Pasar al contenido principal
15/07/2025

Dans un pays marqué par des décennies d’impunité, le temps s’impose comme l’un de ses plus grands complices, effaçant les preuves de violations de droits et atténuant l’urgence de rendre justice aux victimes. C’est pour contrer cette force du temps que le Territorio de Vida Interétnico e Intercultural de Cajibío (TEVIIC), coalition autochtone et paysanne colombienne, dénonce les multiples atteintes à son processus de récupération de terres par la multinationale irlandaise et étasunienne Smurfit Westrock.

Imagen
«La terre pour la vie, Smurfit criminel environnemental» – Mission de vérification des droits humains dans la municipalité de Cajibío, le 6 juin 2025

Le 6 juin dernier, une Mission de vérification des droits humains s’est déroulée dans la municipalité de Cajibío, dans le département du Cauca, en Colombie. Cette mission a réuni des organisations sociales, des autorités autochtones et paysannes, des représentant.es des Nations Unies, du ministère de l’Intérieur colombien ainsi que des groupes d’accompagnement international. Elle visait à démontrer et dénoncer les violations répétées des droits humains commises sur ce territoire par l’entreprise Smurfit Westrock et l’armée nationale colombienne, notamment celles ayant eu lieu le 29 mars 2025.

Dans le cadre de la mission, le TEVIIC et plusieurs organisations sociales ont rédigé un rapport documentant le contexte territorial, les faits et violations observés depuis le 2 août 2021, ainsi que des recommandations pour garantir les droits humains. Cette initiative fait suite à l’inaction des institutions malgré plusieurs pétitions de la communauté.

Nonobstant la présence de représentant.es institutionnel.les lors de la mission – et l’absence notamment de représentant.es du Bureau du procureur général de Colombie, qui a été sollicité – peu d’engagements concrets ont été mis sur la table pour contrer l’impunité de Smurfit Westrock et accélérer le processus de récupération de terres mené par le TEVIIC.

Atteintes aux droits humains commises le 29 mars 2025

Le 29 mars 2025, une action pacifique de récupération de terres a été violemment réprimée par l’Armée nationale colombienne dans la municipalité de Cajibío. Peu après 7h du matin, alors qu’un groupe de paysan.nes procédait à la coupe d’arbres non-natifs plantés par Smurfit Westrock, un bataillon de l’Armée nationale est intervenu en ouvrant le feu. Un individu a été touché au bras gauche. S’en sont suivies des poursuites armées, d’autres tirs ainsi que des menaces et intimidations contre des habitant.es, dont des femmes et des membres de l’autorité autochtone Nasa.

Des paysan.nes ont été retenu.es illégalement, stigmatisé.es et forcé.es à se déclarer membres de groupes armés. L’armée a ensuite diffusé une fausse version des événements sur le réseau social X, affirmant avoir affronté des dissidences armées. Les communautés dénoncent la présentation des faits comme des «faux positifs» (falsos positivos), soit des attaques historiquement menées par l’Armée nationale colombienne sous le prétexte de faire face à des groupes armés illégaux.

Smurfit Westrock au cœur d’un conflit de terre

Le conflit de terre qui dévaste depuis plusieurs décennies la municipalité de Cajibío a pour origine la présence de la multinationale irlandaise et étasunienne Smurfit Westrock sur le territoire revendiqué par le TEVIIC. Née de la fusion de Smurfit Kappa et WestRock l’an dernier, l’entreprise exerce des activités de production de papier et d’emballages en Colombie depuis 1986.

Smurfit Westrock opère principalement dans les départements du Valle del Cauca et du Cauca, ce dernier étant l’un des départements de Colombie les plus marqués par les inégalités en termes de distribution de terres. La concentration des terres aux mains de l’entreprise, réalisée sans le consentement préalable des communautés locales, a dérobé ces dernières de leurs moyens de subsistance et a engendré de nombreux déplacements forcés.

Monoculture d’eucalyptus introduite par Smurfit Kappa dans la municipalité de Cajibío

 

Depuis plus de 40 ans, la production de Smurfit Westrock se base sur un processus de déforestation massive et d’implantation de monocultures extensives d’eucalyptus et de pin sur les terres occupées, soit deux espèces non natives qui appauvrissent les sols. Ses activités ont engendré la contamination des sources locales d’eau, réduisant ainsi drastiquement la quantité d’eau disponible pour la consommation des communautés autochtones et paysannes.

La multinationale parvient à maintenir sa légitimité par plusieurs moyens, notamment en établissant des liens stratégiques avec des entités politiques, en investissant dans sa fondation et en générant des emplois dans la municipalité de Cajibío.

Résistance et mobilisation unie pour la récupération de la terre

Le TEVIIC a été créé en 2021 pour réunir formellement les peuples autochtones Misak et Nasa, ainsi que plusieurs communautés paysannes organisées à travers le Coordinador Nacional Agrario (CNA). Les trois entités cohabitent pacifiquement dans la municipalité de Cajibío et se sont unies pour défendre leur droit à vivre dignement sur les terres qu’elles souhaitent récupérer, particulièrement en lien avec les pratiques extractivistes de Smurfit Westrock.

La résistance menée par le TEVIIC s’incarne dans l’effort déployé pour continuer de vivre sur leurs terres et de les cultiver malgré la destruction du territoire orchestrée par Smurfit Westrock ainsi que son refus de cesser ses activités. Ce processus implique le risque constant de nouvelles altercations militaires.

Dans un rapport sur la situation des défenseur.ses de droits humains en Colombie, publié en février dernier, le Bureau du procureur de Colombie a recensé 1 372 cas de personnes défenseuses de droits humains ayant été victimes d’homicides entre le 1er janvier 2016 et le 31 décembre 2024. Il est précisé que les chiffres des premières années de cette période sous-représentent les faits réels pour des raisons méthodologiques. Selon l’Instituto de Estudios para el Desarrollo y la Paz (Indepaz), ce nombre s’élève déjà à 67 en 2025.

À la lumière de ces sombres statistiques, Luz Adriana Camargo, procureure générale de Colombie, a affirmé en février dernier que la Colombie était le pays le plus dangereux au monde pour défendre les droits humains.

Vers l’application de la réforme rurale intégrale

La mission du 6 juin a souligné l’importance de mettre en œuvre la première partie de l’Accord de paix de 2016, à savoir la Réforme rurale intégrale (RRI). Cette réforme est au cœur des efforts actuels du TEVIIC et prévoit rétablir un accès équitable à la terre. Un des mécanismes d’application de cette réforme consiste à l’achat par l’État colombien des terres appartenant à de grandes entreprises afin de les redistribuer aux communautés.

Les échanges entre le TEVIIC et Smurfit Westrock ont jusqu’ici donné peu de résultats concrets. La multinationale refuse toujours de céder ou vendre les terres sur lesquelles elle opère et défend l’option de cohabitation. Smurfit Westrock affirme avoir identifié 8 500 hectares de terres non cultivées pouvant être livrées au TEVIIC. Cependant, ces terres sont morcelées et dispersées à travers la municipalité, ce qui rend leur usage inefficace pour un projet territorial cohérent.

Le TEVIIC réclame désormais des mesures concrètes en vue de la mise en œuvre effective de la RRI et de la restitution des terres accaparées par Smurfit Westrock. Tant que les institutions ne s’engagent pas fermement à garantir les droits des communautés et à s’attaquer aux inégalités structurelles en matière foncière – ce que la mission du 6 juin n’a pas permis de concrétiser – les communautés locales continueront de résister face à la domination des intérêts économiques privés.

Author
PASC - Sabine Bahi