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23/07/2009

Tania Hallé, Le Caillou dans le soulier No 6 - Numéro spécial "Crimes d’État", PASC, Montréal, mars 2009.

CONTEXTE

Au cours des deux mandats présidentiels d’Alvaro Uribe Velez où fut appliquée la politique de Sécurité démocratique, le nombre des exécutions extrajudiciaires , aussi appelés « faux positifs », commises par les forces de sécurité publique a sérieusement augmenté. Selon les rapports des coalitions de droits humains colombiennes, au moins 1122 personnes civiles sans défense ont été assassinées puis présentées par l’Armée comme « mortes au combat », durant cette période.

Le scandale des exécutions extrajudiciaires a éclaté dans les grand médias colombiens vers la fin septembre, alors qu’ils ont levé le voile sur l’ effroyable histoire des 11 jeunes disparus de Soacha, une banlieue pauvre de Bogota, dont les cadavres ayant été présentés dans un premier temps par l’Armée comme « morts au combat », furent retrouvés à Ocaña et Cimitarra, des villes de la région du Nord de Santander à des milliers de kilomètres de Bogota. Ce scandale n’était que la pointe du Iceberg ; produisant l’effet domino, des centaines d’autres cas ont commencé à être révélés. Selon la Procuraduria General de la Nacion, un organisme de contrôle de l’État, les départements (provinces) les plus touchés sont : Antioquia avec 36% des cas, Caqueta avec 7%, Norte de Santander avec 5%. Les suivent les départements du Meta, Putumayo, Tolima, Casanare, Guajira et Arauca. Le 4 décembre 2008 à Bogota, le Général Mario Montoya, Commandant en chef de l’Armée colombienne a dû démissionner.

En révisant les cas, la Procuraduría déléguée pour les droits humains s’est aperçue que la majorité des personnes assassinées étaient des syndicalistes, des leaders communautaires ou des démobilisés qui vivaient dans des zones rurales. Par la suite le cas des disparus de Soacha et de d’autres villes du pays a permi d’établir qu’il y avait aussi parmi les victimes des jeunes sans emploi, des personnes avec des antécédents judiciaires et des résidents de zones urbaines pauvres. Ainsi les exécutions judiciaires servaient à la fois de mécanisme de répression politique et d’entreprise de nettoyage social, le tout servant à gonfler les statistiques des « victoires » de la sécurité démocratique dans la dite « lutte contre le terrorisme »…

Du 7 août 2002 à 2007, la Coordination Colombie-Europe-États Unis (CCEEU) et le Mouvement des victimes de crimes d’État (MOVICE) ont documenté 955 exécutions extrajudiciaires et 235 disparitions forcées dans des faits attribuables directement à la Force Publique colombienne. Il y a toujours eu des attaques de la part du gouvernement, disant que les organisations de DDHH faisaient la défense de guérilleros morts au combat qu’elles tentaient de faire passer comme paysans. Mais à la fin de 2008, il a fut révélé à la population comment existe réellement une stratégie déployée par l’Armée au cours de laquelle on exécutait des civils et les présentent comme morts au combat.

Liliana Uribe, de la Coordination Colombie-Europe-États Unis (CCEEU) a signalé qu’en plus d’avoir une pratique généralisée et systématique pour commettre des exécutions extrajudiciaires dans tout le pays, l’impunité y est aussi grave et systématique. La CCEEU a documenté des cas dans au moins 23 départements du pays, dans lesquels se répètent les mêmes modes d’opération avec un total de 1477 victimes de disparitions forcées, plusieurs desquelles ont été reportées comme personnes abattues au combat.

MODALITÉS D’OPÉRATION

En octobre 2007, la Mission Internationale d’Observation sur les Exécutions extrajudiciaires et l’Impunité en Colombie composée de professionnels indépendants provenant d’Allemagne, d’Espagne, des Etats-Unis, de France et du Royaume Uni a révisé les cas d’exécutions extrajudiciaires enregistrées jusqu’à ce moment dans le pays et a découvert qu’elles obéissaient toutes à un même mode d’opération :

“La Mission a découvert des patrons communs dans la manière dont se réalisent les exécutions extrajudiciaires qui ont pu être documentées dans plusieurs régions de la Colombie, ce qui permet de conclure qu’il ne s’agit pas de faits isolés mais bien de conduites systématiques préméditées. Les victimes en général étaient d’humbles paysans, autochtones, leaders communautaires et personnes socialement marginalisées. Dans plusieurs cas ils furent privés arbitrairement de leur liberté par l’armée, postérieurement vêtus d’habits militaires et exécutés. Par la suite ils furent présentés comme guérilleros « morts au combat »

De la même manière, le Bureau du Haut Commissariat pour les Droits Humains des Nations Unies, a signalé dans son dernier rapport sa préoccupation pour la « persistance d’exécutions extrajudiciaires attribuées à des membres de la Force publique, fondamentalement de l’Armée » et que « certaines caractéristiques communes aux cas dénoncés sont de présenter les victimes comme morts au combat, d’altérer la scène des faits avant la levée du cadavre et dans la majorité des cas, faire en sorte que la justice pénale militaire assume les enquêtes. Les enquêtes mises en œuvre par les autorités sur certains de ces cas révèlent qu’ils pourraient êtres motivés par la pression pour l’obtention de résultats et l’intérêt de certains membres de la force publique d’obtenir à partir de ces résultats une série de bénéfices et reconnaissances. »

Par ailleurs il semble que les stratégies de la Force Publique ont changé au fil des années de l’administration Uribe. Au fur et à mesure que les organismes de défense des DDHH réussissent à mettre en lumière certaines modalités d’opération causant des violations massives des droits, alors les stratégies changent. Au début on a fait face à des détentions arbitraires et massives qui ont touché plus de 8000 personnes dans les trois premières années du gouvernement de Alvaro Uribe et il a été démontré par la suite que plus de 80% de celles-ci furent illégales et la justice colombienne a dû les acquitter. Ensuite on est passé à une stratégie basée sur les persécutions ou montages judiciaires et les détentions sélectives. Puis lorsque la stratégie des exécutions extrajudiciaires de leaders paysans vivant dans des régions d’intérêt géostratégique et économique pour l’État et les multinationales a été dénoncée, l’État a commencé à enlever plutôt des jeunes de quartiers urbains pauvres ou des itinérants afin de les présenter comme morts au combat. Lorsque cette dernière modalité d’opération a également été mise à découvert alors les organisations de DDHH ont commencé a noter que les cas de disparitions forcées ne sont plus rapportées comme morts au combat, mais qu’elles se produisent dans des zones ou le contrôle militaire est absolu.

TÉMOINS-CLÉS

Salvatore Mancuso a révélé d’importants détails sur les “faux positifs”

Le 18 novembre 2008, l’ex-chef paramilitaire Salvatore Mancuso a dénoncé lors d’une comparution à la Cour Fédérale de Washington, neufs hauts gradés des Forces Armées qui, selon ses dires, ont facilité, patronné, protégé ou participé directement dans des massacres commis dans le cadre de la « guerre antisubversive ». De plus durant l’audience, Mancuso a confirmé que lorsque Jorge Noguera fut directeur du Département Administratif de Sécurité – DAS – (service de renseignements colombien), cette institution s’est converti en la principale source de renseignements pour les paramilitaires. « Je vais être sincère a t-il dit. Nous faisions le travail sale que le DAS et la Force Publique ne pouvaient pas faire ». Et il assura également que plusieurs professeurs et étudiants de l’Université de Cordoba furent assassinés après que le DAS eut défini les cibles.

Un démobilisé raconte comment s’est déroulé le recrutement des jeunes

Le 2 novembre 2008, suite aux déclarations d’un démobilisé des AUC , il a pu être établi que dans certaines régions comme Sahagun (Cordoba) les jeunes étaient recrutés par cet ex-paramilitaire (SIC) qui était par la suite contacté par des soldats de la Infanteria Marina et la Brigade 11 de l’Armée. L’ex paramilitaire attirait les jeunes en leur offrant du travail dans des fermes du département de Sucre, puis il les « remettait » aux militaires et ces jeunes apparaissaient par la suite comme morts au combat.

Un ex-sergent donne des détails de comment se planifiaient les assassinats

Le 16 octobre 2008, on a connu le témoignage du Sergent Alexander Rodríguez Sánchez, qui a fait partie des unités de contre-guérilla de la Brigade Mobile 15 de l’Armée. En mai 2008, il a fait la déclaration suivante devant un fiscal, qui l’a convertit en un des principaux témoins au sein de l’enquête de la Fiscalia sur les exécutions extrajudiciaires :

« L’habitude de tuer des personnes innocentes et de les présenter comme subversifs, a été imposée par celui qui était alors commandant de cette unité, le Coronel Herrero. Pour justifier les morts, l’officiel s’arrangeait pour que le B2 (service de Renseignement de l’armée) ouvre des dossiers avec des observations sur de supposés antécédents des victimes (…) »

Paradoxalement seulement trois jours plus tard, celui qui a dénoncé fut puni alors que le responsable de ces atrocités fut récompensé. Une junte de Généraux ayant à leur tête le Commandant en chef de l’Armée colombienne, le Général Mario Montoya, décida de retirer le Sergent Rodríguez du service, alors que le Colonel Santiago Herrera qui dirigeait la Brigade où ont été commis ces crimes contre des civils sans défense, fut récompensé et transféré à Bogota afin d’assumer le poste d’officier aidant du Général Montoya.

Un paysan assassiné par l’Armée s’est avéré être le frère d’un des soldats

Le 25 octobre 2008, le soldat Luis Esteban Montes, a raconté à la revue Semana comment le 3 mai 2007, ses compagnons de peloton ont tué un paysan quelconque afin de la faire passer comme guérillero. Mais la victime s’est avéré être son propre frère.

“J’étais soldat contre-guérilla dans le Bataillon d’Infanterie No31 qui opère dans le département de Cordoba. Cela faisait plus de 15 jours que ma compagnie se trouvait dans un petit village qui s’appelle San Juan. Nous étions simplement là sans rien faire. Mais le Jour de la fête des Mères approchait et les hauts commandants ont commencé à se préoccuper parce que nous n’avions pas de résultat à montrer ni de mérite afin qu’ils puissent nous donner des jours de congé pour visiter nos familles. Ils ont donc commencé à parler de l’idée de « légaliser » quelqu’un. C’est à dire de tuer quelqu’un pour le faire passer comme guérillero et d’ainsi gagner la permission de sortir. Ça ne m’a pas vraiment surpris, puisque les « légalisations » sont chose quotidienne (…) Mais peu de temps plus tard je me suis rendu compte que celui qui avait été choisi était mon frère, Leonardo Montes.”

Paysan de 22 ans qui fut victime d’une tentative d’exécution extrajudiciaire

Willamir Rodriguez Figueroa, un paysan analphabète de 22 ans, raconte que le 6 octobre 2007, il sortait de son village lorsqu’il fut arrêté par des soldats sous prétexte que ses papiers d’identité n’étaient pas en règle. Après l’avoir fait marcher durant plusieurs heures, alors qu’il était presque minuit, il raconte comment « ils m’ont mis les menottes et m’ont attaché avec une corde à un arbre de cacao. Puis quelque temps plus tard j’ai senti le coup de feu, je suis tombé face contre terre et j’ai fait le mort (…) Ensuite les soldats m’ont mis un fusil à côté de la tête ». Willamir raconte ensuite comment il est arrivé à s’échapper et à courir jusqu’à trouver refuge dans la maison d’un paysan qui l’a aidé à se rendre à l’hôpital de El Tarra. Là bas il fut détenu par les autorités. Après avoir passé deux mois à l’hôpital, il est actuellement en prison accusé de rébellion. Deux personnes apportées par l’Armée ont témoigné (SIC) contre lui. Aujourd’hui, il n’est qu’un de plus parmi les 7500 prisonniers politiques qui sont privés de leur liberté dans les prisons colombiennes, dont plus de 60% sont des civils pour la plupart victimes de « montages judiciaires ».

JUSTICE ?

Le 6 mars 2009, jour où se tenait à Bogota la « Rencontre des familles de victimes d’exécutions extrajudiciaires » et la réalisation d’une marche pour dénoncer ces crimes d’État et demander justice, le Ministre de la Défense a affirmé devant les médias que « le problème des faux positifs était terminé ». En réalité, le problème est loin d’être terminé puisqu’il n’y a toujours ni vérité, ni justice, ni réparation, ni garantie de non répétition face au thème des exécutions extrajudiciaires. Lorsque ces facteurs seront réunis, alors les familles des victimes pourront dire que le problème est résolu.

Lorsque le scandale des « faux positifs » a éclaté, pendant la visite en Colombie de la représentante du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Droits Humains, le gouvernement a annoncé le 29 octobre la destitution de 27 militaires, dont trois Généraux, puis par la suite de 10 militaires de plus. Mais cela n’est qu’un premier pas. La Fiscalia doit maintenant dire aux familles des victimes et à la société si ces 37 militaires sont reliés à des processus judiciaires et si tel est le cas, où en sont ces enquêtes. Si ces processus ne sont pas en cours de route, alors la Fiscalia doit ouvrir immédiatement des enquêtes à leur sujet. Ce qui arrive en Colombie est que beaucoup de ces cas sont enquêtés par la justice pénale militaire. Ce doit pourtant être un organe civil qui enquête ces faits, puisque la Justice Pénale Militaire a comme rôle de juger des failles durant le service, ce que ne sont définitivement pas les exécutions extrajudiciaires. De plus les organisations de droits humains demandent à la Fiscalia de créer une unité spéciale qui dépende de l’unité de DDHH de la Fiscalia afin qu’elle prenne en main toutes les enquêtes relatives aux cas d’exécutions extrajudiciaires. Cela est important puisque plusieurs des cas sont entre les mains de fiscalias régionales, dans des municipalités où les conditions d’impartialité ne peuvent être garanties.

« AGENTS CORROMPUS » OU « CRIMES D’ÉTAT » ?

Le Gouvernement ne veut point reconnaître l’existence de crimes d’État ; il se cache derrière l’hypothèse selon laquelle il s’agit d’actions commises par des agents étatiques corrompus. Pourtant l’ampleur du phénomène, qui s’est étendu à près de 1500 victimes en six ans dans 23 départements du pays, où l’on observe un même modus operandi, démontre qu’il ne s’agit point d’une accumulation d’événements isolés les uns des autres, mais qu’au contraire les exécutions extrajudiciaires sont des actions systématiques planifiées qui répondent à une stratégie bien définie soutenue par les politiques de l’État.

Si les exécutions extrajudiciaires ne sont pas une politique d’État, pourquoi le Coronel Santiago Herrera, qui a été à la tête de la Brigade Mobile XV en 2006 et 2007, une des unités militaires les plus dénoncées pour de possibles exécutions extrajudiciaires, fut en décembre 2007 récompensé et promu au poste d’aidant du Général Montoya, qui était alors commandant en chef des Forces Armées colombiennes ? Pourquoi le Sergent Rodriguez, qui a dénoncé ces atroces violations de droits humains commises par l’Armée, a été retiré de l’institution de manière discrétionnaire, décision ayant eut l’aval d’une junte de Généraux ? Cela prouve que la pratique des exécutions extrajudiciaires fut approuvée et promue par les plus hauts responsables militaires en tant que politique institutionnelle

La même chose se produit avec la stratégie paramilitaire qui a toujours été une stratégie sous le couvert de l’État, comme le laisse savoir clairement Salvatore Mancuso, depuis la Cour fédérale de Washington, en affirmant que les hauts commandants des Forces Armées et les responsables des services de renseignements colombien ont « facilité, protégé et participé directement » dans les opérations menées par les paramilitaires au nom de la lutte anti-subversive, dont ont si souvent souffert les populations civiles rurales.

Dans la réalité actuelle, nous constatons que les crimes qui étaient commis par les paramilitaires avant leur apparente « démobilisation », ont recommencé à être commis directement par les militaires dans une certaine proportion, bien que nombre de menaces et d’assassinats sélectifs continuent d’être perpétrés par les paramilitaires sous de nouveaux noms tels que Aguilas Negras ou Autodefensas Gaitanistas de Colombia. C’est pour cette raison que le nombre d’exécutions extrajudiciaires réalisées par l’Armée, dans le cadre de la doctrine de Sécurité Démocratique mis de l’avant par le Président Uribe depuis 2002, a sérieusement augmenté.

De long en large du pays, des centaines de crimes ont été commis par l’Armée contre de jeunes hommes de moins de 35 ans, provenant des secteurs populaires les plus exclus ou simplement syndicalistes, étudiants ou paysans s’étant convertis en leaders sociaux critiques du gouvernement. Cette situation fait planer de sérieux doute sur l’existence réelle d’un État de droit en Colombie, au delà de la formalité des institutions. L’ensemble des données amassées sur les exécutions extrajudiciaires nous indiquent clairement qu’il s’agit d’une pratique systématique et généralisée, qui la place au rang de « crime contre l’humanité », dont la responsabilité est pleinement attribuable à État colombien.

 

Author
PASC