Aller au contenu principal
09/02/2015
Discussion avec Franklin Castaneda

Pourriez-vous vous présenter en quelques mots?

Je m'appelle Franklin Castañeda Villacob, j'ai 30 ans, dont 12 consacrés à la défense des droits de l'homme dans le cadre du Comité de Solidaridad con los Presos Políticos – CSPP (Comité de solidarité avec les prisonniers politiques), une organisation de défense des droits de l'homme en Colombie, dont les buts sont les suivants : a i) apporter une assistance juridique aux personnes détenues pour des motifs politiques ; ii) veiller au respect et à la garantie des droits des personnes privées de liberté ; iii) accompagner des communautés et des organisations locales, organisations de paysans, syndicales, associations de femmes, d'étudiants et de défenseurs des droits de l'homme ; iv) apporter une assistance juridique aux victimes de graves violations des droits de l'homme, principalement en cas de torture, d'exécution extrajudiciaire ou de disparition forcée.

J'ai commencé comme volontaire dans la section de la ville de Barranquilla, d'où j'ai été déplacé le 1er juin 2006. En effet, suite à de graves menaces, suivies peu après d'une tentative d'attentat contre ma personne et d'une tentative d'enlèvement, j'ai été contraint de m'installer dans la ville de Bogota, où je poursuis mon travail de défenseur des droits de l'homme. Je suis toujours lié au CSPP et il y a presque deux ans, j'ai été élu président de son Comité exécutif national.

Je suis aussi porte-parole national du Mouvement des victimes de crimes de l'Etat – MOVICE, un mouvement social colombien regroupant des milliers de victimes de stratégies de victimisation menées soit directement par des agents étatiques, soit par l'intermédiaire de groupes paramilitaires.  

Le CSPP est une des organisations fondatrices de la Coalición Colombiana Contra la Tortura – CCCT (Coalition colombienne contre la torture).

Quels sont aujourd'hui les principaux défis dans la lutte contre la torture dans votre pays ? Pourriez-vous nous décrire brièvement la torture et les mauvais traitements qui ont cours dans votre pays (contexte, ampleur du problème, type de victimes, type d'auteurs, etc.) ?

Le premier défi en Colombie consiste à rendre visible l'existence de la torture et à faire comprendre que même si le thème n'est guère soulevé par les organisations de défense des droits de l'homme et si l'Etat n'admet pas son existence et par conséquent n'aborde pas le sujet, la torture est une pratique systématique et généralisée, infligée par tous les acteurs armés du conflit colombien, sans que l'Etat ne prenne les mesures nécessaires pour prévenir et sanctionner ce fléau.

De même, il faut dénoncer l'utilisation de la torture et des traitements cruels, inhumains et dégradants dans les établissements pénitentiaires.

Selon la dernière information publiée par la CCCT, entre juillet 2001 et juin 2009, au moins 1834 personnes ont été victimes de torture, parmi lesquelles 422 ont survécu, 1148 ont été assassinées et 264 ont subi des tortures psychologiques. Parmi tous les cas recensés dans lesquels le sexe est connu (1561 victimes), 200 étaient des femmes. C'est-à-dire que pour 100 hommes victimes de torture, environ 15 femmes ont subi les mêmes sévices. Dans les cas où l'âge de la victime est connu (610), 172 étaient des garçons et des fillettes, 179 des adolescents et 10 des adultes majeurs. Dans les cas où l'auteur général présumé des tortures est connu (1350), dans 90,59 % des cas la responsabilité de l'Etat était engagée, soit par des actes perpétrés directement par des agents de l'Etat dans 41,93 % des cas (566 tortures) ; soit en raison de son omission, de sa tolérance, de son approvation ou du soutien apporté aux violences commises par des groupes paramilitaires dans 48,67 % des cas (657 tortures). Les guerrillas ont été tenues pour responsables de 9,41 % des cas (127 tortures).

De même, en Colombie des violations connexes à la torture sont perpétrées, telles que des exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées directement attribuées au pouvoir étatique, des déplacements forcés, des violences sexuelles et le recrutement de fillettes, de garçons et d'adolescents.

Selon vous, quelles sont les causes profondes de la torture et de l'impunité ?

Nous pouvons mentionner diverses causes de la torture et sa pérennité en Colombie : d'une part, la participation étendue des agents de l'Etat dans l'exécution d'actes de torture, la manière dont ceux-ci utilisent la torture comme un mécanisme efficace pour obtenir des informations, pour infliger une punition individuelle ou collective et pour obliger des personnes à adopter le comportement souhaité par ses ravisseurs.

D'un autre côté, la justice colombienne se distingue par sa lenteur et par sa partialité en faveur des organes du pouvoir. Récemment, il est également apparu que la justice était victime de pressions de la part des forces militaires, sinon comment pourrait-on comprendre que la juge qui a condamné le général Plazas Vega, des forces militaires, s'est vue contrainte de quitter le pays pour partir en exil presque immédiatement, ou des actes tels que les écoutes téléphoniques par les organes de renseignement des hautes cours de justice de Colombie.

Quelle perspective adoptez-vous et quelles activités réalisez-vous dans la lutte contre la torture et les mauvais traitements dans votre pays ? Pourriez-vous citer quelques succès obtenus au travers de ces activités ?

Dans le cadre de mes activités au CSPP et à la CCCT, je réalise différents types de travaux, que je résumerai de la manière suivante :

i) Formation de personnes privées de liberté, de communautés et d'organisations sociales sur des thèmes tels que les droits de l'homme, les mécanismes de protection et d'autoprotection, les droits des victimes, etc.

ii) Soumission de plaintes et suivi de cas devant les instances judiciaires au niveau national et international, de même que devant l'opinion publique pour des actes de torture, des exécutions extrajudiciaires, des disparitions forcées et autres graves violations des droits de l'homme.

iii) Enquête, compilation d'informations et diffusion dans la population, de même que dialogue et exercice d'influence auprès des autorités nationales chargées de l'application de la loi et de la communauté internationale pour favoriser des changements au niveau de la politique colombienne, afin de promouvoir un plus grand respect des droits de l'homme et de favoriser le bon fonctionnement de la justice.

iv) Poursuite des travaux de vérification des conditions de détention et du respect des droits de l'homme dans des prisons et assistance juridique aux personnes privées de liberté.

Quels sont les obstacles que vous rencontrez jour après jour dans la réalisation de vos activités ?

Dans les procédures d'enquête suite à des actes de torture déjà infligés, la non-application de protocoles tels que le Protocole d'Istanbul en matière médico-légale, le manque de visibilité persistant de la torture, et par conséquent l'absence d'enquête et sa dissimulation derrière des comportement moins graves, tels que les lésions corporelles. D'une façon générale, le refus de l'Etat colombien de prendre des mesures pour reconnaître un phénomène systématique, d'instaurer des programmes pour le prévenir, tandis qu'il limite le rôle des organes de contrôle et nie la nécessité de ratifier le Prococole facultatif à la Convention contre la torture.

De la même manière, les obstacles au travail des défenseurs des droits de l'homme persistent. Par exemple, depuis mai de cette année et 39 ans après la fondation du CSPP, le gouvernement colombien, par le biais de l'Instituto Nacional Carcelario y Penitenciario INPEC (Institut national carcéral et pénitentiaire), nous a interdit l'accès aux prisons, ce qui nous empêche de mener à bien notre travail de vérification et de prévention et nous de chercher justice dans les cas de torture survenus dans les prisons et autres centres de détention.

Vous sentez-vous menacé en raison de vos activités ? Cherche-t-on à interférer avec votre travail? Si oui, veuillez spécifier.

En Colombie, les défenseurs des droits de l'homme se trouvent dans une situation critique. L'année dernière, le CSPP a subi des menaces, du harcèlement, le vol d'informations et la discrimination par l'Etat colombien, qui lui interdit l'entrée dans les prisons du pays, parce qu'il défend les droits de l'homme.

Concrètement, nous avons reçu sept menaces de mort collectives ou dirigées contre tous les membres de l'organisation, neuf menaces individuelles (dont deux à mon encontre), nous avons été suivis dix-huit fois, avons vécu quatre épisodes de vol d'informations ou de sabotage de notre site web et de communications privées, et plus de 90 demandes d'accès aux prisons ont été refusées.

Au fil de notre histoire, six de nos membres ont été assassinés, dont le dernier en date fut Luciano Romero en 2005, assassiné à la suite de tortures infligées par des paramilitaires et des fonctionnaires de l'Etat colombien, qui pendant plusieurs heures ont laissé une cinquantaine de coupures sur son corps. Un de nos avocats a disparu il y a plus de vingt ans. Plus d'une dizaine de membres de notre institution a dû partir en exil et nos sections dans certaines régions ont dû fermer leurs portes, faute de garanties suffisantes.

Qu'est-ce qui manque pour que l'affirmation « Rien ne justifie la torture » devienne réalité dans votre pays ?

Il manque une stratégie qui conjugue la documentation et la dénonciation d'actes de ce type, les actions visant à influencer l'Etat et l'exercice d'une pression en vue de la ratification du Protocole facultatif à la Convention contre la torture.

De la même manière, nous avons proposé de faire comprendre, dans le cadre d'une campagne destinée à certains secteurs de la communauté internationale, qu'ils peuvent accompagner les défenseurs des droits de l'homme par des actions visant à faire pression sur l'Etat colombien et à exiger de lui qu'il prenne des mesures pour prévenir et sanctionner le recours à la torture.

Enfin, il faut que la justice colombienne soit à même d'avancer de manière indépendante dans l'éludication des affaires, qu'elle trouve les coupables et prononce des condamnations appropriées. Une justice qui n'agit pas perpétue les graves violations des droits de l'homme.

Quel rôle l'opinion publique devrait-elle jouer dans la lutte contre la torture, et que peut faire la population pour soutenir cette lutte ?

L'opinion publique, quel que soit l'Etat, joue un rôle fondamental, car la jouissance effective des droits par la population dépend de sa capacité à exercer une pression et à participer à la démocratie. Dans le cas de la torture et de son occurrence en Colombie, c'est l'opinion publique, par son action, qui peut obliger l'Etat à renoncer à sa pratique. C'est pourquoi il est essentiel de favoriser la prise de conscience par les citoyens et de démontrer que ce fléau existe bel et bien.

L'opinion publique colombienne se souvient encore du scandale suscité par l'armée lorsqu'elle a assassiné, et dans bien des cas torturé, plus de 35oo personnes et a fait croire qu'elles étaient mortes au combat. Le phénomène avait été largement dénoncé par les ONG actives dans la défense des droits de l'homme. Toutefois, il n'a reçu l'attention qu'il méritait que lorsque l'opinion publique ou la société civile a été suffisamment informée pour condamner ces faits et faire pression pour que leur survenance diminue considérablement.

Auteur.trice
OMCT