Nous avons reconstitué, dans cette recherche, une partie de l’his-toire des luttes menées par les organisations paysannes.
L’objectif de cet ouvrage a été de contribuer à l’analyse de l’his-toire du mouvement paysan en répondant au pourquoi et au comment de la lutte des organisations paysannes.
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1. À la source du problème agraire, l’action de l’État
Nous avons voulu montrer les causes de la mobilisation paysanne plu-tôt que les tensions existantes entre les groupes dominants. Sans faire une caractérisation de l’État colombien, il apparaît toutefois nécessaire de se poser la question de la responsabilité de l’État, car elle explique les luttes des paysans pour la terre et contre la grande propriété des latifundistes ou des entreprises transnationales.
Pour certains chercheurs, l’échec des politiques traitant de la question agraire s’explique par la fragilité de l’État central et de ses institutions, ou par l’inadéquation entre des politiques réformistes et des institutions sclérosées. Pour d’autres, dans la même lignée, la fra-gilité de l’État aurait permis aux élites régionales et aux propriétaires de concentrer la propriété en monopolisant l’État. Ces différentes lectures laissent sous-entendre que l’État a été dépassé par l’ampleur de la question agraire ou par le pouvoir des élites régionales.
Nous nous inscrivons dans une autre lecture des causes du problème agraire. Pour nous, l’État est directement responsable de l’ampleur du conflit agraire autant par son inaction, que d’aucuns identifient comme un manque de volonté politique (Berri, Rosas; Machado), que par son action.
Certes, autant les lois d’adjudication des terres publiques promulguées depuis le milieu du xixe siècle, que les trois lois de réforme agraire du xxe siècle et la loi sur les terres de 1994, ont en commun le désir de démocratiser l’accès à la terre. Il est vrai aussi qu’à partir de 1936, l’État, sous l’égide du parti libéral, puis des secteurs modernisateurs de la classe dominante, a mis en place des politiques ayant comme objectif la réforme agraire. Cette réforme était vue comme essentielle pour les libéraux, entre autres parce que les paysans étaient plus productifs que les grands propriétaires, et que le processus d’industrialisation nécessitait d’augmenter la production agraire. Elle visait aussi à prévenir les contestations révolutionnaires qui pouvaient naître des fortes iniquités dans la propriété rurale1.
Néanmoins, ces différentes mesures qui ont fait appel à la distri-bution des terres publiques, l’extinction de la propriété, et le marché des terres n’ont ni amélioré l’accès des paysans à la propriété, ni permis à ceux-ci de sortir de la pauvreté, ni apaisé le conflit agraire. Au contraire, la concentration de la terre n’a cessé d’augmenter; la population rurale est toujours marginalisée et manque des services élémentaires, bien que les taux de pauvreté aient diminué au cours des derniers 10 ans à l’échelle du pays (DANE 2015). C’est ainsi que le conflit agraire s’est aggravé progressivement jusqu’à donner nais-sance au conflit armé complexe et durable qui a affecté la Colombie pour plus de 60 ans.
Si les prises de position sur la question agraire diffèrent entre les différents groupes de la classe dominante et, parfois, entre l’État central et les élites régionales, les élites latifundistes se sont opposées au réformisme, alors même qu’en général, elles appartiennent aux cercles du pouvoir à travers lesquels les secteurs libéraux essaient d’avancer leurs réformes.
L’État est régi par des institutions, somme toute, stables, dirigées par des groupes sociaux qui se confrontent et se côtoient. Lorsque la confrontation devient ouverte, les élites libérales cèdent ou s’allient aux élites conservatrices.
La contre-réforme agraire se fait aussi par des lois, notamment la loi 100 de 1944, la loi 4 de 1973 et la loi Zidres de 2017, et a donc été approuvée par les organes législatifs de la Colombie. On pour-rait penser que ces lois apparaissent seulement lorsque les gouver-nements conservateurs arrivent au pouvoir, mais ce n’est pas le cas. Tout au long de l’histoire législative que nous avons analysée dans cet ouvrage, la législation sur la réforme agraire contient des éléments contradictoires qui la mine et finissent par la vider de son sens.
Par exemple, les normes qui visent la redistribution de la terre en établissant le plafond du nombre d’hectares de baldíos qu’une personne peut recevoir, introduisent elles-mêmes des exceptions qui finissent souvent par devenir la norme (Villaveces Niño et Sánchez 2015). Le même phénomène existe, bien que pour des motivations différentes2, dans les lois qui reconnaissent les paysans comme sujets expropriés ou qui cherchent à réduire la pauvreté des paysans. Ainsi, en décembre 2010, sous le gouvernement de Juan Manuel Santos (2010–2018), le Parlement adopte la loi 1448 qui vise la restitution des terres aux victimes du conflit, dépossédées de leurs biens après 1991 (art. 3). En même temps, elle établit que les projets agro-industriels en cours sur les terres à restituer doivent se poursuivre. Si l’exploitant du projet ne savait pas que les terres exploitées étaient usurpées, ceux ayant droit à la restitution doivent signer un contrat d’usufruit avec lui. Si, au contraire, l’exploitant a participé ou bénéficié consciemment de l’usurpation de la terre, c’est l’État qui doit se substituer à lui pour en continuer l’exploitation. Ainsi, cette loi, dont l’objectif est au départ de restituer les terres aux victimes, se trouve parallèlement à cautionner les projets agro-industriels imposés par les paramilitaires et à transformer les paysans libres en quasi-travailleurs de l’indus-trie extractive, sous des appellations équivoques telles que « contrats d’association », « alliances productives », etc.
L’échec des réformes agraires vient aussi du fait que le prin-cipe d’égalité devant la loi se retourne systématiquement contre les paysans : la législation agraire met en place des procédures rigou-reuses et donc complexes pour permettre l’accès à certains droits (titres de propriété de la terre ou d’exploitation minière), sans tenir en compte des difficultés qu’affrontent des paysans parfois analpha-bètes, dépourvus de temps, de ressources ou de contacts, dans leurs démarches. Les paysans sont ainsi clairement désavantagés face aux grands propriétaires terriens qui disposent du capital économique et politique. D’autre part, le pouvoir d’assignation des droits est entre les mains de notaires et de bureaux de registre, alors que ceux-ci sont des structures clés du contrôle exercé par les élites locales (Huertas, Hernández et Ríos 2014).
En analysant l’évolution de la normativité juridique sur la ques-tion agraire, nous avons démontré au premier chapitre que les échecs répétés des réformes progressistes ne sont pas le résultat d’un défaut dans le fonctionnement de l’engrenage politique, mais plutôt le résul-tat de sa forme institutionnalisée de fonctionnement. De la même manière, il importe de souligner que la perte du pouvoir monopo-listique de l’État sur l’utilisation de la force n’est pas seulement le reflet de la fragilité des institutions, mais de l’utilisation de la force que l’État a délégué à des groupes paramilitaires, par exemple, par le biais de la législation (dans les années 1960; en 1980, en 1994 avec les Convivir).
Nous avons analysé l’accès des grands propriétaires à l’appareil d’État comme un élément constitutif de l’enrichissement des groupes dominants. Cette analyse a démontré comment, dans la dispute pour la terre, les groupes dominants mobilisent en leur faveur la force publique et la normativité juridique. Ce phénomène est incontour-nable pour comprendre les dynamiques de lutte que mettent de l’avant les organisations paysannes.
Il importe également de préciser que la Colombie n’est pas une société « primitive » ou « en retard » politiquement, socialement ou économiquement. Ceci dit, la reproduction de la classe dominante est liée, au moins de deux manières différentes, à la violence qui touche la société colombienne et particulièrement la paysannerie.
1) La violence sanctionnée par l’État
Les principaux protagonistes de la violence contre les paysans ne sont pas en marge des institutions. Au contraire, la violence est exercée par les cercles du pouvoir à travers les institutions de l’État – soit directement (Forces armées, police, services d’intelligence), soit sous une forme décentralisée (groupes paramilitaires créés, encouragés, entraînés par l’État). Vu ainsi, l’exercice de la souveraineté ne relève pas du monopole de la force dans les mains des institutions de l’État, mais de la capacité de ce dernier à décentraliser cette force pour faire respecter le statu quo. Pourtant, cette violence ne correspond pas à la répression typique des États modernes; le degré de coercition de la violence politique institutionnelle outrepasse largement « l’utilisation légitime de la violence ». Deux traits semblent marquer le recours à la violence par les classes dominantes. D’une part, le conflit armé sert à résoudre les différends entre les factions libérale et conservatrice de la classe dominante3. D’autre part, les grands propriétaires terriens utilisent leurs armées privées et leur accès à la force publique contre les classes subalternes. Ce faisant, ils ont directement bénéficié de l’expropriation des paysans et ont renforcé la structure de la grande propriété.
L’escalade de la violence à partir des années 1980 ne peut se comprendre sans tenir compte de ces antécédents. C’est la décen-tralisation historique du monopole de la violence de l’État qui rend possible l’expansion paramilitaire. Bref, l’action du paramilitarisme relève de dynamiques conjoncturelles, mais ses résultats sont rendus possibles par des relations sociales où la violence politique est une pratique normalisée, le paramilitarisme ayant joui du soutien juri-dique, social, économique et militaire des classes dominantes et de l’État, de son origine à la légalisation de ses acquis.
2) La coercition et la normativité juridique au service des groupes dominants
La coercition et la normativité juridique se complètent pour assurer la reproduction des groupes dominants. Ces deux tactiques sont uti-lisées en tandem et se consolident mutuellement : la coercition serta créer le rapport de force nécessaire pour faire passer la législation favorable à la classe dominante. La législation est utilisée pour enri-chir la classe dominante et sert à ratifier l’utilisation décentralisée de la force comme mécanisme institutionnel. Cela permet d’élargir les propriétés des latifundistes en expropriant les paysans. C’est contre ce pouvoir juridique et militaire que se battent les paysans, non pas pour s’opposer à l’État et aux groupes dominants, mais afin de défendre le projet de la paysannerie.
2. Revendications et dynamiques de la lutte paysanne
La lutte pour l’économie paysanne ou la voie paysanne
Le projet de la paysannerie n’est pas écrit blanc sur noir nulle part, mais la cohérence historique des paysans est frappante. L’élément de continuité, la constance et la persévérance de la lutte paysanne gravitent autour de la détermination ferme de construire une écono-mie paysanne. Ceci consiste à produire, à partir de la force de travail familial sur des terres propres, une économie pour vivre en conditions de bien-être, de dignité et d’indépendance. C’est dire qu’ils n’auraient pas à aller mendier en ville, ils pourraient décider pour qui voter et ils seraient en mesure de défendre leurs propres intérêts.
Nous avons cerné quatre phases ou dynamiques dans l’histoire de la lutte paysanne : l’autogestion, la réclamation, la résistance et l’autonomie4. Voici une brève synthèse de leur émergence, principales caractéristiques et des conditions qui mènent au passage de l’une à l’autre.
1) L’autogestion (des années 1940 aux années 1980)
Au chapitre 2, nous avons analysé la phase ou dynamique d’auto-gestion. Une balance des trois décennies qui vont du moment où se consolide la colonisation dans la région (début des années 1950) au début des années 1980 laisse voir que la lutte pour la terre est l’enjeu central identifié par les paysans dans les processus de colo-nisation de baldíos et des occupations des grands propriétaires. Une fois qu’ils ont commencé le processus de colonisation, les besoins sont de mettre en place les infrastructures et les services pour la production paysanne et pour améliorer les conditions de vie de la communauté.
Pour se procurer la terre, comme pour développer l’infras-tructure nécessaire, les paysans mettent de l’avant des solutions de leur propre initiative, basées sur leurs propres forces dans un processus d’autogestion encadré par les organisations sociales. L’autogestion est la dynamique qui s’impose devant l’absence de politiques publiques face aux problèmes des paysans. Toutefois, il ne s’agit pas de refuser les solutions qui pourraient venir de l’État. Par exemple, lorsque le gouvernement crée l’ANUC, les paysans répondent positivement à l’appel d’organisation, mais face au manque de solutions, ils continuent à déployer des activités auto-gestionnaires pour répondre à leurs besoins, ce qui les amène aux occupations, par exemple.
L’autogestion est une grande force dans la lutte. Néanmoins, l’écart est trop grand entre les forces dont disposent les paysans et les défis qu’ils doivent surmonter. La fin de cette dynamique résulte des limites de l’autogestion face au pouvoir des grands propriétaires – pouvoir qui leur permet d’exproprier les paysans et nier leur accès aux ressources (crédit, routes et services sociaux) nécessaires pour faire prospérer l’économie.
2) La réclamation (des années 1980 aux années 1990)
Alors, les organisations paysannes mettent de l’avant une nouvelle dynamique, la dynamique de réclamation. L’objectif principal est d’exiger à l’État qu’il remplisse son devoir comme garant des droits et qu’il appuie la production paysanne. Les paysans réalisent des marches, des grèves, des occupations d’édifices publics afin d’obliger le gouvernement à négocier les listes de pétitions.
Les manifestations nécessaires à la réclamation prendront fin avec l’émergence du paramilitarisme. Les paramilitaires déclarent la guerre à ceux qui protestent et à tous les paysans en général, en les accusant d’être des collaborateurs de la guérilla. La méthode sangui-naire qu’ils déploient sème la terreur et les déplacements se multi-plient partout. La croissance du paramilitarisme et les attaques contre les paysans et les dirigeants sociaux ont atteint des niveaux sans pré-cédent dans les années 1990 et la première décennie du xxie siècle. Les leaders sont menacés et assassinés; d’autres sont obligés de se déplacer ou de s’exiler. Ceux qui survivent doivent adopter une vie de clandestinité afin de continuer à habiter dans la région. Les organi-sations sociales peinent à faire leur travail au milieu de cette offensive armée qui les prend par cibles.
3) La résistance (des années 1990 jusqu’à 2005)
L’escalade de la violence paramilitaire mène les paysans à une autre phase de leur lutte, la phase de résistance. L’objectif central ici est de survivre aux attaques du paramilitarisme, c’est-à-dire, de défendre la vie et de rester sur le territoire. Au cours de cette période, les paysans forment des Communautés en résistance civile pour la défense de la vie, la dignité et le territoire et les organisations sociales se concentrent princi-palement sur l’attention aux déplacés et la défense des droits humains.
L’offensive paramilitaire est presque parallèle à l’imposition d’un modèle économique fondé sur l’extractivisme des ressources et sur l’agro-industrie, ce qui entraîne un processus de reconcentration de la terre. L’extractivisme est clairement devenu le modèle de déve-loppement de la Colombie dans les années 1990.
4) L’autonomie (de 2004 à ce jour)
L’opposition à l’extractivisme est l’élément qui marque le pas-sage à la dynamique d’autonomie. Dans cette phase, les paysans cherchent à défendre la vocation agraire de la terre. Ils tâchent de construire des normes pour préserver les sources d’eau et réta-blir les conditions environnementales dans les lieux d’exploitation minière. Puisant de leur expérience acquise dans l’autogestion, la réclamation et la résistance, les organisations sociales affirment l’autonomie : elles légifèrent sur la forme d’exploitation des res-sources naturelles dans l’optique de permettre une économie de subsistance à long terme. Au cours de cette dynamique, les paysans exercent à différents degrés la gestion de la vie et du territoire, notamment en ce qui concerne le vivre en communauté, la légis-lation environnementale et les plans de vie (ou plans de dévelop-pement alternatifs).
L’autonomie dans la gestion territoriale présente des défis énormes, car elle s’oppose à l’État et aux compagnies nationales et transnationales qui misent sur l’exploitation aurifère. Pour ces raisons, une des demandes centrales du mouvement agraire est la reconnaissance des paysans comme acteur social et sujet de droits. Les organisations paysannes, fortement inspirées de la lutte des Autochtones, visent à se faire reconnaître des droits territoriaux et à faire respecter leur autodétermination sur le territoire. La lutte pour la reconnaissance se fait tant au niveau national, où les organisations comme le Sommet agraire jouent un rôle incontestable, comme au niveau international au moyen, principalement, de l’initiative paysanne pour la Déclaration sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (ONU 22-05-2017).
Les droits territoriaux pour les organisations paysannes font référence à des revendications d’autonomie gouvernementale et territoriale. Les paysans ne demandent plus seulement l’accès à la terre et des investissements sociaux. Les droits territoriaux qu’elles demandent s’articulent autour de trois axes : 1) la propriété collective sur le territoire sur une base identitaire5; 2) la juridiction territoriale ou l’autonomie politique; et 3) l’autodétermination dans la gestion des ressources naturelles. Les propositions de territorialité paysanne telles que les Zones de réserve paysanne et les territoires agroalimen-taires, entre autres, vont dans ce sens. La situation est similaire dans la négociation à l’ONU où les organisations sociales défendent une notion nouvelle du droit à la terre qui concerne à la fois l’accès à la terre, son utilisation et sa gestion, nécessaires à la réalisation de plusieurs droits, dont celui à un niveau de vie suffisant, du droit à la santé, du droit de participer
• la vie culturelle, du droit d’être à l’abri d’expulsions forcées, mais aussi de la pollution et de la destruction des eaux et des zones de pêches (ONU 22-05-2017).
Il semble que la revendication des droits territoriaux est en train de bouleverser la question agraire et le rapport des paysans à l’État. Une conflictualité nouvelle apparaît qu’on peut appeler agro-territoriale, car elle dépasse la question agraire. Les conséquences de cette transformation du mouvement paysan sont encore à venir. Pour les envisager, il faut prendre en compte que les Autochtones représentent 3,4 % de la population et les afrodescendants 10,6 % (DANE 2005), alors que les paysans forment de 20 % à 30 % de la population colombienne.
Plus encore, les organisations sociales mettent de l’avant diverses activités pour s’opposer au modèle économique et pour faire valoir leurs droits, des activités qui rassemblent de secteurs chaque fois plus larges de la population touchée par l’extractivisme. Par exemple, en mars 2017, les habitants de Cajamarca se sont prononcés contre l’exploitation d’or (réalisée dans la région par la compagnie cana-dienne AngloGold Ashanti) au moyen d’une consultation populaire, un mécanisme de participation citoyenne, basé sur la loi 134 de 1994 et la loi 1757 de 2015. Depuis, les habitants de 4 autres municipalités de la Colombie ont voté contre l’extraction de ressources et « Selon le ministre de Mines, il y a 44 municipalités qui ont l’intention de réaliser des consultations populaires pour interdire tantôt l’exploita-tion des hydrocarbures (15) ou de minéraux (26) sur leurs territoires » (El Espectador, 2017-05-27).
3. La lutte pour la territorialité en Colombie et en Amérique latine
Au final, il se dégage de cette étude qu’au cours de l’histoire de leurs luttes, les paysans ont participé à la construction et à la défense du territoire, et que, sur ces bases, ils revendiquent aujourd’hui des droits territoriaux.
La situation du mouvement agraire en Colombie présente des convergences importantes avec d’autres mouvements sociaux en Amérique latine. En effet, depuis les années 1990, à l’échelle du sous-continent, la revendication territoriale est devenue le point central de la lutte sociale (Vásquez Cardona et Rincón 2013; Piñeiro 2004; Svampa 2010; Gonçalves 2009). Elle est une forme d’affirmation des droits collectifs sur le territoire et les ressources, par des mouve-ments qui se sentent interpellés par les crises environnementale et alimentaire (Domínguez et Sabatino 2008) et se dressent contre le développement extractif de ressources naturelles.
• l’origine de cette revendication se trouve le modèle néo-libéral de l’économie, qui s’est imposé à l’échelle du continent depuis les années 1980. En Colombie, comme ailleurs en Amérique latine, l’accaparement des terres et l’exploitation extractive se font en grande partie sur des territoires réclamés par les mouvements agraires, dont notamment le mouvement autochtone (Stavenhagen et Nations Unies 2006; Vázquez 2013). Il s’agit de zones de réserves autochtones, de zones de colonisation paysannes et de territoires afrodescendants comme les quilombos et les palenques (Vacaflores Rivero 2009). Ces espaces avaient été délaissés par l’État et par les investisseurs en raison de leur éloignement et de conditions géolo-giques qui rendaient leur exploitation difficile et peu rentable. Par conséquent, ils étaient devenus des lieux que la société dominante avait abandonnés, où des groupes marginalisés avaient organisé leur vie et leur subsistance. Avec le boom extractiviste, les res-sources les plus éloignées deviennent rentables et la marginalisa-tion historique de ces espaces prend fin, déclenchant des vagues d’expropriation.
Partout en Amérique latine, la réponse écologiste a pris de l’ampleur devant la crise environnementale sans précédent causée par l’extractivisme. Les questions environnementales se conjuguent avec les revendications territoriales donnant naissance à des conflits éco-territoriaux (Svampa 2011). Alors que les conflits environne-mentaux prônent un rapport écologique vis-à-vis de la nature et de ses ressources, les conflits éco-territoriaux impliquent, en plus, la défense territoriale (Svampa 2008; Torunzcyk Schein 2015). C’est que le caractère territorial de l’exploitation extractive menace la permanence des communautés agraires sur le territoire. Or, pour plusieurs communautés, le territoire est l’espace sur lequel elles ont tissé les rapports sociaux et culturels qui assurent leur survie (Fernandes 2006).
Le modèle néolibéral soulève d’autres points de contestation, parmi lesquelles certaines sont directement en lien avec les enjeux territoriaux :
• Les conséquences du libre-échange sur la souveraineté alimentaire;
• Le démantèlement des programmes sociaux (Yashar 2005) et la priorité donnée au marché des terres sur la redistribution (Hoffmann 2014);
• La promotion de l’extractivisme qui ouvre la frontière agricole aux entreprises aggravant ainsi la concentration de la propriété terrienne (Cardona Arango 2012; Vergara-Camus 2009); et
• Le laxisme corollaire en matière de protection envi-ronnementale, de normes du travail, de contrôle fiscal et d’investissements (Svampa 2011).
Les rapports identitaires sont cruciaux dans la construction des imaginaires territoriaux et, pour cette même raison, ils peuvent être en tension face à la notion de souveraineté territoriale de l’État-nation moderne. Le développement, basé sur l’extraction de ressources paraît incompatible avec l’identité communautaire basée sur la production d’une économie de subsistance. Ainsi, les demandes territoriales autour de la propriété collective et de l’autogestion diffèrent à plu-sieurs égards des catégories territoriales admissibles par l’État-nation (Bebbington, Abramovay, et Chiriboga 2008).
Notes
1. Les initiatives de réforme agraire promues en différents pays de l’Amérique latine par le programme états-unien de l’Alliance pour le progrès obéissent à cette même raison.
2. Pour une analyse des politiques de « développement à partir d’une approche territoriale », voir (Chavarro Rojas 2017).
3. Cela avait également été le motif des quatorze guerres civiles du début du xixe siècle, initiées par les grands propriétaires terriens : il s’agissait d’accéder aux lieux de pouvoir. Pour Gonzalo Sánchez, « L’enjeu de ces guerres n’était donc pas la prise du pouvoir, le changement du système ou la substitution d’une classe politique par une autre, comme dans les révolutions. Ce qui se jouait là, c’était simplement la participation administrative et l’incorporation des forces qui avaient été occasionnellement exclues de l’appareil institutionnel » (1998, 20).
4. La périodisation que nous avons proposée se base sur l’histoire du sud de Bolívar et plus largement du Magdalena Medio. Le classement chronologique dans lequel elles sont présentées se justifie par leur prépondérance consécutive, mais il ne faut pas confondre cette prépondérance avec la fin d’une dynamique et l’apparition d’une nouvelle.
5. Dans les conflits agraires, l’identité première est en relation avec la production plutôt qu’en relation avec les questions ethniques.