La Piedra No 9, Automne 2012
Dans le premier de ces trois articles de conjoncture, Dialogues de paix: pourquoi le gouvernement négocie, nous analysons le processus de paix récemment amorcé entre le gouvernement et la guérilla. Dans le deuxième article (p. 3), nous montrons que, parallèlement aux négociations, ce même gouvernement multiplie les initiatives pour préserver l’impunité des crimes d’État. Finalement, dans Le mouvement social populaire reprend l’initiative (p. 4), nous analysons comment le mouvement social colombien s’y prend pour faire entendre ses revendications dans ce contexte.
Dialogues de paix : pourquoi le gouvernement négocie
Depuis août 2012, l’actualité politique en Colombie gravite autour du processus de paix entre le gouvernement de Juan Manuel Santos (2010-...) et la guérilla, principalement le groupe des Forces armées révolutionnaires de la Colombie (FARC).
Le contenu des négociations, qui ne pourront durer plus d’un an, a prévenu plusieurs fois le gouvernement, s’articule en cinq points: développement rural, garanties pour l’opposition politique, narcotrafic, droits des victimes et, finalement, désarmement et intégration à la vie civile.
Les détails des contacts et des négociations que le gouvernement de Santos a eu pendant les deux dernières années avec les FARC pour définir les conditions du dialogue sont peu connus. On sait ainsi peu de choses de la participation de la communauté internationale dans ce processus. Seulement les gouvernements de Norvège, de Cuba et du Venezuela y ont participé publiquement. Par le passé, en plus de ces trois pays, le Canada, la France, l’Italie, la Suède, la Suisse et le Mexique avaient fait partie des « pays amis du processus de paix ».
Le dialogue en cours marque un changement dans le traitement de l’opposition armée : alors que le gouvernement actuel met de l’avant la recherche d’une « solution politique », son prédécesseur Alvaro Uribe (2002-2010) avait refusé d’envisager sérieusement toute autre solution que la victoire militaire.
En observant les débats entre les « uribistes » et les défenseurs du processus de paix, on voit clairement que la classe dominante est divisée. Cette division a commencé lorsque le gouvernement Santos a annoncé sa volonté de restituer les terres volées aux paysans(1).
Bien que la classe dominante agit à l’unisson pour défendre ses intérêts de classe, elle n’est pas homogène. On en distingue deux factions : la classe traditionnelle et la classe émergente. Jusque dans les années 1980, les paramilitaires, c’est-à-dire la classe émergente, n’avaient été qu’un instrument de domination au service de la classe traditionnelle. Depuis, ils sont des membres à part entière de cette classe (voir La piedra en el zápato no. 6, printemps 2009, p. 2 à 5).
L’appui du gouvernement Santos et de l’establishment aux dialogues est néanmoins total. C’est du moins ce que l’on peut penser du fait que tous les médias - qui, il y a peu de temps, faisaient l’apologie de la guerre - s’appliquent aujourd’hui à créer une ambiance favorable aux négociations de paix(2). Les manchettes des principaux journaux tournent maintenant pour la plupart autour de l’importance et de l’acceptabilité de la paix. À titre d’exemple, notons les titres de deux articles : « Des écrivains, des analystes et des chercheurs appuient les dialogues avec les FARC» (Redacción El Tiempo, 2012); et « Le pays regarde le processus de paix» (Gómez, 2012).
Si le gouvernement a décidé de négocier avec la guérilla, c’est parce qu’il est peu probable qu’il puisse la défaire militairement. Les politiques belliqueuses du président Uribe (2002-2010), basées sur une stratégie contre-insurrectionnelle qui amalgamait ouvertement guérilla et population civile, ont affaibli la guérilla sans jamais sembler être en mesure de l’éliminer.
L’existence des groupes rebels est un signe d’instabilité politique et de faiblesse institutionnelle. D’autre part, les violations systématiques des droits humains ont sérieusement remis en question la crédibilité d’un régime qui se présente comme un régime démocratique.
La persistance de la guérilla représente aussi un problème pour les investisseurs nationaux et étrangers, car elle insécurise leurs investissements : les attentats contre les infrastructures industrielles et les enlèvements restent des menaces très présentes.
La stratégie de négociation semble finalement d’autant plus plausible que les guérillas ont perdu du terrain au cours des 10 dernières années : le contrôle qu’elles exercent sur le territoire et leur capacité d’action relèvent de moins en moins de ceux d’une armée régulière.
Deux initiatives du gouvernement Santos visent a favoriser l’impunite des crimes d’etat
Très controversé(3), il ouvre la porte à ce que les peines des militaires condamnés par la justice - comme le général Rito Alejo del Rio(4) et Jorge Plaza - puissent être suspendues.
La deuxième initiative gouvernementale vise la consolidation du droit militaire (fuero militar). Enchassé dans le code de justice militaire et ayant un statut constitutionnel, le fuero militar prévoit que les crimes commis par les militaires seront jugés par leurs pairs. Ce principe a été à la base de l’impunité en Colombie et en Amérique latine.
En 2006, le fuero militar s’est trouvé affaibli par un accord passé entre le ministère de l’intérieur et la fiscalia(5), qui désirait calmer les critiques de défenseurs de droits humains qui s’opposaient alors à la signature du traité de libre-échange entre les États-Unis et la Colombie. L’accord en question a permis de mettre au jour des crimes, comme ceux qui consistaient à assassiner des civils pour les faire passer pour des militaires morts au combat (appelés en Colombie « falsos positivos», voir La Piedra en el zápato no 6.).
Le projet actuel cherche à renforcer le fuero militar en le faisant s’appliquer à tous les délits sauf au génocide, aux crimes contre l’humanité et à la disparition forcée. En date d’octobre 2012, le projet législatif pour renforcer le fuero militar avait déjà passé la plupart des étapes nécessaires à son approbation.
Au-delà de ces deux initiatives, il existe un autre mécanisme d’impunité, plus subtil mais aussi plus pervers. Il prend sa source dans l’article 99 de la loi 1448 sur les victimes et la restitution des terres. Cet article prévoit qu’au nom du développement économique, lorsqu’ils restituent une terre volée au paysan qui en est le propriétaire légitime, les fonctionnaires doivent veiller à préserver les projets d’exploitation qui se sont développés sur les terres en question (plantations de palme, de fruits, exploitation de bois, etc.). Si l’exploitant actuel a acquis la terre de bonne foi, le paysan doit donc collaborer avec lui. Sinon, l’exploitation actuelle doit se poursuivre sous la tutelle de l’État.
La terre est donc restituée au paysan, mais il n’en est plus le maître. Il doit accepter un projet d’exploitation qui n’a pu voir le jour que grâce à la répression dont il a été victime (assassinats, tortures, déplacements forcés, viols, etc.).
Au nom du droit des victimes, le gouvernement cautionne et légalise le modèle économique issu des crimes paramilitaires et des crimes d’État. Le modèle de développement qu’il impose ainsi est une offense à la dignité paysanne, mais il est aussi celui qui dépouille les paysans de leur mode de vie en les rendant dépendants des grandes entreprises nationales et transnationales
Le mouvement social populaire reprend l’initiative
La réactivation du mouvement populaire semble avoir eu comme élément déclencheur un refus clair de l’impunité décrétée par l’État concernant les crimes des paramilitaires(6). Le mouvement social de défense des droits humains était le seul à se trouver renforcé par la répression montante et par les ajustements faits par l’État pour se donner une image démocratique.
Réorganisés d’abord autour des mobilisations des victimes, les mouvements de protestation se sont restructurés pour dénoncer le processus de légalisation du paramilitarisme et de dépossession des terres subis par les paysans. Les processus d’organisation des secteurs populaires qui en découlent sont divers. La minga sociale et communautaire, le Congrès des peuples et les mobilisations étudiantes sont des exemples parmi d’autres.
Le processus du Congrès des peuples a commencé en octobre 2010, réunissant une large part du mouvement social colombien autour d’un exercice commun visant à se donner des mandats populaires pour agir immédiatement et construire une nouvelle société. Il s’agit d’un processus social qui, tout en exigeant justice de l’État, affirme qu’il ne lui fait pas confiance pour résoudre les problèmes actuels. Le peuple reprend la responsabilité de décider pour lui-même dans un exercice politique d’autonomie collective. «Que le pays d’en bas légifère, que les peuples dirigent, que les gens autogèrent le territoire, l’économie et le gouvernement » (extrait de la déclaration du Premier Congrès).
Le Congrès des peuples a réuni entre 10 000 et 20 000 délégués de toute la Colombie lors de deux sessions principales et se prépare à en tenir une troisième en 2013 sur l’enjeu de la Paix dans le but notamment de définir les conditions de celle-ci à partir du point de vue des participants(7).
Au Congrès des peuples s’ajoutent la Marche patriotique et plusieurs centrales syndicales au sein de la coordination des mouvements sociaux et politiques de Colombie. On peut mentionner également la Route sociale pour la paix, auquel participent le Congrès, la Marche, et des mouvements comme Colombiens et colombiennes pour la paix, connu pour leur rôle dans les négociations d’accord humanitaire avec la FARC.
Cet espace entend proposer un processus de paix qui s’appuie sur les mouvements sociaux et qui va au-delà d’une négociation entre forces insurgentes et gouvernements. La Route sociale est notamment à l’origine de la semaine d’indignation qui a mobilisé l’ensemble des secteurs colombiens du 6 au 12 octobre dernier.
La Route offre une alternative à la « voie express » vers la paix proposée par le gouvernement colombien en organisant des sessions de consultation de la société civile parallèlement aux négociations qui se tiennent à Cuba.
(2) Voir aussi « Con la salida de Pacho Santos, Uribe pierde su más fuerte aliado en los medios » (La Silla Vacía, 2012).
(4) Voir l’article « Résistances dans le Choco » en p. 6.
(5) Institution de la justice colombienne ayant des fonctions semblables à notre « Procureur de la Couronne » .
(6) L’impunité en question s’est formalisée par un processus de « démobilisation » des paramilitaires (2002-2006) au cours duquel les victimes des crimes d’État ont été présentées comme bourreaux (alliés de la guérilla, déstabilisateurs de la démocratie, etc.) et les militaires et paramilitaires comme les gardiens de la démocratie et des valeurs sociales dominantes.
(7) Voir article « Congreso de los Pueblos » en page 16.
Références bibliographiques