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07/08/2006

Les années 90 représentent en Colombie une époque où la stratégie paramilitaire de l’État va atteindre son apogée en termes de barbarie. Avec la tolérance et l’appui des autorités colombiennes, les différents blocs paramilitaires vont effectuer une répression massive dans tout le pays contre ceux et celles qui osent défendre leurs droits et leurs terres. L’objectif est de briser toute forme d’organisation et d’imposer un modèle de développement unique lié à l’investissement privé et au redéploiement capitaliste mondial. La stratégie privilégiée sera alors celle du massacre où seront tuées cruellement plusieurs personnes, souvent devant leur propre famille, avec comme objectif de semer la terreur et de forcer le reste de la population à fuir ou à se soumettre. De cette façon, les grands propriétaires terriens et les compagnies privées ont réussit à déplacer des milliers de paysanNEs colombienNEs de leurs terres ancestrales (3 millions en tout à travers la Colombie). La stratégie militaire et paramilitaire leur a permis de s’approprier une grande quantité de terres pour y développer des projets agro-industriels, renforçant ainsi la contre-réforme agraire qui a lieu en Colombie. La répression et les déplacements forcés ont également permis à l’État colombien de préparer le terrain pour de nombreux méga-projets d’infrastructures mis de l’avant dans le cadre du Plan Puebla Panama et du Traité de Libre Commerce avec les Etats-Unis. En milieu rural, les principales victimes de cette répression sont les communautés noires, autochtones et paysannes. Historiquement, celles-ci vivent de l’agriculture de subsistance et ont un mode d’organisation sociale fort différent de celui que l’État et le Capital veulent imposer par la force. Les communautés ont alors dû chercher le moyen de freiner la répression et de réitérer leur lutte pour le Droit au Territoire et pour l’Autodétermination. C’est dans ce contexte que les Zones Humanitaires vont apparaître. Elles vont naître comme une stratégie de distinction et de protection au milieu du conflit armé. Mais plus profondément, elles vont permettre aux communautés de se regrouper, de s’organiser et de mettre de l’avant leurs projets de vie autonomes. Les ZH sont donc des enclaves de résistance civile au milieu du conflit armé. S’appuyant sur le Droit Humanitaire International, ainsi que sur l’accompagnement national et international, elles constituent une nouvelle stratégie face au redéploiement paramilitaire et militaire qui s’effectue présentement en Colombie.

Les 3 Zones Humanitaires du Jiguamiandó, département du Chocó

Les ZH de Bella Flor Remacho, Pueblo Nuevo et Nueva Esperanza sont situées dans le Bassin de la rivière Jiguamiandó, département du Chocó. Elles sont composées de populations noires et métisses qui ont vécu ancestralement dans cette région (Bajo Atratò) dont les personnes ayant été déplacées du Curvarado (bassin hydrolique voisin) qui sont en processus de retour sur leur terre d'origine. Elles furent crées en 2004, 7 ans après le déplacement forcé. C’est lors de l’opération Génésis, en 1997, que les communautés paysannes de la région furent déplacées massivement. L’armée nationale bombarda la zone à l’aide d’avions et d’hélicoptères après quoi les paramilitaires et les militaires attaquaient conjointement au sol, prétextant la présence de la guérilla dans les environs. Pas moins de 4000 personnes furent déplacées et obligées de chercher refuge dans d’autres villages. Après plusieurs mois de noirceur, les gens commencèrent à s’organiser afin de pouvoir retourner sur leur Territoire ancestral. Après de nombreuses réunions et grâce à la solidarité de la Comision Justicia Y Paz, les communautés réussirent à retourner dans le bassin de la rivière Jiguamiandó en 2000. En 2004 elles créèrent 3 Zones Humanitaires comme stratégie de résistance civile au milieu du conflit armé. Il s’agit de lieux exclusifs à la population civile où aucun acteur armé ne peut entrer. La défense du Territoire et la lutte pour l’Autodétermination est le point central de la résistance des communautés. Malgré les menaces et les assassinats qui continuent de frapper les paysanNEs du Jiguamiandó, ils et elles ont réussit à développer leur propre système éducatif; l’éducation propre, aussi appelée ethno-éducation. Il s’agit d’un modèle basé sur l’histoire et la culture des communautés afrodescendantes et métisses. Les professeurs de l’école primaire sont des membres de la communauté et les jeunes graduéEs du collège peuvent également devenir enseignant pour l’école primaire. Pour ce qui est de l’école secondaire -ou collège- les accompagnateurs et accompagnatrices nationaux et internationaux jouent un rôle important au niveau de l’enseignement. Les décisions quant au contenu et au déroulement de l’enseignement sont prises en assemblée du collège (professeurs et étudiantes). Les cultures vivrières se trouvent éparpillées autour des ZH et parfois de l’autre côté du fleuve, là où étaient les villages avant 2002 . Lors de périodes difficiles liés à une présence militaire et paramilitaire, il arrive que les récoltes se perdent car la peur empêche les gens d’aller au champ. Les femmes organisent de petits potagers en collaboration avec médecin du monde pour diversifier l’alimentation. La culture de bois et la vente de bois sur le fleuve Atrató constitue l’activité économique la plus rentable. Les hommes s’organisent en équipe de travail et partent plusieurs semaines dans le bois faire des coupes sélectives de bois puis descendent les planches jusqu’au fleuve Atrató. La vente de Platano n’est pas très lucrative, mais permet de survivre pour ceux n’ayant pas accès aux outils pour couper le bois. Le comité des jeunes s’occupe d’organiser des tournois de soccer inter- communautés, des soirées de musique et de poésie, des actes culturels, etc. Chaque ZH compte sur un groupe de musique qui chante vallenatos romantiques et chansons du processus. Depuis plusieurs mois, les communautés du Jiguamiandó sont affectées par un processus de judiciarisation de ses leaders. Aujourd’hui, on compte des ordres de captures contre pas moins de 20 membres des communautés. Par l’entremise de plusieurs irrégularités et de faux témoignages, ces personnes sont accusées d’être membres du front 57 de la FARC. En réalité, leur seul crime est de continuer à dénoncer les massacres commis par les militaires et les paramilitaires, ainsi que l’ensemencement illégal de palme africaine sur leur Territoire collectif.

Les 2 Zones Humanitaires du Curvaradó, département du Chocó

Le 8 avril 2006 une nouvelle Zone Humanitaire a été créée, Caño Claro, cette fois au sein du bassin du Curvaradó, avec des habitants du Curvaradó qui étaient dispersés dans différentes villes de la région : à Belén de Bajira et Chigorodo principalement. Elle est située au milieu des plantations de palme africaine où les postes de contrôle de la Police et de l’Armée sont nombreux. Les paramilitaires quant à eux sont aussi extrêmement présents dans la région, mais ils sont vêtus en civils, portent des armes courtes et des radios de communication, circulent habituellement en motocyclette et ne s’identifient pas officiellement comme paramilitaires. En octobre, c'est la zone El Tesoro qui fut mise en place, par des familles du Curvarado qui vivaient dans la zone de Bella Flor Remacho du Jiguamiando. En plus des Zones Humanitaires, les familles du Curvaradó ont aussi décidé de créer, avec l’appui de Justicia y Paz, des « Zone de réserve naturelle et de biodiversité ». Le concept de « Zones de Réserve » trouve ses fondements juridiques au sein du « Statut de l’environnement » colombien, qui fait référence aux « Zones de réserve de la société civile » . Ainsi la première Zone de Réserve a été créée dans le Curvaradó en juin 2006 et d’autres verront le jour dans les mois suivants, poussant comme de petits îlots de résistance et d’affirmation de leurs droits au milieu de l’adversité. Elles servent tout d’abord d’espaces pour cultiver les produits agricoles de subsistance et pour protéger certaines zones de la forêt tropicale. Mais avant tout, la création de Zones de Réserve et de deux Zones Humanitaires dans le Curvaradó signifie pour les paysans une nouvelle étape dans la résistance pour la défense de leur territoire. De l’étape défensive consistant à se protéger des incursions armées et à dénoncer le vol de leur terre, ils sont maintenant passés à l’étape offensive par le biais de la récupération directe de leurs terres.

Les 2 Zones Humanitaires du Cacaríca, département du Chocó

Les ZH de Esperanza en dios et de Nueva Vida sont situées dans la région du Bajo Atrató, près de la frontière avec le Panama. Elles furent les 2 premières Zones Humanitaires à être créées en Colombie. Les paysanNEs qui y vivent sont en grande majorité afrodescendantEs. Il s’agit également de communautés qui ont été frappées directement par l’opération Génésis en 1997. Les militaires et les paramilitaires sont arrivés dans les villages en obligeant tout le monde à quitter leurs terres ancestrales. Plusieurs hommes furent massacrés à la scie mécanique devant les membres de leur propre famille et au total plus de 80 personnes furent assassinéEs ou porté disparuEs. La plupart des paysanNEs furent transportéEs par bateau jusqu’au village de Turbo où les autorités municipales étaient déjà au courant de leur arrivé (une des preuves que cette opération était un déplacement planifié par les autorités colombiennes). Certains habitants ont plutôt fuis vers le Panama en marchant plusieurs jours tandis que d’autres ont refusé de partir de leur Territoire et y ont survécu en se déplaçant continuellement dans la forêt. Grâce à un travail constant d’organisation alors qu’ils étaient déplacéEs à Turbo, les paysanNEs du Cacarica retournèrent sur leur Territoire ancestrale en 2000. Ils avaient d’abord obtenu la titulation collective sur leur Territoire ancestral en 1999. Ils y créèrent les 2 premières Zones Humanitaires de Colombie. Ils créèrent également leur propre organisation CAVIDA (Communautés Autodétermination Vie et Dignité du Cacarica). Les communautés ont mis sur pied leur propre école primaire et secondaire autonome, une radio autonome, elles possèdent leur drapeau, leur déclaration politique. Elles ont déjà écrit un livre sur leur histoire et enregistré deux cd de musique chantant l’histoire de leur résistance, et développent l’agriculture de subsistance et le commerce du bois. Malgré les difficultés, le chemin plus accessible vers les petites agglomérations et l’accès plus simple au fleuve Atrató rend l’économie du Cacarica plus viable que celle du Jiguamiandó. Les communautés du Cacarica dénoncent l’approvisionnement illégal de bois sur leur Territoire collectif par l’entreprise forestière « Madera del Darien » qui coupe cette forêt vierge depuis près de 40 ans. Elles doivent également lutter contre des projets agro-industriels de palme africaine, de mini-bananes ‘primitivo’ et contre des mégas-projets d’infrastructures comme le nouveau canal interocéanique, l’autoroute panaméricaine, une ligne de transmission électrique, et un gazoduc qui partirait du Vénézuela pour aller jusqu’à Guajira en Colombie. Malgré un fort contrôle militaire et paramilitaire dans la région, les communautés du Cacarica poursuivent leur lutte pour la défense du Territoire et de leur culture ancestrale. En 2004 les militaires se sont installés aux abord de la Zone Humanitaire de Nueva Esperanza en Dios, occupant le terrain, harcelant les jeunes hommes pour l’armée, les femmes pour des services sexuelles. La situation de la communauté est devenue critique et la majorité des familles s’est à nouveau déplacée vers une nouvelle Zone Humanitaire. Cependant, quelques familles sont restées, épuisées de fuir et parfois séduites par le confort d’un nouvel hôpital et de l’aide financière militaire. Quelques mois plus tard, la situation du site «el Limon» avec militaires et civils est dramatique : viols, drogue, menaces et les familles ne peuvent que difficilement aller dans la nouvelle ZH, les premières familles à avoir formé la ZH ayant peur des informateurs.

La Zone Humanitaire CIVIPAZ, département du Meta

En 2002, dans la foulée de la rupture du dialogue entre la FARC-EP et le gouvernement Pastrana, fut déployée une vaste opération militaire sur toute la partie nord de la municipalité El Castillo. Les militaires et paramilitaires se présentèrent dans les villages commençant à détruire les maisons, voler les animaux, voler les ordinateurs, radios et autres biens personnels. Plusieurs paysans furent détenus arbitrairement, torturés et assassinés comme ce fut le cas d’Eyder Quianas, âgé de seulement 14 ans, assassiné le 29 janvier 2002. Dans le cadre de plusieurs autres opérations, tout au long de l’année 2002, la majorité des habitants du nord d’ El Castillo furent déplacés de force vers la ville de Villavicencio et ses alentours. Le contexte dans lequel s’est effectuée la répression, ainsi que la présence paramilitaire massive, rendit impossible l’organisation des familles paysannes qui furent obligées de se déplacer de façon individuelle. Depuis 2002, les familles déplacées se sont donc installées à Villavicencio où ils tentent de survivre dans des conditions déplorables. Tout au long de ces trois années, elles ont dû faire face aux insultes des habitants de la région ainsi qu’aux menaces d’un nouveau déplacement de la part de la municipalité El castillo. Malgré tout, elles ont fait preuve d’une détermination sans borne et commencèrent à se réunir et à s’organiser. Par l’entremise de réunions hebdomadaires constantes, les paysans et paysannes réussirent à vaincre la peur et rapidement, surgît la volonté de retourner sur leur Territoire. Les 45 familles commencèrent par acquérir une terre de 5 hectares grâce à l’appui financier d’organisations espagnoles. Ils élaborèrent également leur projet de vie et leurs critères d’organisation et de vie en communauté. Et par l’entremise de quelques voyages ponctuels sur leur nouvelle terre, ils commencèrent à construire des maisons communautaires et à défricher le terrain pour l’agriculture. Aujourd’hui, plusieurs familles sont maintenant installées de façon permanente dans la Zone Humanitaire. Elles cultivent la yucca, le platano, le cacao, la fève, entre autres. Elles doivent continuellement faire face à un blocus économique qui affecte grandement leur alimentation. Quand les gens vont faire le marché à Medellin del Ariari, ils et elles doivent ensuite passer par le poste de contrôle paramilitaire et faire signer leur facture par le commandant en chef. Le montant de la facture ne peut pas dépasser une certaine quantité d’argent fixée très basse. Cette forme de répression alimentaire bien perverse est tolérée par les autorités civiles et militaires colombiennes. Les communautés continuent cependant de résister et de s’organiser dans la ZH avec comme objectif ultime de pouvoir retourner sur leurs parcelles où elles vivaient auparavant.

La Zone Humanitaire LA BALSITA, département d’Antioquia

Cette ZH est située au milieu des montagnes d’Antioquia près du village de Dabeiba, à mi-chemin entre Medellin et Apartadó. Elle regroupe environ 100 personnes qui furent déplacées en 1997, qui décidèrent de se réorganiser et de former la communauté VIDA Y TRABAJO LA BALSITA. En 1996, une commission de la municipalité de Dabeiba se rend dans certains villages ruraux pour annoncer la possibilité d’un achat de terres dont ils avaient besoin pour construire un barrage hydroélectrique. Les gens firent l’objet d’un recensement et ils furent avertis de se tenir prêt parce qu’une autre commission allait venir. Mais jamais ce ne fût le cas et c’est plutôt les troupes paramilitaires qui arrivèrent dans la région. Dans le mois de novembre 1997, les paramilitaires sont arrivés en s’identifiant comme « Autodéfense paysanne de Cordoba et d’Uraba ». Ils assassinèrent ou enlevèrent 34 personnes devant leur famille, brulèrent plus de 40 maisons, volèrent la majorité du bétail des paysanNEs et détruisirent bonne quantité de ponts. Une grande partie de la population de la région -environ 400 personnes- fût forcée de quitter leurs terres pour se réfugier dans le village de Dabeiba. Au total dans la région, on compte plus de 250 personnes enlevéEs ou assassinéEs entre 1996 et 1999. Après 2 longues années dans les refuges de Dabeiba à subir menaces et humiliations, les paysanNEs décidèrent de se réorganiser et d’élaborer un projet de vie. Ils firent l’acquisition d’une parcelle d’environ 100 hectares où ils formèrent la Zone Humanitaire en 2001, lieu où ils et elles vivent et cultivent collectivement. D’ici 5 ans, la moitié du prix d’acquisition reste à payer, ce qui est économiquement pratiquement impossible. Ils développent présentement leurs propres projets d’agriculture de subsistance et tentent d’éliminer toute forme d’engrais chimique et de pesticides pour se tourner vers une agriculture plus écologique. Les jeunes font partie intégrante du processus de résistance civile tant au niveau organisatif, que culturel et artistique. La communauté accorde beaucoup d’importance à la récupération de la mémoire, ainsi qu’à la nécessité d’une réparation intégrale. Elle demande réparation pour toutes les victimes de la répression mais aussi pour tous les biens qu’ils ont perdus, ainsi que pour toutes ces années de travail et de sacrifices qui ont été perdues. Les jeunes tentent d’élaborer de nouveaux projets, conscientEs que lorsque leurs enfants grandiront, 100 hectares ne suffiront plus à loger et nourrir leur communauté. Ils et elles ont organisé leur propre collège, groupe de théâtre, de danse et de fabrication d’artisanat.

Une forme de résistance

Il est important de mentionner que la Zone Humanitaire ne représente pas la seule manière de résister ni de s’organiser à l’intérieur du conflit armé en Colombie. Elle correspond à une stratégie qui a été développée par certaines communautés dans des régions données et dans un contexte donné. D'ailleurs, plusieurs autres formes de résistance sont mises de l’avant dans différentes régions de la Colombie. De plus, les luttes paysannes ne débutent pas avec les Zones Humanitaires mais possèdent une histoire beaucoup plus longue et diversifiée. Il ne faut également pas penser que les communautés qui vivent dans les zones humanitaires se déclarent neutres ou “entre deux feux”. Au contraire, les communautés affirment être victime d’une répression qui provient de l’État et de sa stratégie paramilitaire. Elles savent très bien que cette violence vise à imposer un modèle économique exclusif, un modèle de vie unique. Elles se regroupent donc au sein de Zones Humanitaires pour pouvoir résister à cette violence étatique et pouvoir mettre de l’avant leur propre manière de vivre et de s’organiser.

Auteur.trice
PASC