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01/04/2020

Interview avec Julian Gil, incarcéré depuis le 6 juin 2018

 

Quelle est la situation dans les prisons colombiennes et dans quelle mesure êtes-vous affectés par l’arrivée du COVID-19 ?

Le système judiciaire colombien permet de garder en prison des gens avant leur jugement même s’il n’y a pas de preuves, ce qui affecte la situation carcérale qui connait une surpopulation de 54 % : il y a actuellement 123.000 personnes incarcérées pour 80.000 places. (...) Dans certaines prisons, il peut y avoir 5 ou 6 personnes par cellules, certain-es dormant sur le sol ou suspendu-es au toit.

(…) Nous sommes en danger face à l’épidémie, il n’y pas d’espace prévu pour recevoir les malades, rien n’est prévu pour intervenir face à n’importe quelle maladie. Il n’y a pas de médecins ni d’infirmier-es, (…), il n’y a pas de médicaments pour soigner une grippe. Et par exemple, il y a beaucoup de grippes ici puisqu’il n’y a aucune ventilation dans le bâtiment dû à sa structure de type ERON (prison de haute sécurité). Aujourd’hui, la panique monte, les gens sont préoccupés parce qu’il n’y a pas la capacité médicale d’affronter une situation de cette ampleur (…). Le coronavirus aggrave la situation étant donné la surpopulation.

La nuit du 21 au 22 mars, des prisonniers ont été massacrés dans la prison de la Modelo à Bogota, le gouvernement colombien affirme qu’il s’agissait d’une tentative d’évasion, alors que le Mouvement National Carcéral parle plutôt d’une répression disproportionnée en réponse à la manifestation convoquée les jours précédents.

Au cours de cette nuit, différentes organisations avaient appelé à un cacerolazo (manifestation bruyante) dans un geste pacifique pour signaler la situation auprès de la société et du gouvernement. Cette cacerolazo se voulait une dénonciation de la situation humanitaire dans laquelle se trouve les prisons étant donnée la surpopulation, l’abandon de l’État et l’indifférence de la société.

 

Quand est-ce devenu hors de contrôle ?

Quand l’État a répondu par un traitement de guerre à la mobilisation et n’a pas voulu comprendre les problèmes, attaquant avec des fusils des personnes non armées. C’est une violation du droit international humanitaire et des droits humains. Même réponse dans le cas de la prison de Cucuta, où quelques jours plus tard, l’INPEC (Institut national pénitencier et carcéral) a fusillé deux autres personnes - de ce qu’on en sait. La ministre de la justice a déclaré devant les médias qu’une évasion était planifiée, ce qui n’a aucun sens car il est impossible de planifier un tel plan à l’unisson dans toutes les prisons du pays.

Maintenant, il faut résoudre la crise humanitaire qu’il y a dans les prisons devant cette pandémie qui nous menace.

 

Quel risque y a-t-il que se répètent ce genre de conflits pendant l’urgence sanitaire et que de nouveaux massacres soient commis ?

Ce qui est en jeu en ce moment c’est un plan de vie. Nous qui sommes privé-es de la liberté, nous voulons vivre, et non nous enfuir. Nous voulons que nos vies soient respectées, qu’on respecte nos vies.

En plus des assassinats, les autorités ont transféré des personnes qui auraient, selon eux, coordonné le cacerolazo et « l’évasion massive ». Dans ma prison, ils ont transféré près de 25 personnes et à Buen Pastor (prison pour femmes à Bogota) près de 10 autres vers la prison de la Picaleña, qui est une prison punitive.

Après la répression, les autorités ont déclaré l’urgence carcérale, ce qui était parmi nos demandes, mais cette mesure ne vise pas à répondre à l’urgence humanitaire dans laquelle nous sommes. Ce type de manifestation va inévitablement continuer puisque qu’ici, avec l’insalubrité et le manque de moyens médicaux, il peut y avoir une contagion massive.

 

En ce qui vous concerne, vous n’êtes pas le seul prisonnier politique membre du mouvement social ? Les détentions de leaders sociaux sont fréquentes ?

Dans le pays, nous faisons face aux montages judiciaires : 62 personnes membres du Congreso de los Pueblos sont en procédures judiciaires actuellement. Avec moi à la Picota, il y a 3 autres compagnons accusés. Nous nous appelons des faux positifs judiciaires pour la similitude avec les faux positifs : en référence à ces jeunes assassinés par l‘armée dans tout le pays (dans les années 2000) qui étaient présentés comme des guérilleros abattus lors de combats. Dans notre cas, c’est pour répondre à la demande de résultats de la part du bureau du procureur. (Pour les jeunes assassinés c’était pour répondre au besoin de résultats militaires contre les guérillas. NDLT). Nous comprenons que c’est une stratégie pour intimider le mouvement social, porter un coup aux protestations populaires et faire taire les voix des gens non conformes.

 

Pourquoi être leader social est un délit en Colombie ?

En Colombie c’est un délit de défendre les droits humains, d’être enseignant-e, syndicaliste ou leader social. Et ce pour une raison : nous sommes gouvernés depuis des années par la logique des grands propriétaires terriens et des paramilitaires. Cette logique a mis à mal les droits de tout le monde dans le pays. Aujourd’hui, les leaders sociaux représentent la défense des communautés dans les régions et les quartiers, ce qui est un grave danger pour les intérêts des monopoles, multinationales et ceux qui gouvernent en ce moment.

 

Quel était votre rôle au sein du Congreso de los Pueblos lors de votre arrestation ?

Les deux dernières années (2016-2018), j’étais secrétaire technique de la commission internationale, de formation et économique. De ce que je me souviens, j’ai toujours été engagé dans des mouvements sociaux. J’ai été au séminaire des missionnaires claritianos à Boyaca, Casanare, Cundinamarca et Bogotá, où j’ai appris le travail de base et populaire, puis dans la Corporation claritiana Norman Pérez Bello, très portée sur le thème des droits humains. Mon travail a toujours été du côté des causes engagées et des populations violentées, marginalisées et oubliées. En tant que licencié en philosophie, ma vocation a été le service et l’éducation, apportant depuis les mains qui apprennent, les yeux qui voient, les oreilles qui écoutent, avec l’humanité même qui m’accompagne comme membre du Congreso de los Pueblos et comme chrétien engagé.

 

Quel a été le soutien en et hors Colombie envers ce genre de prisonnier-es ?

Très positif dans le pays. Comme je l’ai dit plus tôt, j’ai toujours été engagé dans des mouvements de base et j’ai été soutenu par de nombreu-ses compagnon-es de ces mouvements de villages, d’organisations paysannes et d’enseignant-es.

Au niveau international, j’ai reçu le soutien d’organisations et mouvements sociaux d’Amérique latine, d’Europe et des États-Unis, car j’ai participé activement à des espaces comme l’Alba des mouvements sociaux de jeunesse en lutte, qui portent aujourd’hui notre voix de prisonnier-es d’un gouvernement qui prétend nous faire taire.

 

En Europe, on considère la Colombie comme une démocratie. Une démocratie peut-elle permettre de telles actions?

L’image de la Colombie a toujours été suffisamment satisfaisante pour que les multinationales voient l’opportunité d’y investir leurs capitaux. Nous avons vécu un processus de pacification permanente qui a soumis les peuples aux intérêts de l’État. Les territoires ont été détruits, des personnes qui avaient une parcelle de terre ont été dépossédées au profit de multinationales hydroélectriques ou extractives qui pillent l’or, le pétrole, le charbon, le coltan…

 

Il n’y a pas de démocratie réelle en Colombie : la Constitution n’est pas respectée et il y a un gouvernement fasciste qui ignore les accords sociaux. Nos luttes défendent les droits basiques et fondamentaux, les accords internationaux de coexistence et de respect de la vie. Il faut se rappeler que beaucoup de gens ont donné leur vie pour leurs idées, défendant la liberté d’expression et de pensée. Il faut constamment dire au gouvernement qu’il faut respecter nos vies, parce qu’à tout moment ils nous assassinent, ils massacrent notre peuple qui est appauvri par le système.

 

Cette situation nous rappelle celle d'autres prisonniers politiques ailleurs. Dans quelle mesure ces judiciarisations sont-elles utilisées pour criminaliser les mouvements populaires?

Ils cherchent à briser le mouvement social et à répandre la peur chez les gens qui s'organisent, chez les étudiants, chez les femmes au foyer qui gardent tant de souffrances en silence. Ces arrestations visent précisément à ce que règne l'injustice, le gouvernement de l'économie et des intérêts privés.

Depuis deux ans, nous défendons mon innocence depuis la prison. Il n'y a aucune preuve qui valide l'accusation. Et comme dans mon cas, de nombreuses personnes s'exposent à des poursuites et à des peines sévères pour avoir pensé et rêvé d'un pays différent. Depuis de nombreuses années, ils veulent mettre fin au mouvement social et aux expressions organisationnelles.

 

Existe-t-il actuellement des initiatives, des pétitions ou des lettres de libération collective pour les prisonniers politiques?

Le CDP a appuyé un communiqué dans laquelle il demande la libération de nos compagnon-nes de Casanare, d’Arauca ainsi que la mienne. Aucune prison colombienne n'a la capacité de faire face au coronavirus et si nous restons ici en prison, nous risquons la peine de mort. De plus, la répression est accrue parce que les gardes et la police désespèrent et répriment violemment toute expression ou revendication de notre part.

 

Avez-vous changé depuis que vous êtes en prison?

Elle m’a fait vieillir (rires). J'ai pu entendre de nombreuses histoires depuis les sources mêmes, de personnes qui ont participé au conflit armé, leurs arguments et leurs raisons, les personnes qui sont ici pour avoir volé un cellulaire ou un magasin afin de pouvoir manger. J'ai changé ma façon de voir le monde. La prison nous éloigne de notre famille et des êtres que nous aimons. Comme l’a dit un camarade de cellule que j'ai eu à un moment, la prison finit par être un filtre à travers lequel, parfois, seuls passent de petits faisceaux de lumière, qui sont la famille, les amis, ceux qui ont décidé de rester avec nous et de nous accompagner. La prison est inutile, c'est une invention nuisible de l'humanité; elle ne va pas au-delà de la peine et de la souffrance. Les gens ne changent pas pour le mieux en prison. Décidément, tous ceux qui rêvent d'un monde et d'une humanité différents doivent militer pour abolir les prisons. Ce n'est pas un endroit où l'on apprend à être humain ou démocratique. C'est un espace où les murs, l'isolement, les coercitions, les menottes, les gaz poivrés déshumanisent les gens et c’est justement notre combat: lutter contre la déshumanisation et garder l'humanité contre ce plan macabre de nous éliminer en tant qu'êtres humains.

 

Comment la prison affecte-t-elle votre santé? Comment vous sentez-vous sur le plan physique et psychologique?

On se dégrade physiquement petit à petit car l’alimentation est de très mauvaise qualité, elle nous arrive ici insuffisamment cuite et elle ne contient pas le minimum de protéines, céréales, vitamines, fruits... Inutile de dire que j'imagine que dans d'autres parties du monde, c'est comme ça au quotidien ou pire, mais ici nous nous affaiblissons physiquement. Psychologiquement, je reste fort parce que j'ai le soutien de ma mère, de mes neveux et de nombreux compagnon-nes comme mes frères et sœurs du Processus populaire de Quinoa, cette affection permet de garder le courage.

 

Souhaiteriez-vous changer quelque chose de ce que vous avez fait avant d'entrer en prison?

J'ai toujours consacré beaucoup de temps aux processus populaires, j'étais souvent absent des réunions de famille. Je changerais ça. Si nous survivons à ce coronavirus, à cette répression, je consacrerais plus de temps à mes neveux, ma famille, ma mère.

 

Quelle est la relation des prisonniers politiques avec les prisonniers sociaux? Y a-t-il des initiatives ou des changements similaires dans leur environnement commun?

Il est important de souligner qu'il n'y a plus d’étages séparés entre les prisonniers politiques, les sociaux et les paramilitaires. En ce moment, nous coexistons. Les prisonniers politiques de l'ELN, des FARC ou du mouvement social, comme moi, cherchent le meilleur moyen de s'organiser, à commencer par le respect des espaces et la communication. Avec les prisonniers sociaux, des espaces de construction et de dialogue communs ont été créés. Avec le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques (CSPP), nous avons construit un espace de formation dédié aux droits humains, pour mieux nous défendre. Et avec l'Équipe juridique des peuples (EJP), et certains professeurs de l'Université pédagogique et de la Fondation Pasos, des organisations qui défendent les droits humains, nous avons créé un diplôme suivi par plus de 60 personnes. Ces espaces de formation et de partage, d'écoute, de perception de ses sentiments, de profondeur dans les réflexions faites, nous ont permis d’extérioriser et de canaliser des propositions qui permettent de rendre plus digne et de respecter les détenus. Nous nous articulons également avec le Mouvement national des prisons (MNC), un processus organisationnel construit par les détenus il y a 20 ans et qui a été quelque peu abandonné lors du processus de paix avec les FARC, mais en ce moment où les répressions sont intensifiées, cet outil organisationnel a été repris et nous y participons humblement en proposant des choses en tant que légitimes témoins de la situation.

 

Pour conclure, dans quelle situation se trouve votre cas, au niveau juridique? Quel est l'objectif de la procureure?

Nous sommes au stade du procès, après les audiences préparatoires. La prochaine audience aura lieu le 24 avril et espérons que le coronavirus n'ait pas atteint la procureure et que nous puissions continuer à défendre la vérité avec dignité, le droit de s'organiser et de critiquer ce qui se passe dans le pays et dans le monde.

 

Que voulez-vous dire à ceux qui suivent votre cas?

Les remercier et leur dire qu'ici il n'y a jamais eu, comme ça a été dit, un plan d'évasion, qu'ici il y a un plan de vie, où les gens ont crié, avec la casserole à la main, "Nous voulons vivre".

Je remercie de tout cœur la solidarité à ma cause, qui est la cause de milliards de personnes dans le monde, la cause de la justice, de l'humanité et de la vérité. Quelques mots à partager me viennent à l’esprit et c'est que nous devons toujours aller de l’avant pour défendre la joie et l'espoir.

Auteur.trice
PASC