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21/04/2017

Ce qui suit est le résumé d’un rapport écrit le 4 mars 2016 par Dre Virginia M. Bouvier, conseillère en chef pour le processus de paix à l’Institut des États-Unis pour la paix (United States Institute of Peace).

En tenant compte de la nature essentiellement genrée de la guerre et de la paix, cet article examine les répercussions distinctes du conflit armé qui ronge la Colombie de l’intérieur et ce, selon le genre ainsi que selon d’autres facteurs d’oppression.
 

Les dimensions genrées du conflit

L’expérience des femmes en Colombie a été caractérisée, historiquement, par leur exclusion politique et sociale, ce qui affecte les rôles des genres et les relations qu’ils entretiennent. Dans divers contextes volatils de guerre et de paix, au sein d’une culture spécifique, les attributs associés aux genres, leurs rôles, leurs responsabilités, leurs identités donnent forme aux normes qui les influencent par la suite dans la participation à l’effort de guerre ou de paix.

Les femmes ont joué de multiples rôles au sein de la guerre en Colombie, des rôles qui, à l’occasion, se chevauchaient. Les femmes ont contribué à construire la paix. Elles ont été victimes, agentes de changements et elles ont prodigué des soins. Elles ont également été combattantes et ont soutenu l’effort de guerre. Bien que cet aspect de leur participation ait été peu médiatisé, celle-ci est mise en évidence par le pourcentage de femmes qui auraient rejoint des groupes armés illégaux en Colombie.

L’expérience de guerre varie non seulement en fonction du genre, mais également selon l’âge, la classe sociale, l’ethnie, la race, la province d’origine et la religion. Cette analyse nous renseigne sur les paramètres qui permettent d’anticiper les divers besoins, les intérêts et les contributions de filles, de garçons, de femmes, d’hommes et de personnes LGBTI dans la période suivant immédiatement l’accord de paix.

Les répercussions du conflit armé en Colombie ont touché différentes parties de la population de manière distincte : les femmes, les hommes, les personnes de la communauté LGBTI, les filles, les garçons, les adolescent.es, les jeunes, les adultes, les autochtones, les afro-colombien.nes, les Raizales, natifs et natives des îles, les Palenqueros, descendant.es d’esclaves fugitifs et fugitives, et les gipsys, aussi connus sous le nom de Roms, etc.

Si nous nous penchons sur la question du genre, nous constatons que les hommes sont plus susceptibles d’être kidnappés, torturés, détenus arbitrairement ou recrutés de force par différents belligérants du conflit. Les femmes et les filles, de leur côté, sont plus susceptibles d’être victimes de déplacements forcées, de violence sexuelle et de viol. Elles sont également plus souvent forcées à travailler, à se prostituer, à subir des avortements forcés et sont plus souvent réduites à l’esclavage. Enfin, comme survivantes, les femmes doivent jouer de nouveaux rôles.

Les répercussions psychologiques varient également en fonction du genre. Comme mères et comme survivantes, les femmes sont particulièrement susceptibles de voir leurs enfants enrôlé.es par des groupes belligérants. Par exemple, dans le département de Putumayo, une région située au sud-ouest du pays, les groupes de femmes estiment qu’une femme sur dix est veuve et que 62 % des femmes de ce département ont perdu en moyenne deux enfants en raison de la violence liée au conflit.

Les déplacements ont des répercussions graves sur les femmes. Même si ces déplacements forcés affectent les garçons, les filles, les adolescents et les adolescentes, les adultes, les femmes, les minorités ethniques et les personnes à mobilité réduite de manières distinctes, elles constituent un fardeau particulièrement lourd pour les femmes et les communautés marginalisées. Les femmes et les enfants constituent 78 % des déplacé.es internes en Colombie et une grande proportion de cette population déplacée est afro-colombienne ou autochtone. Environ 97 % des déplacé.es internes vivent sous le seuil de pauvreté sans avoir accès aux services de base comme les soins de santé, la sécurité, la justice et l’éducation. Là où elles se retrouvent, les femmes déplacées s’exposent à d’autres risques de violences sexuelles et sont souvent prises pour cible en raison de leur rôle de meneuses au sein des communautés.


Violence sexuelle et genrée

La violence sexuelle et genrée s’inscrit dans une continuité de violence et de pouvoir qui existait avant le conflit armé et qui reflète et perpétue les structures d’inégalités. Une étude d’Oxfam-International a établi que près d’un demi-million de femmes et de filles en Colombie ont subi de la violence sexuelle et genrée, un chiffre qui est beaucoup plus élevé que celui dans les statistiques officielles. L’impunité généralisée fait en sorte que les femmes n’osent pas dénoncer les abus dont elles sont victimes. Qui plus est, la société colombienne est rongée par des tabous en ce qui concerne la violence sexuelle : garder le silence semble être la norme. Par conséquent, même si le problème est très grave et omniprésent, il reste difficile de mesurer son ampleur et de mettre en place les mesures appropriées. La question de la violence genrée perpétrée contre les hommes et celle contre les enfants né.es de la violence sexuelle résultant du conflit sont encore moins pris en considération.


La violence sexuelle et genrée en contexte de guerre

La violence sexuelle dans un conflit comprend « le viol, l’esclavage sexuel, la prostitution, les grossesses forcées, la stérilisation forcée ainsi que d’autres formes de violence sexuelle d’une gravité similaire perpétrée contre des femmes, des hommes, des filles ou des garçons qui ont un lien (temporel, géographique ou causal) avec un conflit ». Selon la cour constitutionnelle de Colombie, une telle violence sexuelle contre les femmes a été, en 2008, « une pratique systématique, habituelle et généralisée », qui a surtout affecté les mineures.

Tous les groupes armés du conflit en Colombie ont utilisé la violence sexuelle contre les femmes. Néanmoins, le type de violence sexuelle exercée varie en fonction du groupe belligérant, de la région et de d’autres circonstances. Les groupes qui ont résultés de la démobilisation et les autres groupuscules armés locaux (souvent les groupes qui étaient antérieurement dans l’AUC (Autodéfense Unies de Colombie) ou les autres groupes paramilitaires) sont les principaux responsables. Ces groupes utilisent la violence sexuelle afin de terroriser les communautés, s’approprier leurs terres et punir toutes celles et ceux qui osent exprimer leur désaccord. Ces faits ont été largement étayés. La stratégie de Salvatore Mancuso (commandat de l'AUC) pour contrôler le territoire du Norte de Santander a compris la violence sexuelle et les paramilitaires du Cesar et du Magdalena ont utilisé la violence sexuelle pour s'approprier le territoire et punir les femmes ayant défié leur autorité (techniques qui n'ont pas pris fin lors de la démobilisation).

Leurs méthodes comprennent l’imposition de rôles genrés. Les victimes qui ne sont pas considérées à la hauteur de ces rôles se voient punies en conséquence. Par exemple, les filles et les femmes qui étaient considérées comme écartées de leurs rôles féminins, en étant, par exemple, des « mauvaises voisines », des « mauvaises partenaires » et des « mauvaises filles » étaient publiquement humiliées, forcées à travailler comme domestiques ou réduites à l’esclavage. Les hommes et les garçons impliqués, selon les paramilitaires, dans des « pratiques masculines indésirables » -par exemple voler, abuser de drogues ou être porteur de maladies sexuellement transmissibles- pouvaient être punis par la torture, l’homicide ou la disparition forcée.

Selon le bureau de l’ombudsman, les plus importants auteurs des violences sexuelles sont les guérillas (FARC et ELN); viennent ensuite les membres des forces armées colombiennes. Les FARC disposent de certaines lois condamnant le viol et le harcèlement sexuel. Néanmoins, de nombreux rapports ont fait surface au sujet de violence sexuelle et de recrutement forcé, sans compter de nombreux abus de pouvoir. De plus, l’avortement forcé est plutôt fréquent parmi les FARC. En ce qui concerne les forces de sécurité de l’État, différents rapports ont fait état de membres de ces forces qui auraient tiré profit de certaines femmes et exploité les inégalités structurelles afin d’exercer une certaine violence sexuelle. Tous ces cas de violence sexuelle ont été passés sous silence par les institutions, avec un taux d’impunité qui atteint les 98,8 %.


Remédier à la violence genrée par l’égalité entre les genres et la participation politique

Les recherches démontrent que la meilleure garantie de la paix et de la stabilité d’un État est la qualité du traitement réservé aux femmes. À cet égard, la Colombie est, du point de vue légal et théorique, une pionnière. Toutefois, la réalité ne reflète ce qui est stipulé en théorie. Les lois progressistes, les décisions des tribunaux et les décrets du pouvoir exécutif se portent à la défense des droits des femmes et témoignent de l’engagement des autorités à se pencher sur la question de la violence sexuelle et genrée. En dépit de cette bonne volonté, des siècles de discrimination structurelle, de mauvais traitements et de violence genrée ont été exacerbés par un passé colonial, le racisme, l’homophobie et la pauvreté. La participation politique des femmes reste très limitée.

En ce qui concerne la communauté LGBTI, la reconnaissance légale de leurs droits est relativement récente. Au sein d’un conflit armé interne, l’intolérance pour la diversité des identités de genres et des orientations sexuelles a posé des risques pour la vie de nombreuses personnes. Ces personnes sont très souvent victimes de « violence corrective » ou de mesures d’« hygiène sociale ». Néanmoins, les formes que prennent les oppressions vécues par les personnes LGBTI varient. Alors que les déplacements internes sont une des conséquences les plus fréquemment signalées, les paramilitaires ont la réputation de s’attaquer à celles et ceux qui ne se conforment pas aux stéréotypes sexuels traditionnels et ce, « de manière particulièrement sauvage ».

En plus de ses effets distincts sur les femmes, les hommes et les personnes LGBTI, le conflit armé en Colombie a également eu des effets particuliers sur filles, les garçons et les jeunes en général. En Colombie, tous les groupes armés, légaux et illégaux incluent des jeunes. La violence domestique et intrafamiliale est le plus important facteur qui pousse les filles et les garçons à quitter le foyer et à rejoindre les groupes armés et les gangs. Une fois impliqué.e directement au sein du conflit, il est très difficile d’en sortir. Les FARC semblent avoir été les plus importants recruteurs d’enfants avant les négociations de paix. Depuis le début des pourparlers entre le gouvernement colombien et les FARC en 2012, des groupes criminels ont surpassé les FARC comme principaux recruteurs de mineur.es. La moitié des membres des Bandes Criminales (un groupe de narcotrafiquant qui a émergé après la démobilisation de l’AUC) sont des enfants. De plus, les enfants colombiens souffrent directement lorsque leurs parents ou proches sont tué.es ou menacé.es, ou encore lorsque leurs familles ou leurs communautés sont déplacées. Il existe un besoin urgent d’entreprendre des travaux psychosociaux et de pédagogie de la paix avec les jeunes afin de briser les mécanismes générationnels de haine et de vengeance.


Les femmes et le processus de paix en Colombie

Entre 1990 et le début des années 2000, seules quelques femmes ont participé activement aux tables de négociations. Lors des pourparlers entre les FARC et le gouvernement colombien, de 1998 à 2000, María Emma Mejía a été nommée au sein de l’équipe de principaux négociateurs du gouvernement. Ana Teresa Bernal s’est également vu attribuer un rôle important à l’extérieur de la table. Mejía et Bernal ont utilisé leur position pour amener plus de femmes à participer au processus de paix et ont amené les FARC à en faire de même. Les organisations internationales ont également mis sur pied un cadre législatif à l’attention des femmes afin de construire la paix, notamment avec la résolution 1325 (2000) des Nations Unies.

Quand le processus de paix a semblé battre de l’aile après l’avortement des pourparlers qui ont eu lieu entre 1998 et 2002, les femmes ont immédiatement entrepris de préparer les prochaines négociations, en attirant l’attention sur comment la guerre affecte les enfants, les femmes et, plus récemment, les personnes LGBTI. Néanmoins, lorsque le processus de paix a été entamé en 2012, les hommes occupaient tous les sièges à l’exception d’un seul à la table des négociations en Norvège. Cette tendance a été maintenue à La Havane. Même si, par la suite, la question s’est quelque peu améliorée, pour la majeure partie, les femmes ne sont toujours pas reconnues et elles sont sous-estimées comme actrices du processus de paix.

Les fruits d’efforts incroyables ont enfin été récoltés lors du Sommet national des femmes pour la paix, un évènement capital pour paver la voie aux femmes comme plénipotentiaires de la délégation de paix du gouvernement. Par l’entremise de différentes sous-commissions, commissions et délégations, les femmes peuvent désormais exercer un pouvoir considérable et se faire entendre.

À la fin de la première année de pourparlers, les femmes faisant partie des FARC ont également permis une plus grande participation et plus grande visibilité au sein de la délégation de paix. En février 2015, la délégation à La Havane était composée de 40 % de femmes, y compris de nombreuses commandantes, ce qui reflétait les proportions d’hommes et de femmes au sein des FARC dans leur ensemble.


Un défi qui se poursuit

Il est difficile de savoir si les perspectives et propositions des femmes à La Havane (à travers les visites des délégations et la Sous-commission du Genre) seront traduites en des options politiques qui feront la promotion d’une paix durable par l’égalité des genres et l'empowerment de toutes les filles et de toutes les femmes.

Toutefois, il est clair que la paix peut permettre de réexaminer les rôles genrés et, par conséquent, les changements au sein de la société. Toutefois, ce réexamen n’est pas toujours positif. Les hommes combattants pourraient revenir de la guerre et sentir que leur identité de genre est menacée. De plus, la stigmatisation des ancien.nes combattant.es est omniprésente. Des programmes de désarmement, de démobilisation et de réintégration (DDR) qui mettent en application des politiques et des stratégies prenant en considération le genre sont nécessaires. Ils peuvent donner l’opportunité de créer de nouveaux modèles de masculinités et de féminités établis sur des valeurs d’équité, de respect et de dialogue plutôt que sur la force et la violence. Dans la mise en application des DDR, une approche différenciée qui reconnaît les besoins des filles, des garçons, des hommes et des femmes est essentielle.

De plus, la Colombie fait présentement face à un défi, à l’ombre de la Cour pénale internationale : trouver ou créer de toutes pièces des mécanismes qui puissent satisfaire les exigences de la communauté internationale auxquelles la Colombie se doit de répondre et ce, afin de mener des enquêtes, de traduire en justice et de punir les auteur.es de violation des droits de la personne. La Colombie doit faire valoir le droit des victimes à la vérité, à la justice, à des réparations et à des garanties que les crimes ne seront répétés. Enfin, les dispositions prises doivent être acceptables aux yeux des deux parties dans le processus de paix en cours. Des commissions pour la vérité sont depuis longtemps considérées comme des composantes essentielles de la justice en contexte de transition. Dans le cas présent, les femmes ont signalé aux parties la nécessité de reconnaître les impacts spécifiques qu’elles vivent, d’établir les causes, les origines et les répercussions du conflit sur leurs vies et d’établir la responsabilité de ces impacts. Ce processus de construction de la paix est considéré par les femmes impliquées comme « un vaste processus culturel, politique, social, économique et mobilisant la participation des citoyens », sans lequel une paix durable pourrait s’avérer impossible.


Conclusion

Le processus de paix nous donne l’opportunité de nous pencher sur les inégalités et les injustices inhérentes à la société colombienne et qui constituent les causes premières du conflit. Il est essentiel de comprendre la discrimination historique et les répercussions différenciées du conflit sur les femmes pour pouvoir y remédier à l’occasion du processus de paix. Comprendre la dimension genrée d’un conflit ainsi que les différentes étapes du processus de paix permet d’identifier et d’évaluer les façons par lesquelles les femmes peuvent faire avancer le processus sans que leur participation soit étouffée ou minimisée. Clairement, la participation des femmes et la survie du processus de la paix sont mutuellement inclusives. Négliger ces dimensions de genres perpétuerait les conditions d’exclusion, d’intolérance, de discrimination et d’abus auxquelles elles font face.

Les femmes ont joué et continuent de jouer un rôle important dans la mise en place de la continuité du processus de paix en travaillant dans tous les secteurs. Parfois isolément, parfois en coalition, ces femmes ont créé une culture de paix et de dialogue. Le cas colombien nous montre que des organisations civiles, indépendantes et fortes, surtout des organisations de femmes, ont la capacité de paver la voie au processus de paix et d’influencer la forme qu’il prendra, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. En fin de compte, l’engagement des femmes et leur leadership peuvent sceller un accord de paix qui assurera sa viabilité à long terme.

Auteur.trice
PASC