Voici l’adaptation de la transcription d’un segment de l’émission «La pire» sur la construction communautaire de routes en Colombie.
Source : https://renverse.co/infos-locales/article/la-pire-nouvelle-emission-de-radio-5139
En Colombie, il y a beaucoup de régions où l’État n’est absolument pas présent, si ce n’est qu’en essayant de contrôler le territoire via l’armée, et non pas en proposant des routes, ni des hôpitaux ou encore des écoles. Ce sont donc les gens qui le font, quand c’est possible. Iels le font sans subventions ou aide de l’État, via des organisations par village ou hameau, et avec des organisations locales paysannes, par exemple.
Des journées collectives de travail sont proposées, on fait des bingos, bazars ou autre pour trouver les fonds nécessaires si besoin. Cette idée de s‘autogérer et que la communauté s’organise pour des projets qui servent la communauté s’appelle le pouvoir populaire et c’est ce qu’essaient de développer certaines organisations sociales.
On parle de route, de postes de santé et d’écoles, mais ça peut concerner aussi l’agriculture, la distribution des aliments, l’auto-défense contre les paramilitaires ou l’armée, les transports, la distribution d’eau dans le village, le ramassage des poubelles, etc. Tout n’est pas que contribution bénévole, parfois on peut aussi dégager un salaire pour faire venir un-e professeur-e d’école, pour payer l’utilisation de machines ou tenir les péages.
Cette organisation communautaire n’est pas dans toutes les régions, et ça ne se passe pas pareil partout. C’est plus présent là où les organisations sociales sont fortes et où le rapport de force avec les paramilitaires le permet.
Ici, prenons l’exemple du Catatumbo, région nord-est du pays (Norte de Santander), très très montagneuse et très pluvieuse aussi. Ces détails ont leur importance, car c’est une zone où on se retrouve plus facilement isolé, sans accès à une route praticable. Partout dans le pays, c’est assez courant qu’en période de pluie les routes soient coupées pour cause d’éboulis, et cela concerne autant les petites routes que les grandes routes asphaltées qui traversent le pays et sont gérées par des instances officielles. Dans le Catatumbo, quand on parle des routes entretenues par la communauté, ce sont souvent des pistes, sans asphalte.
Comment les péages communautaires ont-ils commencé dans le Catatumbo ?
En mai 2011, après un hiver particulièrement rude et des éboulements qui ont bloqué les routes plus que d’habitude, ce qui veut dire : isolement, nourriture coûteuse, difficultés pour vendre et acheter, impossibilité pour les médecins de bouger ou d’aller dans la grande ville à l’hôpital... Suite à cet hiver 2011, il a été décidé de chercher de l’aide institutionnelle et de frapper à autant de portes que possible, pour finalement se les faire claquer au nez.
Le constat a été fait qu’il fallait entretenir les routes soi-même et qu’il y avait besoin de fonds pour ça. Il a été décidé d'installer des péages et de collecter des contributions volontaires pour réparer la route ; l’argent devant être utilisé pour payer les machines qui entretiennent les endroits dangereux. Avant de mettre ça en place, le projet a été présenté dans les différents villages et hameaux concernés et les gens ont été d’accord.
Concrètement, c’est quoi ces péages ?
C’est une corde accrochée à un arbre et tenue par une personne de l’autre côté qui la tend lorsqu’un véhicule approche, et demande une contribution aux chauffeureuses, avec un prix différent selon s’il s’agit de motos, voitures ou camions.
Au début, il n’y avait que trois péages, qui rapidement ont eu des problèmes avec l'armée : celle-ci leur a dit que c'était illégal, les a accusés d'être des guérilleros et a démantelé les péages. L’armée ne comprenait pas qu’aussi peu de gens pouvaient faire plus de travail que le bataillon entier ! Selon elle, ils avaient donc forcément reçu de l’aide des guérilleros…
Et l’autre point, c’est que selon l’armée, forcément l’argent collecté était redistribué à la guérilla. Bref, des suspicions classiques et des prétextes pour asseoir son pouvoir et casser l’auto-organisation de la population. Au fil du temps, ça s’est tassé et aujourd’hui, il semble qu’il n’y ait plus de problème de ce côté-là.
Du côté de la communauté, il a été décidé dès le début qu’afin d’éviter toute corruption ou mauvaise gestion, toutes les dépenses seraient signées et accompagnées d'un reçu. Et il est dit que « quiconque souhaite consulter les comptes peut le faire ». Au fil du temps, iels ont imprimé des reçus à remettre aux péages, organisé les comptes, établi des priorités et ont gagné en légitimité lorsque la communauté a vu que les sommes collectées étaient investies dans ce qui avait été promis, aménageant la route même, par exemple là où il y avait des trous qui allait jusqu’à utiliser trois camions de sable pour les remplir.
Au fur et à mesure, d’autres villages plus éloignés ont demandé à être inclus dans ce réseau, car l’État n’avançait pas dans ses promesses de route et/ou il y avait tellement de corruption que rien ne se faisait.
Ce projet d’entretien populaire des routes a mis en évidence pour les gens de la région que la participation communautaire peut se faire sur des projets importants, sur l'administration directe de fonds, dont la transparence a garanti la légitimité au fil des ans ; qu'il n'est pas nécessaire d'avoir une structure bureaucratique pour mener à terme des projets d’infrastructure importants et, enfin, qu'il est possible d'obtenir des résultats avec peu d’argent.
Le fait de passer outre les gens qui ont l’habitude de détourner des fonds ou de recevoir une contrepartie en échange d’un service rendu est également important et crée des ennemis au processus. « Une route, c'est un bénéfice pour tout le monde, disent-ils, mais nos routes sont aussi une mauvaise chose pour les politiciens, pour les entrepreneurs, pour ceux qui se nourrissent de la corruption ».
Pour finir, prenons un autre exemple d’une œuvre importante réalisée par la communauté, qui concerne le transport routier, mais qui cette fois n’a pas été payée par les péages communautaires.
Il s’agit d’un pont au-dessus du fleuve Catatumbo, à Filo Gringo, pont long de plus de 100 mètres et sur lequel peuvent passer des camions sans problème. Des demandes avaient été faites par le village, pour remplacer les barges qui faisaient passer la rivière, ce qui était difficile lors des fortes crues. On leur avait demandé des sommes astronomiques pour construire ce pont, notamment avec de grosses études préliminaires. Impossible pour elleux de payer ça. Finalement, via les organisations sociales de la région, une autre étude a été faite et le pont a été construit. Iels ont réussi à réunir l'argent avec des bingo, loteries et autres bazars, pour payer entre autres les plans conçus par le bureau d'études engagé par l'association, les matériaux, les machines, mais pas la main-d'œuvre, car le projet a été construit sans rémunération économique, par les communautés elles-mêmes. Le matériel avec lequel le pont a été construit a été récupéré d’un oléoduc inutilisé sans vraiment demander la permission à l’entreprise pétrolière.
Voilà donc un petit récit de l’autogestion des routes dans le Catatumbo.