« Les paysans protègent la vie, cultivent la terre, produisent les aliments et protègent les sources d’eau. » Teófilo Acuña
« On parle avec le cœur sur la main, on ne sait pas si c’est la dernière fois qu’on parlera. » Jorge Tafur
Teófilo Acuña et Jorge Tafur ont passé leurs vies à défendre l’économie paysanne et les rivières et les montagnes du sud du département du Bolívar et du César connu comme le Magdalena Medio. C’est un territoire qui, comme tant d’autres, a vu ses rivières et ses marais asséchés pour laisser place à l’élevage intensif et aux monocultures d’huile de palme. Afin de mettre en place ce modèle de développement capitaliste, l’État colombien mène une guerre sans relâche contre les projets d’autonomies territoriales et contre l’opposition sociale.
L’État est responsable des déplacements forcés et massifs de population, des assassinats, des massacres et il a mis en place un processus de criminalisation et d’intimidation des mouvements sociaux. Ce processus commence par la stigmatisation et va jusqu’à l’assassinat ciblé de plusieurs centaines de leaders sociaux, en passant par des menaces de mort et la criminalisation, par les tribunaux, des actions légitimes de protestation. Les montages judiciaires sont aussi monnaie courante, où des preuves sont construites de toutes pièces afin d’emprisonner des opposant.e.s politiques jusqu’à quatre ans en attente d’un procès.
Des vagues de mobilisations
Malgré son ampleur, la répression étatique ne réussit pas à mater les protestations. Au contraire, depuis 2008, on observe une recrudescence de vagues de mobilisations, de mouvements de grèves et de blocages à travers tout le pays. Ainsi, les mobilisations nationales de novembre 2019 ont été d’une ampleur et d’une ténacité inespérées : comme ailleurs dans le monde, les casseroles hurlaient « dehors le mauvais gouvernement » et « un autre monde est possible ». La pandémie mondiale est venue éteindre de force ce mouvement, mais, les normes sanitaires et l’ordonnance de « rester chez soi » ne pouvaient s’appliquer à la moitié de la population qui chaque jour doit lutter pour gagner son pain. Pour cette raison, Teo et d’autres ont repris les routes en 2020 lors de la Marche de la dignité, alors que les chiffons rouges, symboles de la faim, arboraient les fenêtres des foyers précaires, oubliés par une gestion pandémique qui faisait fi de la réalité des plus démuni.e.s
Puis vint la grève sociale du 28 avril 2021. La mobilisation d’un jour convoquée pour s’opposer à une réforme fiscale qui augmentait les prix des denrées de base, est devenue la grève la plus importante de l’histoire de la Colombie. Si pendant deux mois les mobilisations ont été impressionnantes, la répression l’a été aussi. Environ une centaine de morts et autant de disparu.e.s. Rappelons que les forces de police ont utilisé, avec la complicité des propriétaires du groupe français Casino, les installations du magasin Éxito comme centres de torture. De plus, une nouvelle forme de paramilitarisme urbain a été institué, autorisant des « civils » armés aux côtés de la police à tirer sur la foule en toute impunité. Les médias alternatifs, les centres de santé de fortunes montées par les infirmières du quartier - souvent les mères des jeunes qui étaient aux premières lignes- et le travail incessant des équipes de défense de droits humains ont permis de sauver des vies et de croire à un monde différent. Face à ce trop-plein de violence, le mouvement finira par s’essouffler après plus de deux mois de lutte. Un an plus tard, alors que des jeunes continuent d’être arrêtés pour des méfaits supposément commis en 2021, ces civils pleinement identifiés sur des vidéos partagés sur les réseaux sociaux vivent leurs vies en liberté et n’ont été accusés que de « menaces », comme c’est le cas d’Andrés Escobar dans la ville de Cali.
Les luttes ne se sont pourtant pas arrêtées là : l’organisation de la base avec ses pratiques de récupérations de terres, de formation de réseaux de résistances face aux évictions a suivi le même rythme que les menaces et la criminalisation de l’État et des paramilitaires qui durent encore à ce jour.
De criminalisation en assassinats
Si les luttes ne se sont pas arrêtées là, elles n’avaient pas commencé là non plus : Teo, comme des milliers d’autres, ont lutté pour faire reconnaître l’existence d’une paysannerie autonome et fière. Cela passe notamment par le rejet de mégaprojets d’extraction et la revendication d’un droit de regard absolu sur son territoire, afin d’impulser des projets socio-économiques en lien avec l’agriculture écologique et la petite activité minière indépendante. Ces projets de vie, qui luttent pour exister hors du capitalisme, s’autodéfinissent comme une construction de « Pouvoir populaire », un pouvoir du peuple depuis la vie quotidienne, et exercent leur autorité légitime sur les territoires. Teo a porté le message de ce Pouvoir populaire jusqu’en Europe, appelant les internationalistes du monde entier à se joindre aux mobilisations, à participer aux caravanes de vérification de droits humains, aux tribunaux populaires contre les multinationales.
En 2007, Teo avait déjà été victime de ce processus de criminalisation et avait été arrêté par l’armée qui l’accusait de faire partie de la guérilla de l’ELN. En 2011, c’est le bureau du procureur lui-même qui a dû reconnaître que les accusations n’avaient aucun fondement et que « malheureusement les actions de défenseurs de droits humains comme Teófilo Acuña n’étaient pas toujours bienvenues par les forces militaires qui avaient tendance à considérer comme subversives les personnes qui veillaient au respect des droits ». Pourtant, en dépit de ce verdict, alors qu’il était actif comme porte-parole du mouvement du Congrès des peuples, une dizaine d’années plus tard, Teófilo Acuña, aux côtés de Adelso Gallo et de Robert Daza, aujourd’hui sénateur, était à nouveau arrêté en vertu des mêmes accusations mensongères qu’en 2007. Comble de l’ironie, les voyages réalisés par les trois leaders sociaux en Europe et en Amérique latine dans le cadre de campagne contre la pétrolière Oxy ou la minière Anglo Gold Ashanti devenaient la preuve qu’ils tentaient d’exporter leurs idées dangereuses et de fomenter la sédition au-delà de frontières de la Colombie. Le bureau du procureur argumente que les porte-paroles du Congrès des peuples sont un danger de part leur capacité à « mobiliser des masses ». Le 7 janvier 2022, Teo a reçu des menaces de mort à son domicile. Le 22 février 2022, Teofilo Acuña et Jorge Tafur terminaient de ranger une récolte de haricot à l’arrière de la maison lorsque deux hommes armés ont pénétré dans leur demeure et les ont abattus.
L’histoire de Teo et Tafur est le reflet de milliers d’histoires anonymes de gens qui croient qu’on peut vivre en paix, en harmonie avec la nature et manger à sa faim si on s’organise sur un territoire.
Manipulations judiciaires et médiatiques
Lors des montages judiciaires, deux processus parallèles s’enclenchent, celui qui a lieu devant les tribunaux et un autre, plus important peut être, dans les médias, qui permet de rendre coupable de simples accusés de crime. Ce processus permet de mettre en place de vaste opératifs policiers afin de décourager les mobilisations, comme ça a été le cas en novembre 2019 alors que vingt-sept perquisitions avaient semé la terreur deux jours avant une journée de grève. Ces perquisitions ont par la suite été jugées illégales puisque l’objet du crime n’était que des affiches et de la peinture. Un processus similaire est en cours à des fins électorales. Quatre jours avant le deuxième tour de l’élection présidentielle de juin 2022, une vague d’arrestations massives déployées simultanément dans tout le pays s’est abattues sur des dizaines de militant.e.s, journalistes de médias alternatifs et autres personnes ayant participé aux mobilisations de 2021. Selon le directeur de la Police Nationale, le Général Vargas, des publications sur internet laisseraient entendre que les membres de la « Première Ligne » se mobiliseraient si un gouvernement de droite avec à sa tête le candidat Rodolfo Hernández était élu. C’est donc à titre préventif, afin de conserver l’ordre public qu’il a ordonné la détentions, plus d’un an après les faits, de personnes ayant manifestées leurs intentions de voter pour le candidat de gauche Gustavo Petro.
Les espoirs mobilisés en 2021, et les multiples revendications des mouvements sociaux accumulés au cours de décennies de luttes sociales font maintenant partie du programme du Pacte Historique, une large coalition de centre gauche qui cristallise les espoirs plus ou moins optimistes. Est-ce que ce gouvernement aura la chance de mettre en place ne serait-ce qu’une infime partie de son programme ? Mais dimanche 19 juin lorsque les résultats ont confirmés l’élection de Gustavo Petro et Francia Marquez à la présidence et vice-présidence avec plus de 50 % des voix, l’humeur était à la célébration. Cette victoire de la gauche est une première dans l’histoire de la Colombie, avec la première femme afro-descendante leader social et issue des mouvements populaires au gouvernement. Les gagnant.e.s ont annoncé dans leurs discours le début d’un grand dialogue national depuis les régions pour construire un large consensus social en faveur de la paix, et ont dédié leur victoire à toutes celles et ceux qui ont données leurs vies pour en arriver là.
Gustavo Petro a lancé un appel direct au Procureur en chef, « libérez les jeunes » demande a laquelle le Procureur a répondu avec un certain paternalisme indiquant au futur président qui s’il souhaitait libérer des gens qui avaient commis de délit, il lui fallait s’adresser au congrès afin qu’il change les lois. Ce premier échange donne le ton de ce qui attend la Colombie dans les prochaines années.
En memoria de Teófilo Acuña, a quien intentaron arrebatar su voz, su lucha y su libertad, y al no lograrlo, le arrebataron la vida. ¡Su lucha nos movilizará hoy y siempre! / En mémoire de Teófilo Acuña, à qui, faute de pouvoir lui arracher sa voix, sa lutte et sa liberté, on a arraché la vie. Sa lutte nous mobilisera aujourd’hui et pour toujours!