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14/12/2023

L’Amazonie est la pierre angulaire de la vie en Amérique latine. Son importance écologique se traduit en termes de disponibilité de l’eau, de services forestiers en capture du carbone, de richesse de la faune et de la flore. Elle est le foyer de divers peuples autochtones dont l’existence est en relation directe avec l’équilibre écologique et les cycles biologiques de la forêt, entre autres. L’Amazonie est axe de la vie et épicentre de conflits associés à des modèles de développement et des économies légales et illégales qui puisent leurs revenus dans la prédation d’espaces à haute valeur environnementale.

La déforestation est une blessure ouverte au cœur de l’Amazone : au cours deux dernières décennies, l’Amérique latine a perdu 55 millions d’hectares de forêt, selon les dernières informations (Silveira et al., 2022). Une bonne partie de ces hectares est aujourd’hui devenue pâturages pour le bétail, monocultures ou zones urbaines n’ayant jamais été planifiées. Il s’en dit beaucoup sur l’Amazone et des ressources pleuvent pour sa protection mais, par malheur, sont passés plusieurs gouvernements qui se sont assis pour voir la forêt bruler, après avoir allumé le feu, entre lesquels sont inclus le gouvernement de Jair Bolsonaro au Brésil, Guillermo Lasso en Équateur et Ivan Duque en Colombie.

 

Carte 1. Feux et déforestation en Amazonie Source: https://www.maaproject.org/

Il est connu que les frontières nationales n’ont jamais été tracées en fonction de la connectivité entre les écosystèmes mais qu’elles ont plutôt fragmenté des régions environnementales laissées à la dérive de la volonté propre de chaque gouvernement de son côté de la frontière. Dans ce cas-ci, huit pays sont impliqués territorialement dans une suite d’écosystèmes amazoniens, et en divisant une structure écologique d’une telle magnitude, il dépend de la volonté de chacun des pays à conserver la diversité biologique et culturelle qui inonde cette région.i Avec ce panorama, dans les années 70 s’est profilée une instance de coopération visant à tracer une route commune entre ces pays reconnaissant que les échelles nationales de politiques environnementales étaient insuffisantes pour freiner les menaces auxquelles est confrontée l’Amazone, et à travers l’Organisation du traité de coopération amazonienne (ACTO) s’est initié une démarche qui demeure inachevée après plus de quarante ans.

En août 2023 s’est réuni, après 14 ans, le Sommet des présidents de l’ACTO lequel est demeuré une fois de plus sans réponse face à la possibilité de partager un diagnostic et un plan pour l’Amazone entre des gouvernements populaires – comme Lula au Brésil, Arce en Bolivie ou Petro en Colombie – et gouvernements néolibéraux – comme Lasso en Équateur ou Boluarte au Pérou-. Ceci s’explique peut-être par la représentation que chaque gouvernement se fait du biome amazonien. Pour un gouvernement comme celui de Bolsonaro, l’Amazone brésilien était la plus grande source mondiale de produits forestiers et ceci définissait son mode de gestion (Deutsch et Fletcher, 2022). Par contraste, pour un gouvernement comme celui de Evo Morales, l’Amazone constituait un territoire autochtone et le poumon de la terre (Gautreau et Bruslé, 2019). La divergence de ces visions laisse l’Amazone sans feuille de route commune et intégrale. Avec le triomphe de Lula au Brésil et de Petro en Colombie, la porte s’ouvre une fois de plus pour un modèle de gestion environnementale conjoint pour l’Amazone, mais aussi la possibilité d’une tentative veine devant le sabotage des mafias régionales, les intérêts privés, les gouvernements négationnistes face au changements climatiques et l’intrusion des États-Unis.
 

Contexte politique

La corrélation politique de différentes forces en Amazone nous place devant un panorama exigeant. Sans approfondir trop sur les caractéristiques propres de chaque gouvernement, nous pourrions dire que l’équation est la suivante :

La Guyane a un gouvernement considéré comme de centre-gauche dirigé par le président Irfaan Ali, du Parti populaire progressiste/Civique (PPPC). Le Surinam est gouverné par le libéral Chan Santokhi, avec son Parti de la réforme progressiste (VHP) qui s’est déclaré défenseur des intérêts spécifiques de la population d’origine indienne au pays. Le Brésil se retrouve avec un nouveau gouvernement de Lula Da Silva qui montre des signes de renouvellement dans son discours face aux conflits mondiaux mais qui en même temps se montre tolérant aux grands investissements capitalistes dans le pays. De son côté le gouvernement de Bolivie est dirigé par Luis Arce qui tente de retracer la voie démocratique après le coup d’État de la droite bolivienne qui provoqua la renonciation de Evo Morales en 2019. Arce et Morales font partie du ‘’Mouvement vers le socialisme’’ (MAS), même si une fracture s’est formée récemment entre les deux leaders.

L’Équateur a élu récemment Daniel Noboa comme président pour terminer la phase présidentielle de Guillermo Lasso. Héritier de l’une des plus riches familles d’Équateur, Noboa est leader du récent parti néolibéral qui s’appelle Action démocratique nationale. Au Pérou, la situation est critique en raison de la trahison par la présidente Dina Boluarte du programme gouvernemental avec lequel elle avait gagné en tant que colistière de Pedro Castillo à la vice-présidence. Boluarte a confectionné un gouvernement répressif et néolibéral, main dans la main avec la vieille classe politique péruvienne. Au Venezuela, le gouvernement bolivarien de Nicolás Maduro jouit d'une relative stabilité et fait face à un processus électoral prévu pour 2024. Enfin, en Colombie, un gouvernement progressiste dirigé par Gustavo Petro progresse, renforcé dans la grammaire écologiste.

En bref, huit pays, cinq gouvernements progressistes, trois gouvernements réactionnaires et une tension sur la place des écosystèmes et des peuples amazoniens dans l'intégration régionale. Cependant, à la lumière de l'histoire, la formule n'a pas été si simple puisque des gouvernements de droite ont dépecé l'Amazonie tandis que des gouvernements progressistes l'ont restaurée. Le cas le plus marquant a été l'attitude du gouvernement de la Révolution citoyenne en Équateur, dirigé par Rafael Correa, à l'égard de la forêt amazonienne et des mouvements écologistes qui se sont mobilisés pour sa protection. Bien qu'il ait déclaré son intention concrète de maintenir l'intégrité des écosystèmes du parc national de Yasuní, Correa a fini par céder à la tentation d'extraire du pétrole au cœur de la jungle, déclenchant non seulement une guerre entre les communautés indigènes, mais trahissant clairement les mandats que son propre gouvernement avait élevés au niveau constitutionnel en termes de droits de la nature et de Buen Vivir.

Une corrélation des forces en présence à majorité progressiste est utile pour l'Amazonie et le succès de l'ACTO. Toutefois, cette corrélation ne s'est pas encore traduite par un modèle régional de gestion de l'environnement. Cela est dû, entre autres, à la forte influence exercée par des acteurs tels que le Commandement sud du département américain de la défense, qui continue à prétendre mener des politiques environnementales en Amazonie dans le cadre d'une coopération militaire apparente qui, en tout état de cause, a toujours fonctionné au détriment de la souveraineté des pays et des écosystèmes latino-américains. À cela s'ajoute la politique contradictoire d'ouverture que des dirigeants comme Gustavo Petro ont mise en place en invitant les États-Unis à former une "Force militaire spéciale pour l'Amazonie", alors que le Commandement Sud a déclaré sans ambages que son intérêt pour le déploiement militaire dans des zones d'intérêt environnemental en Amérique latine correspondait strictement aux ressources susceptibles d'alimenter l'économie américaine, comme "le triangle du lithium, les ressources pétrolières et 31% de l'eau douce du monde".ii


 

Visions contradictoires

Le sommet des présidents de l'ACTO s'est conclu sans voie commune pour l'Amazonie, en l'absence des présidents du Venezuela, de l'Équateur et du Suriname. La majorité progressiste dans la corrélation des forces pour la région amazonienne ne s'est pas accompagnée d'une coïncidence éventuelle pour faire face aux menaces telles que la déforestation, l'extractivisme légal, les économies illégales ou la perte accélérée de la biodiversité. Par exemple, alors que le gouvernement de Gustavo Petro, dans le cadre de la lutte contre la déforestation susmentionnée, a célébré la contribution américaine à la militarisation de l'Amazonie par le biais d'un don d'hélicoptères UH-60 à la police colombienneiii, Luis Arce (président de la Bolivie) a déclaré, lors du sommet de Belém, son rejet explicite de la militarisation impérialiste de la région, dont l'avancée est présentée sous la forme d'ONG dont le travail environnemental est apparent.

Sur la question de la déforestation, il a été impossible que la déclaration du Sommet se termine autrement que par des phrases vagues, des mentions sans lien du "développement durable" et de l'agenda 2030. Aucun objectif concret n'a été convenu pour s'attaquer à ce fléau, le gouvernement bolivien se montrant particulièrement réticent à parler de déforestation zéro en raison des "limites pour pouvoir l’atteindre". D’un autre côté, en ce qui concerne l'exploitation minière et l'extraction d'hydrocarbures en Amazonie, le gouvernement de Gustavo Petro est resté pratiquement seul à défendre l'idée d'un moratoire régional, face aux doutes du Brésil, du Venezuela et du Suriname, dont les réserves pétrolières et la recherche de nouveaux gisements en marge de la jungle déterminent la prudence avec laquelle ils se tiennent à l'écart d'un accord en la matière.

Un autre point de désaccord, mais qui a été consigné dans la déclaration, concerne le financement par le Nord global d'un ambitieux programme de restauration de l'Amazonie. Lula Da Silva a insisté sur ce point, proposant même le chiffre de cent milliards de dollars par an au titre de la coopération environnementale pour l'Amazonie. Gustavo Petro s'est montré très critique à cet égard, déclarant que, selon lui, "demander de l'argent n'est pas suffisant. C'est une façon rhétorique pour le Nord de dire qu'il fait quelque chose. Si nous accordons de la valeur à l'Amazonie, elle en vaut beaucoup plus. Ce n'est pas avec un cadeau du Nord que nous allons y arriver". Dina Boluarte, présidente du Pérou, a limité ses interventions à la proposition d'une stratégie de commercialisation transnationale entre tous les pays pour promouvoir le développement durable en Amazonie.

Finalement, la déclaration qui a résulté de ce sommet des présidents s'est soldée par une phraséologie environnementale et aucune voie concrèteiv. Au fond, il s'agit de débats qui, bien qu'ils soient liés à la corrélation régionale des forces, s'expliquent davantage par l'adhésion de la grande majorité des gouvernements progressistes et populaires au consensus extractiviste en Amérique latine. Face à cela, ce sont les mouvements sociaux qui continuent à faire pression pour que l'Amazonie et ses peuples autochtones progressent. Pour preuve, leur proactivité dans les groupes de travail et les espaces de protestation à quelques jours d'un Sommet des Présidents du Traité de l'Amazonie, historique en ce qu'il n'avait pas eu lieu depuis 14 ans, et qui est resté à court de vision, du moins pour l'instant.

Version originale de l'article (en espagnol) : La Amazonía sin rumbo y bajo fuego


 

i Colombie, Brésil, Bolivia, Pérou, Équateur, Surinam, Vénézuela y Guyane

ii “Estados Unidos ni disimula sus intereses en América Latina”. Page 12. 23 janvier 2023. Voir ici: https://www.pagina12.com.ar/517903-litio-petroleo-y-agua-dulce-estados-unidos-ni-disimula-sus-i 

iii Voir ici: https://x.com/LuisGMurillo/status/1718043950261358647?s=20

iv Declaración Presidencial con ocasión de la Cumbre Amazónica – IV Reunión de Presidentes de los Estados Parte en el Tratado de Cooperación Amazónica. Voir ici: https://petro.presidencia.gov.co/Documents/230809-Declaracion-Presidencial-con-ocasion-de-la-Cumbre-Amazonica.pdf

Auteur.trice
Santiago Salinas y Mateo Córdoba