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20/05/2021

Colombie. Magaly Pino, du Congrès des Peuples : "La voix fondamentale à écouter dans un dialogue est celle des jeunes qui se battent dans les rues"

S’entretenir avec Magaly Pino, c’est s’abreuver à une source d’informations essentielles pour comprendre d’une part comment et pourquoi Cali se mobilise avec une telle force et d’autre part quelles sont les raisons pour lesquelles le système oppressif du gouvernement a ciblé cette région de la vallée du Cauca.

Magaly est membre de l’Équipe Nationale des Droits Humains du Congrès des Peuples et aussi de la Coordination Agraire (CNA). Voilà ses points de vue sur la situation actuelle de la lutte populaire qui se passe dans toute la Colombie.

- Magaly, je te demande première réflexion sur la situation actuelle.

- Avant tout, je tiens à remercier la communauté internationale qui nous a permis de faire connaître tout ce qui se passe dans notre pays et principalement l’immense violation des droits humains en ce moment. Je pense à la ville de Cali et à d’autres villes où la protestation, la mobilisation et les atteintes aux droits, qui ont été commises, sont les plus prononcées. Le nombre de violations des droits humains est très élevé ; nous avons des disparus et des personnes tuées par balles réelles, c’est pour cela que nous disons que tout ce qui passe fait partie de ce scénario génocidaire que nous traînons historiquement. Maintenant, il s’est déplacé dans les villes, mais, dans un autre contexte, nous avons déjà connu des situations identiques dans le secteur rural.

- À Cali, une dure répression s’est produite ; les communications sont bloquées, plusieurs de ses habitant.es sont portés disparus. Le gouvernement uribiste veut-il discipliner et semer la terreur ? (uribiste : le gouvernement actuel poursuit la politique de l’ancien président Álvaro Uribe)

- Nous devrions parler d’un contexte qui remonte aux grandes manifestations du 21 novembre 2019. Nous pensons que les protestations qui se sont déversées dans les rues au cours des 10 derniers jours (Ndt : au moment de publier en francais cela fait 30 jours) ne sont pas seulement l’accumulation du travail d’organisation des différents processus, mais la somme de l’indignation et du désespoir engendrés par le mauvais gouvernement. La population colombienne parlait déjà d’insatisfaction face aux politiques de gouvernement menées par Iván Duque, et qui, au final, s’est manifestée en novembre 2019 en prenant les rues. Les mouvements les plus importants se sont produits dans la ville de Bogota, marquant ce moment comme un tournant dans les mobilisations de la dernière décennie. À ce moment, nous avons été surpris par un virus qui menaçait de tous nous tuer. Le gouvernement national a déployé une série de mesures pour contenir la propagation de la Covid qui ne se sont pas avérées des plus efficaces. Au contraire, les inégalités socioéconomiques se sont creusées et l’appauvrissement de la classe moyenne et des travailleurs s’est amplifié. Les conditions d’insatisfaction ou de débrouille historiquement connues ici sous le nom de "rebusque", se sont aggravées. (rebusque, référence au travail informel très répandu en Colombie, la débrouille pour pouvoir vivre)


 

- C’est-à-dire que la Covid est venue élargir le fossé des inégalités et mettre en évidence que le discours néolibéral de Duque s’effritait. Face à cela, vous avez continué à vous mobiliser ?

-L’année de la pandémie a fait bouillir un chaudron plein d’indignation qui ne s’est intensifié qu’avec les mesures prises par le gouvernement national et les différents gouvernements locaux pour faire face au virus : des mises en quarantaine excessives, des couvre-feux, des expulsions forcées, etc. Des mesures qui ont affecté le peuple colombien économiquement et bien sûr pareil à Cali.


 

- À ce moment-là, l’avocat Javier Ordoñez a été assassiné ce qui a encore aggravé la situation.

- Oui, en septembre 2020, la mobilisation sociale s’est déclenchée en une réponse violente face à l’assassinat de l’avocat Ordoñez dans un CAI (Centre d’Attention Immédiat) de la police de Bogotá. Ordoñez est mort de la brutalité policière et cela a exacerbé la répression dans plusieurs villes, notamment dans la capitale. Nous avons commencé à voir que de nombreux CAI avaient été incendiés après avoir été occupés par des jeunes qui réagissaient ainsi à ces "scénarios de guerre" et qui ont condamné le meurtre de l’avocat, torturé et soumis à de nombreux sévices, qui ont rapidement détérioré sa santé, jusqu’à sa mort. À sa mémoire, les CAI ont été convertis en plusieurs sites ; des bibliothèques populaires, des lieux de rencontres pour des formations. Bien que les protestations de l’actuel paro ( grève) national comportent d’autres éléments et d’autres acteurs importants, on ne peut cacher le lien entre ces événements et ce qui se passe actuellement.


 

- Croyez-vous que dans ces luttes actuelles, un nouveau sujet social, endurci dans les rues et dans les affrontements avec la police, est en train d’émerger ?

- Nous pensons que cette organisation est un moment qui doit viser la construction du pouvoir populaire. La culture caleña (de Cali), c’est-à-dire les battements d’ailes (danse typique des jeunes), le courage, la détermination et l’entêtement ont mis le feu aux rues. Là le quartier est devenu protagoniste et los pelados (les jeunes), qui n’ont rien à perdre, ceux qui n’acceptent rien et ne croient plus aux promesses. Autrement dit, ces jeunes, historiquement, ont été abandonnés et n’ont aucune opportunité économique du fait du déplacement et de l’abandon du système et de ses politiques de guerre. Ces jeunes n’ont pas la possibilité d’étudier et leur insertion dans le monde du travail est difficile.

Ce sont eux qui créent, dans la lutte de rue contre l’Esmad (l’escouade anti-émeute de la police colombienne), les boucliers pour se protéger, qui attaquent et se défendent avec des pierres, c’est la voix du mouvement populaire qui propose et légitime de confronter les autorités du gouvernement, même en sachant que sa stratégie la plus évidente est de nous tirer dessus.

Ces garçons et ces filles n’ont pas peur de perdre. Quand nous arrivons en tant qu’organisations des droits humains pour dialoguer, ils nous disent: « Nous avons déjà tout perdu, maintenant nous ne nous soucions plus de perdre la vie, nous sommes prêts à tout ». Aujourd’hui el pedazo, le quartier comme ils l’appellent, a une "première ligne" prête à mourir dans la barricade. Et cette première ligne compte sur la collectivité humaine qui cuisine, chante, peint et soigne.

Autour de ces actes de résistance, c’est le quartier assume cette responsabilité. C’est lui qui s’occupe et qui soigne les blessé.es, lui qui, au moment de la confrontation, fournit de l’eau avec du bicarbonate ou du lait pour repousser les gaz.

Alors, même s’ils n’ont pas de proposition politique, ils appellent à changer le pays. Il est clair que nous confrontons la politique de la mort avec la politique du soin, avec laquelle nous avons toujours essayé de construire le monde dans lequel nous vivons et nous travaillons, et la politique des liens à tisser. Là, alors, des conversations et des relations entre voisins ont été construites qui ont permis de se reconnaître comme des individus victimes de la politique de l’État.


 

- La rue sert-elle d’école et d’université pour ces luttes ?

- En tant que processus organisé, nous devons prendre le temps d’analyser la situation, les acteurs et le contexte. Il est clair qu’il a tendance à déborder nos analyses et c’est une bonne chose que cela se produise. Nous pensons que la rue est et sera toujours notre école et celle-ci nous enseigne que la solidarité, c’est la pratique dans laquelle les quartiers et les communautés construisent des liens solides que la politique de la mort renforce ; que les jeunes mangent mieux sur le piquet et sur la barricade qu’à la maison ; que les marmites communautaires sont assemblées en deux temps trois mouvements ; que les jeunes sont fatigués des injustices et de l’exclusion. C’est notre analyse quand nous visitons ces points de résistance, où ceux que le gouvernement appelle "vandales" sont stigmatisés. Nous y constatons que même s’ils n’ont pas assez d’études ou de doctorats, ils nous enseignent tous les jours quand nous les croisons dans les rues.

Aujourd’hui, les violations des droits humains se répètent sans cesse et la confrontation et la rage sont dans les rues. Cela signifie que durant le jour, il n’y a pas de grands affrontements, les points de résistance sont maintenus, on jase et on échange entre voisins, des activités culturelles sont organisées et les gens en profitent même pour se connaître car ils vivent dans un quartier depuis des années mais ils ne sont jamais arrivés à échanger entre eux. Ils parlent ainsi des maux qui les affligent, non seulement en tant que membres d’une famille ou d’un quartier, mais aussi d’une commune et d’un pays.

Face à ce scénario populaire, le gouvernement commence à appliquer une autre modalité, une autre forme de répression : un traitement de guerre et d’écrasement total quand la police arrive avec tous son arsenal antiterroriste. Il utilise des armes lourdes contre des pierres et des bâtons. Nous l’avons vu parce que nous marchons sur le terrain, nous sortons très tôt pour permettre la rencontre avec les jeunes et pour leur offrir de l’assistance. Au cours de ces parcours, nous avons pu voir des scènes que nous avons déjà vues dans des villes ayant connu beaucoup de confrontation ; les missions médicales s’organisent dans un coin, dans un garage, dans la cabane communale, où les gens nous ouvrent les maisons pour s’occuper de la mission médicale.


 

- De la part de l’État, on illegalise, on reprime, dans un pays où le paramilitarisme est tout à son aise.

- La violation des droits internationaux est assumée en toute impunité par l’État. Les "escadrons de la mort" sortent la nuit avec des camionnettes blindées, des armes à courte et à longue portée. Ils blessent, agressent et tuent des gens. Nous rencontrons aussi un appareil judiciaire lent à accélérer les enquêtes qui visent à clarifier la vérité et à nous dire ce qui se passe et pourquoi ces escadrons et leurs camionnettes circulent en toute légalité et en toute impunité dans une ville comme Cali, où des policiers et des militaires sont déployés à chaque coin de rue. Ils agissent tous les jours, tuent nos jeunes et ne sont jamais arrêtés. Il est clair que ces groupes sont étroitement liés aux forces de l’ordres.

Nous avons eu un exemple clair de cela ces jours-ci, lorsque les habitants du District 7, les quartiers où vivent les industriels, les propriétaires de l’économie, sont sortis pour aller tirer sur la communauté organisée, la minga (mobilisation) autochtone (Ndt : en France indigène). Et pas de n’importe quelle façon, ces gens sont plus armés que l’école des tueurs à gage, avec fusils, pistolets, camionnettes blindées. Ils tirent alors à droite et à gauche, et vous pouvez voir sur les images qu’ils sont accompagnés par la police.

D’où l’urgence que la communauté internationale, face au silence des grands médias de communication cooptés par l’État, prennent en charge nos plaintes et appellent à des mesures d’accompagnement. S’il est vrai que les militaires ne sont pas officiellement au pouvoir comme dans une dictature, ils sont bien en action. Nous avons le ministre de la Défense qui donne des ordres de destruction totale contre une population civile désarmée.


 

- Vous parliez des gens qui se mobilisent dans les rues, même en passant au-dessus des organisations traditionnelles comme cela s’est produit au Chili dans une situation similaire, démontrant la fatigue non seulement du néolibéralisme, mais aussi le ras-le-bol face à la politique bourgeoise. Cependant, au milieu de cette lutte, commencent à apparaître les opportunistes des partis traditionnels qui cherchent à apporter de l’eau pour leur moulin dans le sens électoraliste. Comment voyez-vous ces attitudes depuis la rue et plus particulièrement depuis le militantisme au Congrès des Peuples ?

- Ce qui se passe en Colombie n'est pas spontané. Nous savons que le modèle se regroupe et se prépare, non seulement depuis 2019, mais qu'il remplit un scénario où le capital développe cette intrigue. Des sensibilités comme celle-là face à l'opportunisme de l'oligarchie, qui montre les partis politiques comme les sauveurs de cette situation que nous vivons actuellement. Mais les jeunes refusent toutes ces manœuvres parce qu’ils ne se sont jamais sentis inclus dans ces politiques. Un autre sujet brûlant est l’usure engendrée par la guerre. Il faut rappeler que nous avons, dans la vallée du Cauca, du 28 avril à aujourd’hui, 98 disparus dans ce seul département. Nous pensons que c’est une forme accélérée de répression, qui ne s’est même pas produite dans une dictature. D’autre part, les chiffres ont été établis pour le pays et l’on déplore déjà 500 disparus.


 

- Le gouvernement parle de dialogue, mais il continue à tirer. Est-il possible de dialoguer immédiatement?

- Nous devons comprendre qu'il y a un épuisement face à la confrontation et que les organisations sociales et des droits humains, dialoguons également et insistons sur le fait que nous devons prendre soin de la vie, mais nous n'appelons pas à abandonner la lutte. Il y a une volonté des quartiers et même de la classe moyenne, qui sont sortis dans des marches de masse historiques et en soutien au paro.

C'est pourquoi nous devons réfléchir à la meilleure façon de poursuivre ce mouvement, cela ne peut pas être éternel et nous devons imaginer ce que nous allons faire après cela, comment nous allons dire aux jeunes quoi faire, quand ce sont eux qui prennent leur plus grande part dans la lutte.

D’autre part, en tant qu’organisations de défense des droits humains, nous avons également été attaqués. Dix camarades qui étaient en mission médicale ont été encerclés et menacés à la pointe du fusil. Maintenant, on a commencé des assemblées populaires dans les quartiers et à faire appel aux jeunes, bien que nous soyons clairs sur le fait que nous ne représentons pas ces jeunes. Ici, il ne faut pas faire de substitutions. Ce sont ces communautés qui doivent arriver à une grande table de dialogue national, ce ne devrait pas être le comité national du paro qui vient dire que nous arrêtons aujourd'hui ou que nous commençons ce dialogue, sans prendre en compte les besoins que les jeunes des territoires vont exprimer à travers les assemblées populaires. Ils sont la voix fondamentale à écouter, ceux qui nous disent, oui, la réforme fiscale a été retirée mais ils nous demandent : et la santé, nous voulons étudier, nous voulons travailler, nous ne voulons pas finir dans les écoles de tueurs à gages, nous ne voulons pas finir dans la délinquance.

C’est pourquoi nous disons que ce sont eux les principaux acteurs et non pas d’autres, qui ne sont jamais venus, qui ne les ont jamais inclus, mais qui les visitent pour leurs intérets électoraux.


Publication originale: https://www.resumenlatinoamericano.org/2021/05/12/colombia-magaly-pino-del-congreso-de-los-pueblos-la-voz-fundamental-a-escuchar-en-un-dialogo-es-la-de-los-muchachos-que-pelean-en-las-calles/

Auteur.trice
Par Carlos Aznárez, Resumen Latinoamericano, 12 mai 2021. traduit par le PASC