l’époque, G.W. Bush. Cependant, au-delà de s’inscrire dans la mouvance ultra-sécuritaire globale post-11 septembre, les ambitions de la guerre au « narco-terrorisme » en Colombie visent beaucoup plus loin. En fait, la caractéristique fondamentale de la politique de « sécurité démocratique » mise sur pied par le Président Uribe consiste à nier l’existence d’un conflit armé interne où l’État s’affronte à des groupes d’insurrection qui revendiquent des changements sociaux et politiques structurels par la voie des armes. Ce faisant, il nie de facto aux guérillas colombiennes, l’ELN – Ejercito de Liberacion Nacional – et les FARC – Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia – leur statut « d’acteur politique » qui leur avait pourtant jusque là été reconnu tant sur la scène nationale qu’internationale. Il ne s’agit pas d’une question morale sur l’usage des armes mais bien de faire l’analyse des origines politiques de ces groupes. En affirmant qu‘en Colombie il existe une « menace terroriste » et non un conflit armé interne, le gouvernement colombien nie du même coup l’origine sociale et politique du conflit. Celui-ci tire ses origines des inégalités sociales et de l’absence de voies démocratiques pour exercer l’opposition sans mettre en péril sa vie ou celle de ses proches. Plus insidieux encore, ce discours affirme vigoureusement que toute la société doit collaborer dans cette guerre au terrorisme ; celui qui refuse est considéré comme suspect et potentiel collaborateur des rebelles. Ainsi, la politique de « Sécurité démocratique » fait disparaître la différence entre le civil et le militaire. Elle fait disparaître le droit au « Principe de distinction » de la population civile vivant dans un contexte de conflit armé, reconnu par le Droit International Humanitaire (aussi connu comme « droit de la guerre »). Le droit à l’opposition politique, bien qu’existant sur papier s’effrite complètement dans la réalité, où la démocratie formelle et le cirque des médias de masse camouflent un fascisme latent. En d’autres mots, vous avez le droit de critiquer le gouvernement et ses politiques, mais vous serez stigmatisés publiquement, menacées de mort, accusés judiciairement ou assassinés. À vous de choisir… Mais n’allez surtout pas dire que vous n’avez pas de droits ou de libertés, puisque peu importe les conséquences vous avez le choix et la possibilité (sic) de vous exprimer ! Ainsi, Uribe joue la ligne dure selon laquelle la seule voie possible pour parvenir à mettre fin au conflit est la voie militaire, niant toute possibilité d’en arriver à une solution politique et négociée au conflit, pourtant réclamée par l’ensemble des organisations sociales colombiennes.
Stratégies pour museler la résistance et justifier les attaques
En 2003, au cours de son premier mandat, le Président Uribe a prononcé un discours public à la nation, lors duquel il a accusé les organisations de défense de droits humains d’être des « trafiquants de droits humains au service du terrorisme ». Ce discours donnait le ton : feu vert à la répression des mouvements sociaux. Depuis 2002, les organismes colombiens de défense des droits humains ont recensé plus de 3500 personnes ayant été assassinées ou victimes de disparitions forcées, pendant que le gouvernement opérait le grand spectacle de la prétendue démobilisation des paramilitaires. De plus, sous Uribe, les « montages judiciaires » à l’encontre des défenseurs de droits humains, syndicalistes, leaders étudiants et paysans ont été une pratique courante de la Fiscalia. Au cours des trois premières années du gouvernement d’Uribe, la pratique des détentions arbitraires et massives a touché plus de 8000 personnes. Il a été démontré par la suite que plus de 80% de celles-ci furent illégales et la justice colombienne a dû acquitter près de 6500 de ces personnes, qui ont néanmoins dû passer injustement de longs mois en prison et dont la situation de sécurité à leur sortie est très vulnérable puisqu’ayant été « ciblés » par le gouvernement comme collaborateurs de la guérilla, ils deviennent souvent « objectif militaire » des paramilitaires.
Récemment Uribe, a affirmé que « lorsque les narco-terrorristes (se référant à la guérilla) se retrouvent pris au piège et affaiblis militairement, ils envoyaient leurs émissaires idéologues pour agiter la bannière des droits humains ». Comme autant d’autres fois, lors des grandes mobilisations autochtones nationales en 2008 ou étudiantes en 2009, il s’est afféré à faire le lien entre organisations populaires civiles en résistance, guérilla et terrorisme, afin de justifier la future répression physique ou la persécution judiciaire contre elles. D’ailleurs, en mars 2009, un rapport de Human Rights First, dénonçait cette pratique généralisée consistant à accuser sans fondements des personnes et organisations qui critiquent les politiques du gouvernement, afin d’entacher leur image, de faire perdre la crédibilité à leurs dénonciations ou même de préparer l’opinion publique afin de procéder à leur criminalisation. Il y a actuellement plus de 7200 prisonniers politiques en Colombie et la majorité d’entre eux, environ 70%, sont des civils.
Dans ce contexte, les organisations de droits humains et autres organisations sociales avec qui nous travaillons ne font pas exception ; elles sont aussi victimes de menaces de mort, d’accusations publiques et de montages judiciaires. C’est le cas de la Comision de Justicia y Paz, organisation de défense des droits humains colombienne avec qui nous travaillons depuis 2003 auprès des communautés afrodescendantes et métisses du Jiguamiando et du Curvarado dans le Bajo Atrato. En 2003, le Général de l’Armée colombienne Jorge Enrique Mora Rangel, avait tenu une conférence de presse lors de laquelle il accusait la Comision de Justicia y Paz de maintenir les communautés enfermées dans des camps de concentration baptisés Zones Humanitaires, servant de lieu de trafic de drogue, d’armes et de recrutement aux FARC. Cela mena à l’ouverture du premier processus judiciaire à l’encontre de membres de Justicia y Paz. En 2005, quelques mois à peine après que les fausses accusations soient finalement tombées, une nouvelle tentative de criminalisation de Justicia y Paz s’amorça. Cette fois, le nouveau montage judiciaire, en plus de porter des accusations contre des membres de Justicia y Paz et des communautés du Jiguamiando, allait jusqu’à faire allusion à de prétendus liens entre une membre du PASC ayant été sur le terrain en 2003 et 2004 et les FARC ! Suite à de nombreuses pressions politiques nationales et internationales, ainsi qu’au travail des avocats de la Commission, ce processus judiciaire fut finalement mis sur les tablettes en 2006. Malgré cela, on alla de l’avant avec d’autres montages judiciaires, dont le 2022 encore actif aujourd’hui, suite auquel des mandats d’arrêts injustes et arbitraires ont été émis à l’encontre de plusieurs leaders des communautés du Jiguamiando. Il s’agit évidemment d’une stratégie efficace pour empêcher les principaux leaders des communautés de dénoncer le gouvernement à Bogota ou à l’étranger. Pendant ce temps, ce dernier maintient sa complicité avec les « entrepreneurs-paramilitaires » qui ont d’abord vidé le territoire collectif des communautés à feu et à sang entre 1997 et 2001 pour ensuite y implanter le projet de palme africaine destiné à l’exportation d’agro-combustibles.
Depuis octobre 2008, une nouvelle vague d’intimidation et de stigmatisation publique fait rage. Elle a débuté par une série de menaces de morts reçues sur les cellulaires de membres de l’équipe terrain de Justicia y Paz dans le Bajo Atrato, dont a été témoin une membre du PASC sur le terrain. Cet épisode s’est soldé par l’enlèvement, en novembre 2008, d’un des membres de l’équipe terrain aux mains des paramilitaires. Heureusement, celui-ci fut relâché quelques heures plus tard, mais les menaces de mort continuèrent et s’accompagnèrent d’une vaste campagne de désinformation médiatique. Les « paramilitaires-palmiculteurs » et hauts officiels de l’Armée visés par des accusations judiciaires de déplacement forcé, usurpations de terres et autres crimes contre l’humanité, dans le cadre de procès menés par les avocats de Justicia y Paz à leur encontre, sont revenus à la charge. Ils ont fait appel à des afrodescendants de la région travaillant pour eux afin qu’ils portent des accusations publiques contre les communautés en résistance et les organisations qui les appuient, telles que Justicia y Paz, le PASC et Brigades de Paix Internationales (PBI). Ainsi les afrodescendants Adan Quinto, Manuel Moya Lara, Jaime Beitar et Graciano Blandon se promenaient depuis quelques années d’émissions télévisées en émissions de radio, de tournées à l’étranger en discours au Sénat de la République de Colombie , allant même jusqu’à la Cour Interaméricaine de Droits Humains, accusant Justicia y Paz de travailler avec les FARC. Leur travail de diffamation consistait à les accuser de voler de l’argent récolté au nom des communautés, de s’approprier les terres pour procéder à un nouvel esclavage au service des FARC, d’empêcher les projets de développement d’entrer dans la région, de faire du « terrorisme humanitaire » et de les avoir menacés de mort pour avoir osé les dénoncer publiquement ! Malheureusement pour le général retiré Rito Alejo del Rio Rojas, responsable du déplacement forcé massif des communautés du Bajo Atrato en 1997, celui-ci s’est fait prendre la main dans le sac lorsqu’une de ses conversations téléphoniques a été interceptée en octobre 2008. Il parlait alors avec l’ex ministre de l’Intérieur Fernando Londoño, afin de lui demander de réserver une partie de son émission télévisée La Hora de la Verdad à ses « 4 petits nègres » afin qu’ils parlent contre Justicia y Paz. Londoño avait aussitôt acquiescé à sa requête et lui avait demandé du même souffle: « Croyez-vous que cela permettra l’ouverture d’un processus judiciaire contre le prêtre ?», faisant référence au Padre Javier Giraldo, un des membres fondateurs de Justicia y Paz. Rito Alejo del Rio avait alors répondu : « oui, certainement »…
En décembre dernier, Manuel Moya Lara, Graciano Blandon et un fils de ce dernier ont été assassinés. Selon les versions officielles ayant circulé dans les médias, ils auraient été tués par les FARC. Il y a lieu de se demander si les FARC les ont effectivement exécutés ou s’il s’agit d’un assassinat perpétré par les paramilitaires. De fait, il est possible de s’imaginer que ces derniers aient reçu l’ordre de se débarrasser de ces afrodescendants qui en savaient un peu trop et qui somme toute avaient accompli leur travail. Ils étaient peut être devenus plus utiles en martyrs que vivants. Ce serait malheureusement loin d’être le premier cas de la sorte en Colombie… La Comission de Justicia y Paz a condamné publiquement ces assassinats de civils. Malgré cela, cet événement a débouché sur un véritable tsunami d’accusations publiques à leur encontre dans les médias colombiens. Un groupe de journalistes, entrepreneurs, fonctionnaires et ex-membres du gouvernement très proches du Président Uribe, ainsi que des membres actifs et retirés de l’Armée, reconnus comme de fervents alliés du paramilitarisme, se sont unis pour accuser Justicia y Paz d’avoir fait assassiner les trois afrodescendants. Plus absurde encore, un ancien conseiller présidentiel d’Uribe, Jose Obdulio Gaviria,, est allé jusqu’à affirmer dans un article d’El Tiempo publié en décembre 2009, que le PASC était de mèche avec les FARC pour les faire assassiner.
Le ridicule de ces accusations publiques contre le PASC porterait presque à en rire, si ce n’était de la gravité des conséquences qu’elles pourraient entraîner dans un contexte où les FARC sont aujourd’hui sur la liste internationale des groupes terroristes. La stratégie qui consiste à associer les ONG à la lutte armée d'extrême gauche transforme les défenseurs de droits humains et les accompagnateurs nationaux et internationaux en cibles pour les paramilitaires. De plus, l’expérience a démontré que les montages médiatiques précèdent fréquemment des montages judicaires, ce qui est également source d’inquiétudes.
Nous croyons qu’il est important de dénoncer le fait que la guerre au terrorisme, en Colombie comme ailleurs, sert trop souvent de prétexte pour mener des campagnes de « salissage » contre les organisations sociales devenues trop dérangeantes pour l’ordre établi. Des campagnes de peur menées dans les grands médias visent à faire taire la gauche ou les organisations jugées trop radicales et à leur faire perdre l’appui de la population. Ce type d’opération consistant à « démoniser » certaines organisations ou leurs membres a comme objectif d’engendrer dans la population la crainte de ces organisations ou simplement la peur d’affirmer leur appui à ces dernières. Ainsi, en associant gratuitement militants pour les droits sociaux, criminalité et terrorisme, on vise à museler les organisations, à entacher leur réputation, à leur faire perdre leurs appuis, ainsi qu’à les isoler du reste de la population. Nous ne pouvons nous laisser intimider dans nos luttes pour la justice sociale par de tels discours diffamatoires qui tentent de détourner l’attention par la désinformation. Au contraire, il faut riposter publiquement et continuer à démasquer ces pratiques de terrorisme d’État, ainsi que ceux qui en profitent au quotidien !