Aller au contenu principal
05/05/2014

Les mobilisations paysannes font de la Grève nationale du secteur agraire un enjeu de défense nationale. La question agraire est l'objet de débats sur la place publique remettant ainsi en question le privilège de Vie et de Territoire en Colombie. Voilà la raison pour laquelle cette mobilisation paysanne est la cible d'actions militaires et policières justifiées par des sois-disantes « certitudes » institutionnelles (quant à l'infiltration de groupes armés).

En Colombie, le contrôle territorial est une forme de pouvoir qui porte en soi les mécanismes de violences illégales et les instruments de coercition institutionnelle. Alors que nous avons toujours le souvenir de la violence partisane [ndt : époque de la Violencia entre libéraux et conservateurs] motivée par les intérêts d'implacables caciques, nous vivons maintenant la terreur paramilitaire peut-être bien au service de ces mêmes caciques revêtant aujourd'hui de nouveaux habits et renouant de nouvelles amitiés. Mais il s'agit d'un autre sujet. Aujourd'hui je m'intéresse plutôt aux instruments de cette coercition puisque de celle-ci naît une volonté belliqueuse au sein de nos institutions de sécurité. Je m'intérroge à savoir ce qui peut exaspérer nos hauts responsables policiers et militaires? Qu'est ce qui motive la réunion d'un conseil de sécurité extraordinaire aux bureaux de la Dirección General de la Policía dimanche dernier? [ndt : réunion du dimanche 27 avril soit le jour précédent le déclanchement du mouvement de Grève nationale.]

 

L'accouchement est prévu pour le 5 avril 1588. Son fils est né le jour du Vendredi saint. Il sera le plus grand penseur politique de son temps à se pencher sur l'argument de l'État absolu, le Léviathan. Dans ses notes autobiographiques, il se rappelle sa naissance  et dit :  «Le jour de ma naissance, ma mère a accouché de deux jumeaux: moi et la peur. » 
(Thomas Hobbes, Le Leviatán)

Le territoire s'est toujours présenté en Colombie comme une forme substantielle du pouvoir : de cela découle que nos vie « doivent » être administrées. L'organisation de la propriété terrienne se présente alors comme un instrument de cette administration. Rappelons que la remise du territoire et de la vie au règne de l'État est un principe fondateur de l'État moderne. La peur, frère de naissance de Thomas Hobbes, passe ainsi du côté du Grand Léviathan.1 Mais, en Colombie, l'artifice de nos vies ne s'incarne pas dans l'institution souveraine mais dans la violence même qu'elle implique. S'il avait été de cette époque, Hobbes n'aurais jamais calmé son angoisse puisque dans cet État moderne, le citoyen ne se libère pas de la violence et encore moins de celle du Roi.

De façon paradoxale, le Conseil de sécurité extraordinaire n'a pas été établi pour assurer l'exercice de la citoyenneté mais pour élaborer des « plans et stratégies de sécurité liées à la Grève nationale du secteur agraire » dont le commencement était prévue pour le lundi 28 avril. 2 Comment cette grève nationale agraire entre-elle dans l'agenda sécuritaire ?  La mobilisation paysanne serait-elle une menace envers les mécanismes de contrôle territorial? Avant d'être une menace pour l'organisation agraire, la mobilisation paysanne ébranle la conception même qu'entretiennent les grands propriétaires terriens et la bourgeois bureaucratique colombienne.  Plusieurs croient en effet que le paysan ne mérite pas le privilège de la citoyenneté assumant ainsi que le fait d'être un sujet de droits est en soi un privilège. D'autres croient, de façon encore plus préoccupante, que ce paysan ne mérite pas le privilège de la dignité, soit celui d'avoir une vie décente.  Au sein de la Dirección Nacional de la Policía, la haute hiérarchie de la sécurité nationale aborde la question depuis sa propre compréhension se demandant « comment est-il possible que des paysans exigent Vie et Territoire sans descendre d'une " bonne lignée" » ? En tant que défenseurs de la « démocratie », les hauts placés de l'agenda sécuritaire se demandent "comment une protestation se noie-elle dans les principes démocratiques ?" Afin de préserver sa propre conception, la crème sécuritaire tisse un argument « juste » pour  articuler la question agraire en tant qu'enjeu de défense nationale et , de cette façon, situer la menace à l'intérieure même de la mobilisation paysanne.

Selon les rapports de sécurité, le Conseil de sécurité soutient la thèse d'une infiltration des groupes armés au sein des manifestations paysannes. Tant le Ministère de la Défense, que le Général Rodolfo Palomino affirment que « dans certains régions spécifiques,  certains de ceux qui mobilisent les paysans sont des membres des FARC et de l'ELN qui croient qu'il vont ainsi pouvoir faire pression sur le Gouvernement. Ils se trompent. Le Gouvernement ne répond pas à cette pression et ils n'obtiendront rien en dehors du processus de paix » 3 [ndt : en référence aux pourparlers actuels entre le gouvernement nationale et les FARC]. En ce moment, l'Armée et la Police répondent à une consigne de première priorité et disposent de l'arsenal complet pour empêcher tout blocage de routes. La meilleure façon de justifier la violence contre les paysans consiste à aborder la Grève nationale du secteur agraire comme une menace à la sécurité nationale. Suivant ce type de déclarations, le corps du paysan est offert à la merci d'une violence « justifiée ». Le Conseil de sécurité extraordinaire exprime une intention violente, un avertissement : nous ferons tout ce qui est nécessaire pour contrôler les manifestations qui, dans leurs principes mêmes, sont « criminelles » et non démocratiques.  Puisqu'il s'agit d'une « certitude » institutionnelle, l'Armée et la Police colombienne convertissent la mobilisation paysanne en un enjeu de défense nationale.

Depuis ses débuts en tant que République, les bénéfices du Droit sont accessibles seulement à quelques uns. Au fil du temps, cette conception a été intégrée par plusieurs en Colombie et maintenant,  la mobilisation des dé-territorialisés ébranle cette compréhension menaçant le privilège de Vie et de Territoire. La question agraire est centrale pour la Colombie et la débattre met en danger la propriété et le privilège de quelques uns. C'est là que prend racine la volonté belliqueuse inhérente au mandat des hauts commandants militaires et policiers. Ce sont des institutions qui sont au service de propriétaires et de « justes » administrateurs. Pour la machine coercitive, il est inconcevable que le droit soit le fait de la paysannerie et de chacun d'entre nous : pour l'élite sécuritaire le droit s'entend comme un privilège qui se gagne via la « compétence » et le nom de famille et seuls les « meilleurs » le méritent.

La Grève nationale du secteur agraire ouvre le débat sur la question foncière rompant ainsi avec le privilège de Vie et de Territoire en Colombie. Avant d'être une lutte « légitime », la Grève nationale est une lutte vitale. Nous parlons ici du travail paysan, une occupation qui n'a pas disparu et ne disparaîtra pas du territoire national, un labeur qui vit en chacun d'entre nous. La peur ne doit plus avoir prises, elle doit s'effacer pour donner raison à notre géographie de vies et de mémoires. Dites moi,  lecteurs, qui d'entre vous ne vit pas, ne se souvient pas de notre territoire paysan en émois?

Notes :

1 Hobbes, Thomas. (2003). Leviatán. Editorial Losada; Buenos Aires., p. 7.

2 Realizan consejo de seguridad extraordinario por paro agrario. (2014, Abril). El Espectador. Disponible en: http://www.elespectador.com/noticias/nacional/realizaran-consejo-de-seguridad-extraordinario-paro-agr-articulo-489165

3 Ibíd.

Texte original : http://palabrasalmargen.com/index.php/articulos/nacional/item/la-cuestion-agraria-un-asunto-de-defensa-nacional?category_id=138

Traduction : PASC

Auteur.trice
Jessica Fajardo Carrillo