Aller au contenu principal
21/06/2016

Resumen latinoamericano, 6 juin 2016

 La lutte populaire a gagné en importance durant la dernière décennie en Colombie. Les « mingas » autochtones, les grèves agraires, les luttes environnementales et les protestations urbaines ont convergé vers un espace commun : la « Cumbre Agraria, Campesina, Étnica y Popular », qui regroupe divers secteurs sociaux organisés et mouvements politiques.
Née à la suite de l’historique grève agraire et populaire de 2013 la « Cumbre » reste unie, maximise les luttes, respecte les différences et parvient ainsi à mettre en œuvre des scénarios dans lesquels les protagonistes populaires s’opposent au gouvernement néolibéral, comme c’est le cas actuellement. L’expérience du mouvement populaire, qui accumule des décennies de résistance à une guerre menée par les forces armées les plus puissantes du continent et parrainée depuis toujours par les États-Unis, devient un atout précieux ayant le potentiel d’illuminer le reste du mouvement populaire d’Amérique latine afin que celui-ci soit en mesure d’affronter le retour du néoconservatisme qui menace toute la région.

« Minga » nationale, première semaine

Plus de 100 lieux de convergence ont été établis dans au moins 17 départements du pays, incluant des zones stratégiques comme le blocage de la voie panaméricaine, du port de Bonaventure, de zones pétrolières et de villes principales. Un fort leadership de la part du mouvement autochtone, des secteurs ruraux et afrodescendants, des mobilisations urbaines, étudiantes et des secteurs syndicaux, tel ceux des enseignants et des camionneurs, ont caractérisé la première semaine de protestations qui ont subi de violentes répressions. Les manifestants accusent l’ESMAD (Escouade mobile antiémeute, un corps militarisé de la police) d’être responsable de la mort de trois manifestants dans la région suroccidentale du pays et de la détention de 134 individus dans le département de Santander[1]. Il est estimé que plus de 100 personnes ont été blessées dès les premiers jours de mobilisations dues à la forte répression. La menace du groupe paramilitaire « Águilas Negras » s'ajoute à ces faits. Le message suivant fut distribué dans des pamphlets dans le département de Tolima, et des courriers électroniques qui furent envoyés à des organisations à la tête des protestations : « Nous vous ordonnons de cesser vos activités immédiatement. Grévistes de rien, nous les avons localisés et nos militants les feront tomber les uns après les autres »


La réunion entre les délégués de la « Cumbre » et les ministres de l’Intérieur, de l’Agriculture et du Postconflit qui eut lieu hier, samedi, à Cali, se termina sans avancées majeures dans les négociations. La « Cumbre » réclame la fin de la militarisation de la protestation sociale, mais le gouvernement refuse de reconnaître quelconque responsabilité dans la répression et les morts qui en découlent. « S’il n’y a pas d’accord au sujet des garanties pour la protestation, il n’y a pas de possibilité d’avancer sur les autres points », affirme Sebastián Quiroga, porte-parole du Congrès des Peuples. Face à ce désaccord, les blocages et les mobilisations continueront.


Brève description des acteurs d’un processus unitaire


La « Cumbre Agraria, Campesina, Étnica y Popular » a officiellement vu le jour en mars 2014 en tant que plate-forme unitaire des secteurs populaires. Depuis lors, elle a démontré sa capacité de mobilisation, mais aussi de cohésion interne et d’influence politique. À la suite des grèves de 2013 (la grève du café en avril, celui pour la région du Catatumbo en mai et l’importante grève agraire en août), les organisations ont réalisé un bilan de leur expérience. Elles sont arrivées à un bilan positif grâce au fort poids politique et social qu’avaient acquis les protestations, mais elles ont aussi noté des faiblesses dans leurs mobilisations, plus précisément en ce qui concerne la dispersion organisationnelle des différents acteurs, notamment due à des objectifs différenciés et des négociations revendiqués par régions. Grâce à ce bilan, les principales organisations décidèrent de mettre en place un processus unitaire de plusieurs mois qui conduit à la création de la « Cumbre ». Depuis sa fondation, et jusqu’à aujourd’hui, la « Cumbre » a su conserver une stabilité remarquable en ce qui concerne ses organisations membres, au-delà des débats internes.
Un aspect fonctionnel de l’unité de cette espace est l’envergure de l’ambitieuse déclaration de consensus. Des accords internes couvrent l’ensemble des demandes sectorielles à partir d’un point de vue politique, ce qui se traduit par un programme intégral plutôt que des revendications par secteurs. Les huit axes thématiques s’inscrivent tous dans l’exigence de « reconnaissance politique » des droits des secteurs populaires[2]. La volonté de traduire ces droits dans la légalité institutionnelle et d'obtenir leur reconnaissance politique exige de continuer sur le long chemin de la lutte et de la pression populaire. Ce chemin est toutefois déjà entamé et la continuité de l’unité et de la fermeté dans les négociations avec le gouvernement, malgré les tentatives de fragmentation et les difficultés, sont de bons augures.


Parmi les divers acteurs sociaux et politiques qui se rejoignent dans la « Cumbre », nommés selon le dynamisme qu’ils apportent dans la conjoncture actuelle, se trouve le Congrès des Peuples et le Coordinateur Nationale Agraire (CNA), l’Organisation Nationale Autochtone de Colombie (ONIC), le Processus des Communautés Noires (PCN), la Marche Patriotique, Anzorc, MIA et FENSUAGRO (bien qu’ils ne se sont pas mobilisés cette fois comme par le passé) et d’autres organisations régionales ou sectorielles.


Décrire brièvement les particularités de ces différents acteurs qui forment cette expérience unitaire permet de mieux comprendre les points forts de cette alliance populaire, mais aussi ses risques et faiblesses.


Congrès des Peuples: Il s’agit d’un espace d’articulation nationale de divers secteurs sociaux et politiques, qui propose le développement d’un processus de « législation populaire » pour élaborer des « mandats » qui permettent la construction commune d’un « Plan de vie digne » pour les peuples de Colombie. Depuis sa fondation en octobre 2010, 7 axes thématiques ont été mis en place et fonctionnent comme un programme permettant la cohésion des différents secteurs et tendances qui forment le Congrès [3].


Durant les derniers mois, ce secteur s’est démarqué pour son ferme appui à la réalisation de la nouvelle grève en cours. Sa position critique face au modèle économique mis de l’avant par le gouvernement lui permet d’avancer sans hésitation dans les dynamiques de luttes.


Le Coordinateur Nationale Agraire (CNA) regroupe toutes les associations et tous les collectifs paysans du Congrès des Peuples. Il a une forte présence dans le département de Nariño, du Huila, de Cauca dans le sud-ouest, d’Arauca à l’est, dans la région du Catatumbo au nord-est, du Sud de Bolivar jusqu’au nord, d’Antioquia au nord-ouest; et bien que moins fort, il est présent dans le département de Chocó, de Valle del Cauca, des départements côtiers aux Caraïbes et l’axe cafetier. Ces dernières années, le CNA a grandi en nombre d’organisations et d’influence publique, jusqu’à devenir un des leaders des protestations agraires. Deux des porte-paroles de la « Cumbre » au niveau national occupent des postes de dirigeants dans cet espace : Rober Daza, producteur cafetier de Nariño, qui fut le président du CNA jusqu’à il y a peu de temps; et Marylén Serna, paysanne de Cauca, projetée comme porte-parole du Congrès des Peuples dans la « Cumbre ». Le paysan Alberto Castilla provient lui aussi de ce secteur, et a réussi à obtenir une place dans le Sénat de la République lors des élections de 2014 grâce à l’appui du mouvement.


Le développement urbain est une autre particularité du Congrès des peuples, tel que manifesté lors de l’organisation du Forum Social Urbain Alternatif et Populaire réalisé en avril 2014 à Medellín et tel que rappelé par le large éventail de mobilisations quotidiennes, manifestations et protestations qui ont lieu dans les principales villes à l’occasion de la présente « Minga » nationale. D’autres axes d’actions du Congrès des Peuples sont les mobilisations étudiantes et, sur le plan électoral, Pouvoir et Unité Populaire (PUP), pari à l’intérieur du Pole Démocratique Alternatif, basé sur sa force interne.


Organisation Nationale Autochtone de Colombie (ONIC): Avant la création de la « Cumbre », cette organisation autochtone (la plus grande et combative de Colombie) avait réalisé en octobre 2013 sa propre « Minga » qui portait le nom de « Minga sociale, autochtone et populaire pour la vie, le territoire, l’autonomie et la souveraineté ». Depuis lors, l’organisation maintient un dialogue propre avec le gouvernement. Cela ne l’empêche tout de même pas de prendre part aux revendications générales et de participer activement aux mobilisations nationales. Ses demandes actuelles se résument à la réclamation de deux décrets. Le premier établirait « les mécanismes pour la protection efficace et la sécurité juridique des terres et territoires occupés ou possédés de façon ancestrale et/ou traditionnelle par les peuples autochtones » pour permettre aux chefs de réserves et aux conseils autochtones de gérer des questions aussi importantes que la santé, l’éducation, l’eau ou le système d’égout. Le deuxième décret qui est réclamé vise à atteindre des niveaux plus élevés d’autonomie, de manière à ce que les territoires autochtones dépendent moins des gouvernements municipaux.


Dans la présente « Minga » Nationale, les autochtones ont organisé les blocages les plus durs du Sud-Ouest du pays, durant lesquels ont eu lieu les répressions causant la mort de trois individus durant la dernière semaine.


Procesus des Communautés Noires (PCN): Expression du secteur organisé des afro-descendants le plus visible de Colombie. Ils luttent pour le respect de leurs droits ethniques, contre le racisme et pour le territoire. Ce dernier objectif est exprimé à travers la figure des Conseils Communautaires, reconnu depuis la réforme de la Constitution Nationale en 1991 et réglementée par la Loi 70 en 1993, même si cette reconnaissance n’est toujours pas respectée de la part de l’État. Le PCN maintient, au même titre que l'ONIC, sa propre table d’interlocution avec le gouvernement. Les communautés noires du PCN s’ajoutent aux mobilisations organisées par la « Cumbre », bien que son plus grand apport dans la « Minga » nationale qui débuta le 30 mai, est le blocage du port international de Bonaventure. Ils mobilisèrent alors 130 bateaux pour occuper la zone maritime et empêcher l’entrée et la sortie de marchandises dans un des principaux ports du pays.


Marche Patriotique: Se définie comme un « mouvement politique et social ». Né en avril 2012, elle cherche, selon sa déclaration politique, à faire obtenir « la deuxième et définitive indépendance ». Étant un secteur politique visible dans la conjoncture colombienne, et partageant certains points de leur programme avec ce qui se débat à La Havane, des dirigeants de la Marche Patriotique ont reçu des menaces et ont été accusés d'entretenir des liens avec les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie). Un axe important de leur travail, en plus d'appuyer les négociations de paix de La Havane, est la dénonciation des violations de droits humains, en particulier de réclamer la liberté de leurs membres emprisonnés, tels que le dirigeant syndical et paysan Huber Ballesteros ou le professeur Miguel Ángel Beltrán.


L'Association nationale de zones de réserve paysanne (Anzorc) est l'organisation paysanne membre de la Marche Patriotique la plus importante . Elle réclame « une réforme agraire territoriale structurelle ».


Ascamcat, l'organisation paysanne la plus forte d'Anzorc et de la Marche Patriotique, a rendu public à travers un communiqué ce qui est finalement la position majoritaire de tout ce secteur à l'intérieur de la Cumbre : « En réunion d'assemblée générale a été prise la décision de ne pas participer à la mobilisation (…) Notre priorité sera la marche pour la paix du 15 juillet en soutien aux dialogues de paix entre la FARC, l'ELN et le gouvernement. »


D'autres organisations de diverses forces et territoires ont participé à la « Cumbre » avec différentes intensités selon la conjoncture politique: la Coalition de Mouvements et Organisations Sociales (Comosoc), la Table d'Unité Agraire (MUA) qui est le résultat de la convergence agraire postérieure au Congrès agraire de 2003 et qui maintient aujourd'hui ses groupes de base sans s'identifier avec aucun des blocs majoritaires, ainsi que l'Association paysanne populaire (Asocampo).


Au sein des secteurs syndicaux, la coordination avec la « Cumbre » est encore faible (le mouvement ouvrier ne parvient pas à recomposer toutes ses forces à travers des décennies d'assassinats massifs de dirigeant.es, et de processus de cooptation plus récents), même s'il faut souligner les accords conjoncturels de mobilisation. Mercredi dernier, les professeur.es de la Fédération colombienne des éducateurs (Fecode), se mobilisèrent massivement avec les secteurs urbains de la « Cumbre » dans tout le pays. Ce fut aussi le cas de Asoinca, qui a fait de même dans le Cauca, et les camionneurs de la Fédération colombienne des camionneurs, qui ont annoncé, à partir de l'heure 0 du lundi 6, un « Paro » national du secteur afin de négocier de leur côté, se coordonnant avec les mobilisations étendues de la « Minga » nationale. Des secteurs de l'Union syndicale ouvrière (USO, secteur pétrolier) ont accompagné la prise du siège social d'Ecopetrol mercredi passé, de la même façon qu'ils l'ont fait dans les mobilisations de la « Cumbre » où ils ont été présents.


« Insister sur ce qui nous unit, renoncer à ce qui nous sépare »


Ainsi disait le prêtre, sociologue et dirigeant politique Camilo Torres, pour encourager la formation du Front uni du peuple, avant d'emprunter la voie de la guérilla, il y a plus de 50 ans. La citation (ajoutée à des décennies de résistances, tentatives, frustrations, affrontements et finalement d'apprentissages à l'intérieur du camp populaire) paraît être en train de se développer dans le tissu social et politique de Colombie. En partie, et malgré des défis, ceci s'exprime dans la « Cumbre » agraire, paysanne, ethnique et populaire, qui sait maintenir l'unité dans la diversité. À l'intérieur, on y rencontre des débats de différences qui doivent aussi être adressés.


Ces complexités ont été prises en compte durant l'assemblée des délégués de la « Cumbre » à Bogota le 3 octobre 2014, avant la réunion avec le Président de la République. Un article publié par Colombia Informa raconte:


"Jacinto, l'un des porte-parole de l'Organisation nationale indigène de Colombie ONIC, semblait très transparent quand il a reconnu que: « Sur chacun de nous a volé des fantômes lorsque nous construisions la Cumbre. Parmi nous, nous avons entendus, que si César [Jerez, de la marche patriotique ] serait très radical, ou si le Congrès des peuples serait ceci ou cela; on imagine qu'on dit la même chose de nous ; si les autochtones apportaient des flèches empoisonnées ... Mais nous avons continué, en construisant la confiance, et en reconnaissant que nous ne sommes pas si différents, et que nous sommes ici, valorisant l'unité ".


Les différences internes existent et ne sont pas cachées. Parmi les délégué.e.s qui ont écouté attentivement les paroles de chacun des représentant.e.s, il n'a pas manqué ceux alertant, par exemple, que les communautés noires semblaient trop se concentrer sur leurs propres revendications, sans intégrer les exigences de l'ensemble; ou questionnant que les porte-parole de la Marche Patriotique aient insisté pour mettre leur proposition zone de réserve paysanne en tant que principal objectif de la Cumbre. Cette insistance se heurte à la figure des réserves autochtones et des conseils communautaires Afros existants et installe aussi un malaise face au mouvement paysan ayant une présence majoritaire sur le territoire à l'échelle nationale, le National Agraire Coordinateur -CNA- membre du Congrès des Peuples. Le plus grand secteur au sein de la Cumbre préfère parler des zones agroalimentaires. À ce sujet, le principal intéressé, Rober Daza, a été clair lorsqu'il a déclaré, en soignant ces mots après avoir entendu le représentant de l'Association nationale des paysans Réserve Zones -Anzorc-: "Nous défendons toutes les figures, les zones de réserves paysannes, mais aussi les réserves, les zones agroalimentaires, il n'y a pas de modèle unique pour y arriver, l'unité doit être faite sans attaquer quiconque, en respectant les différents processus ".


Ces tensions existent et continueront d'exister assurément. " Le point positif est que nous avons maintenant cette Cumbre agraire pour discuter de ces problèmes en confiance, nous devons donc renforcer l'unité , " exprimait José Santos dans son discours, porte-parole pour le processus des communautés noires. -PCN-.[4]
* * *
Donner la priorité à ce qui unit, mettre en arrière-plan ce qui divise , cela semble être le critère capable de guider un processus unitaire qui se doit de se voir de longue haleine en Colombie ... Et , compte tenu des changements qui se déroulent à travers le continent , pourquoi ne pas le prendre comme un point de départ pour tous les processus populaires qui se construisent et résistent dans notre Amérique .
*Pablo Solana est correspondant de Resumen Latinoamericano et éditeur de La Fogata Editorial – Colombia.

http://www.resumenlatinoamericano.org/2016/06/05/la-minga-nacional-en-colombia-lecciones-de-lucha-y-unidad-para-los-tiempos-que-se-vienen/

Notas:
[1] Ils ont été libérés dans la nuit du samedi au moment d’écrire cet article, après l’intervention de porte-paroles de la « Cumbre » auprès de ministres du gouvernement national.
[2] Les axes du programme unitaire sont: 1. Terres, territoires collectifs et gestion territoriale; 2. Économie propre contre le modèle de dépossession; 3. Mines, énergies et ruralité; 4. Cultures de coca, de marijuana et de pavot; 5. Droits politiques, garantis, victimes et justice; 6. Droits sociaux; 7. Relation campagne-ville; et 8. Paix, justice sociale et solution politique au conflit.
[3] Les axes qui structurent le programme du Congrès des Peuples sont: 1. Terre, territoire et souveraineté; 2. Économie pour la vie et contre la légalisation de la dépossession; Construction du pouvoir pour le bien-vivre; 4. Culture, diversité et éthique du commun; 5. Vie, justice et chemins pour la paix; 6. Réponse devant les violations de droits et d’accords insatisfaits; et 7. Intégration des peuples et mondialisations des luttes.
[4]  Cumbre Agraria – Santos, tercer round: sigue ganando la Cumbre Agraria http://www.colombiainforma.info/politica/seccion-politica/1744-cumbre-a…(Colombia Informa, 06/10/2014)
 

Auteur.trice
PASC