Les technocrates millionnaires de l'administration Trump
Le rôle d'Elon Musk dans le financement et le soutien de la campagne de Donald Trump n'est pas passé inaperçu. Ce transhumaniste décomplexé, homme le plus riche de la planète, a injecté 270 millions de dollars US dans la campagne de Trump, devenant ainsi le plus grand donateur politique de l’histoire récente des États-Unis. Mais pendant ce temps, la place des autres millionnaires du numérique dans l'entourage du nouvel occupant de la Maison Blanche n'a pas autant défrayé les manchettes. Pourtant, ces derniers n'ont pas manqué de démontrer au nouveau président leur appui. Lors de la cérémonie d’investiture du président Trump, les dirigeants des compagnies technologiques de la Sillicon Valley étaient tous aux premières loges. De plus, Mark Zuckerberg de Meta (Facebook, Instagram), Sundar Pichai d’Alphabet (Google, YouTube), Tim Cook d’Apple, ou encore Jeff Bezos d’Amazon, ont tous visité le républicain à sa résidence de Mar-A-Lago suite à sa victoire. Toutes ces entreprises ont contribué au fonds inaugural de la nouvelle administration à hauteur d'un million de dollars américains.
Le 21 janvier dernier, Trump annonçait un investissement de 500 milliards sur 4 ans dans le projet Stargate. Ce projet, dépassant les investissements combinés de tous les pays du monde en matière d'IA, vise à développer des infrastructures permettant d’exécuter et d’entraîner des modèles d’IA complexes. Il réunit le géant japonais des investissements SoftBank, la start-up d’IA générative OpenAI (ChatGPT) et le spécialiste en nuage Oracle. Stargate mise sur la construction de 10 centres d’hébergement et de traitement de données (data centers) d'ici 2029.
Donald Trump veut gagner la course mondiale en matière d'IA et il en fait une question de sécurité nationale. Dans un décret adopté le 23 janvier, il annulait le décret de Joe Biden qui visait à encadrer le développement de l'IA, pourtant de manière bien timide. D'autre part, parmi les personnes choisies pour devenir membres de son cabinet, figurent nombre de ténors de la Sillicon Valley. Parmi eux, le nouvel administrateur de l’Agence de protection environnementale (EPA), Lee Zeldin qui a dit vouloir faire des États-Unis la capitale mondiale de l’intelligence artificielle. David Sacks, le milliardaire et ancien cadre de Paypal, a été quant à lui nommé responsable de l’IA et de la crypto à la Maison-Blanche. Sa société de capital-risque, Craft Ventures, a notamment investi dans X et dans Meta. Sans compter Marc Andreessen, un des proches conseillers du président Trump, autre fervent défenseur de l’IA. Auteur d'un manifeste sur l'accélérationnisme, il voit la croissance rapide des technologies comme le remède aux maux qui affligent l’humanité.
Finalement, n'oublions pas Peter Thiel, personnage extrêmement à droite, cofondateur de PayPal et proche d’Elon Musk. Bien qu'il n'ait été nommé à aucun poste au sein de l’administration, il est très influent de par sa proximité avec plusieurs acteurs clés du gouvernement. Il a notamment agi comme mentor auprès de J.D. Vance, le vice-président des États-Unis, qu’il a accompagné et financé depuis 2011. Il est d'ailleurs le cofondateur de Palantir technolgies, une entreprise profondément impliquée dans l'occupation de Gaza et la guerre que mène Israël contre le peuple palestinien. Palantir est active dans le développement de l'IA à des fins militaires et de surveillance : elle fourni ses services à des agences de renseignements et des services de police à travers le monde, ainsi qu'à l'armée américaine. Elle a développé pour Israël un logiciel d'IA dont les algorithmes utilisent les données du renseignement pour dresser des listes de cibles à attaquer. Palantir a aussi des contrats valant plusieurs millions de dollars avec l'ICE - United States Immigration and Customs Enforcement - l'agence actuellement responsable de la déportation de centaines de personnes migrantes vivant aux États-Unis. La technologie de surveillance de Palantir est d'ailleurs utilisée à la fois à la frontière des É.-U. avec le Mexique et en Cisjordanie.
Le soutien des Big tech au gouvernement de Donald Trump n'est pas étranger au fait que ces derniers ont besoin que le pays augmente considérablement sa production d'énergie pour alimenter la croissance de l'IA. Trump a d'ailleurs déclaré, lors de la dernière rencontre du Forum économique mondial à Davos, que les États-Unis devaient doubler leur production d'énergie pour maintenir leur leadership dans ce domaine. Ainsi, il a signé le décret sur l'urgence énergétique nationale, afin d'accélérer les projets d'extraction de pétrole, de gaz naturel et de charbon. Dans un récent rapport, Google attribuait la hausse de 13% de ses émissions de carbone à l'expansion de ses centres de données. Quant à Microsoft, qui augmenté ses émissions de 29% depuis 2020, elle prévoit rejeter le tripe de son bilan en matière de GES d'ici 2030 en raison du développement de l'IA.
On peut parler d'une oligarchie, soit une forme de gouvernement où le pouvoir est concentré entre les mains de quelques gens hyperpuissants, riches et influents. Et elle exerce une certaine mainmise sur les institutions politiques américaines de façon directe, explicite, avouée et décomplexée.i
Déploiement de la gouvernance algorithmique
Un des objectifs de taille des technocrates de la Sillicon Valley est leur volonté de transformer profondément l'État américain par la mise en place d'un mode de gouvernance algorithmique. Elon Musk joue le rôle de figure de proue de cette transformation, avec la mise sur pied du DOGE – département de l'Efficience gouvernementale – qu'il dirige. Sous le prétexte de démasquer la fraude et de mettre fin au gaspillage, son équipe opère des coupes drastiques dans la fonction publique et les programmes gouvernementaux. Ils utilisent l'IA générative pour identifier les « économies budgétaires potentielles » et prendre le contrôle du système informatique du département du Trésor pour la distribution de fonds. Grâce à son système piloté par d'obscures algorithmes, le DOGE a déjà procédé au démantèlement de l'USAID et à des licenciement majeurs au sein d'agences gouvernementales. De plus, ils menacent de couper le financement des programmes de recherche universitaire qui incluent des politiques de diversité, d'équité et d'inclusion (EDI).
Musk veut mettre en œuvre la « stratégie IA d'abord » pour les agences gouvernementales et redéfinir le fonctionnement de la prestation de services de l'État. Il espère pouvoir implanter GSAi « un chatbot d'IA générative personnalisé pour l'administration des services généraux des États-Unis ». En réalité le DOGE est en train d’installer l'IA dans l'ensemble de l'appareil gouvernemental et de remplacer les processus de décisions et les interactions humaines par une gouvernance technocratique.
Le chercheur Eryk Salvaggio, membre de Tech Policy Press, a écrit un article intéressantii sur le sujet où il décrit ce qui lui semble être un « coup d'État de l'IA ». Un coup d'État « mou », sans loi martiale ni militaires, qui se manifeste dans « l'automatisation banale de la bureaucratie ». L'IA vient remplacer la prise de décision humaine. Cette « transformation numérique gouvernementale » est rendue possible par la justification de ce qui doit disparaître et qui peut, selon les idéologues de la Sillicon Valley, être remplacé par l'IA. Qu'on parle de gaspillage gouvernemental, de mauvaises décisions des gestionnaires, de l'inefficacité de la bureaucratie ou d'une main d’œuvre coûteuse et difficile à gérer, l'IA devient la baguette magique reposant sur le mythe de la productivité que nous brandissent les technocrates.
L'IA, cette technologie de prédictions de mots, nous est présentée comme une solution aux échecs du gouvernement. C'est une énorme opportunité pour la technologie et l'automatisation d'entrer en force. Une fois les employés congédiés, il s'agit simplement d'inscrire dans la requête du chatbot un objectif qui générera des résultats qui correspondent aux attentes des technocrates qui dirigent le gouvernement. Le ChatGPTGov d'Open AI est un excellent exemple de système prêt à entrer en jeu. Comme l'affirme Salvaggio « DOGE force un effondrement du système où les questions sans réponse sont résolues par des solutions technologies. Déplacer la conversation vers la technique est une façon d'exclure les décideurs politiques et le public des décisions et de transférer ce pouvoir au code qu'ils écrivent »iii.
L'ampleur de la transformation de l'État dépendra de la décision prise concernant la « quantité de pouvoir que nous accordons aux machines ». La technocratie est système politique dans lequel les “experts” supplantent en fait ou en droit, les responsables politique dans la prise de décisions. Le pouvoir repose sur la maîtrise de la technique. En laissant l'IA nous dicter les décision à prendre, on se retrouve avec une société pilotée par les algorithmes. Le pouvoir se retrouve concentré entre les mains de ceux qui maîtrisent la technique et dépend de l'idéologie qui les guident dans la programmation du code qui façonne l’algorithme. Couplé aux différents mécanismes de la société de surveillance qui se mettent en place grâce à l'utilisation massive de systèmes connectés basés sur l'IA, tant dans nos vies quotidiennes que dans les relations des entreprise et de l'État avec les citoyens, le risque qui se profile à l'horizon est l'implantation d'une sorte de techno-fascisme.
Cela dit aucun système d'IA n'est adapté pour répondre aux problèmes complexe de la gestion de l'État et encore moins à la prestation de services. L'échec est inévitable et ceux qui les développent le savent pertinemment. C'est pourquoi ils doivent agir vite selon leur doctrine « move fast and break things » afin d'implanter leurs systèmes avant que le débat public et les mouvements sociaux puissent avoir accumulé un certain rapport de force. Même si leurs solutions sont vouées à l'échec, ils seront les seuls à pouvoir répondre à la crise qu'ils ont provoquée. L'élite de la Sillicon Valley est maintenant prête à tirer profit de ce nouveau régime technique et de toute crise qui en résultera.
Il serait faux de croire que ce qui se passe actuellement aux États-Unis ne s'en vient pas ici aussi. La transition numérique gouvernementale est bel et bien à l'ordre du jour au pays, comme dans la plupart des États dans le monde. Au « Québec » la mise en place du Système d’Authentification gouvernementale (SAG) et le projet de Loi sur l'identité numérique nationale (PL82) avancent rapidement. En plus d'accentuer la fracture numérique et de brimer le droit à l'accès aux services pour tous et toutes, la transition numérique des services gouvernementaux ouvre grand la porte au profilage et à la discrimination. Et c'est sans compter l'augmentation de la surveillance et du contrôle que permettront ce type de systèmes basés sur l'utilisation de nos données et l'usage de la biométrie. Alors qu'aux État-Unis, Elon Musk déploie ces systèmes de manière frontale par des coups d'éclats médiatiques, le même type de projets avancent ici graduellement sans attirer l'attention. Il est impératif de s'attarder à leur déploiement, afin d'être en mesure de dénoncer leur implantation qui, bien qu'ils affecteront toute la société, auront un impact démesuré sur les populations plus vulnérables.
Ne demandez pas si l'on peut faire confiance à la machine. Demandez plutôt qui la contrôleiv
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i Citation de Jonathan Durand Folco, chercheur, auteur et professeur à l’Université Saint-Paul à Ottawa, dans Pour Donald Trump, politique, pétrole et IA vont de pair, Radio-Canada, mars 2025.
ii Eryk Salvaggio, Anatomy of an AI Coup, Tech Policy Press, février 2025 (traduit en français par Jonathan Durand Folco).
iiiIdem
ivIdem