Aller au contenu principal
10/10/2014

Lundi le 6 octobre 2014

La rencontre entre les délégués des principaux mouvements agraires, paysans, ethniques et populaires avec le président de la République a été un fait politique de premier ordre, de laquelle les organisations populaires sont ressorties gagnantes. La Cumbre Agraria s’est révélée être une plateforme unitaire, ferme et intelligente devant le président qui n’était disposé qu’à céder peu pour gagner beaucoup. Parler de dialogue, oui mais de post-conflit, c’est plus difficile.

Les opposants se sont fait sentir dès les premiers instants. Ils ont pris le pouls et ont étudié les forces et les faiblesses du rival pour affiner les stratégies à long terme, au sein d’un affrontement qui en était encore à son premier round. Quand les premières protestations ont surgi durant la grève agraire de 2013, Santos a senti les premiers coups qu’on lui lançait et a très mal réagi : il a ignoré publiquement et politiquement le paysan en lutte et a priorisé la répression, avec un bilan tragique de 14 manifestants assassinés et plus de cents poursuites judiciaires. Mais ce premier round a révélé un adversaire populaire d’un grand potentiel, à qui il suffisait de rassembler des tactiques face à un adversaire qui perdait à nouveau la légitimité et qui répondait par la brutalité meurtrière. Les parties retournèrent au ring pour une deuxième rencontre en 2014. Les mouvements populaires, mieux organisés, se sont joints à l'ordre du jour agraire et paysan et à leurs alliés naturels : autochtones, communautés afro-descendantes et mouvements urbains. Mais dans ce ring, le concurrent avait déjà levé la garde : Santos négocia cette fois-ci la dernière grève agraire avec une plus grande habilité, sans répression mortelle et avec l’agilité nécessaire pour terminer la rencontre avec la balance à son avantage. Il s’est montré capable de manœuvrer le conflit social quelques jours avant les élections présidentielles. Dans ce deuxième round, les manifestants et le gouvernement se répartirent les points.

Le troisième round qui eut lieu ce vendredi le 3 octobre 2014 au Centro Memoria de Bogota a été très attendu. D’un côté, cette rencontre a concrétisé un engagement pris par les parties après les négociations de la dernière grève : la création d’un bureau d’unité nationale (« Mesa Unica Nacional ») pour renforcer l’unité des mouvements populaires contre l’État. D’un autre côté, il reste difficile de faire des prédictions. Est-ce que les mouvements se maintiendront unis entre les secteurs sociaux distincts, ayant des priorités diverses et étant soumis à des manœuvres différentes de négociation de la part du gouvernement? Est-ce que la possibilité inédite d’un dialogue fluide avec le président de la République permettra la coopération entre les processus sociaux? Santos va-t-il réévaluer la pertinence de s’exposer devant un mouvement qui l’a défié avec de violentes luttes il n’y a pas si longtemps? Les petites concessions qui ont été faites jusqu’à aujourd’hui pour que les paysans et les militants populaires réunis reçoivent chaleureusement le président seront-elles suffisantes?

 

L’unité au-dessus des différences, forteresse des mouvements populaires

Une partie de ces doutes commencèrent à s’éclaircir, dès le matin, quand plus de 800 délégués des différentes organisations membres de la Cumbre participèrent à une assemblée où leurs porte-paroles échangèrent leurs opinions et leurs caractéristiques. Jacinto, un des porte-paroles de l’Organisation Nationale Indigène de Colombie (ONIC), se montra transparent lorsqu’il reconnut : « Sur chacun de nous, quand nous avons construit la Cumbra, planait des craintes : on entendait des voix qui murmuraient que César (Jerez de Marcha Patriotica) serait peut-être moins radical, que le Congreso de los Pueblos serait ci ou ça; de la même manière on peut imaginer ce qu’ils ont dit de nous, que les Indiens apporteraient peut-être des flèches empoisonnées… Mais nous nous sommes construits sur la confiance en reconnaissant que nous sommes aussi différents et qu’ici nous valoriserions l’unité ».

Les différences internes sont visibles et personne ne les nie. Parmi les délégués qui ont écouté attentivement les paroles de chacun, certains ont alerté, par exemple, des communautés afro-descendantes qui semblaient trop se concentrer sur leurs propres revendications sans intégrer les exigences de tous; d’autres ont questionné les voix de la Marche Patriotique qui insistaient pour que leur proposition de Zones de Réserve Paysanne soit l’axe principal de la Cumbre. En effet, cette volonté se heurte à l’existence des réserves autochtones et des conseils communautaires afro-descendants existants, mais aussi incommode le mouvement paysan avec une grande présence territoriale à l’échelle nationale, soit le coordonnateur national agraire (CNA), membre du Congrès des peuples. Ce secteur majoritaire de la Cumbre préfère parler de Zones Agroalimentaires et son principal représentant, Robert Daza, a d’ailleurs affirmé de manière bienveillante après avoir entendu le représentant de l’Association Nationale des Zones de Réserves Paysannes (ANZORC) : « Nous défendons toutes les propositions comme les Zones de Réserves Paysannes, mais aussi les mesures de sauvegarde et les Zones Agroalimentaires, sans qu’il n’y ait de modèle unique à défendre, puisque l’unité doit se faire sans écraser quiconque et en respectant les différents processus ». Les tensions existent et elles continueront certainement d’exister. « Le positif est qu’aujourd’hui nous avons cette Cumbre Agraria pour dialoguer en confiance des problématiques et pour cela nous devons renforcer l’unité » a dit durant son discours José Santos, porte-parole du Proceso de Comunidades Negras (PNC). Prioriser ce qu’il y a de commun et garder à l’arrière-plan ce qui divise semble être le critère capable de guider un processus d’unité qui doit être pensé à long terme.


Les mouvements paysans et populaires ont réussi à être reconnus comme sujets politiques « de fait »

L’ambitieux cahier de consensus quand est née la Cumbre paraissait plus un programme politique intégral qu’un cahier de revendications sectorielles. Les huit axes thématiques parcourus étaient les suivants : des propositions de réordonner le territoire, le plan d’un modèle économique alternatif, le rejet frontal des locomotives minéro-énergiques, une nouvelle politique envers les cultivateurs de coca, marijuanas et pavot, la reconnaissance des droits sociaux différés, l’impulsion d’une alliance urbano-paysanne, un agenda de la Paix pour la justice sociale et la vie digne et finalement la réclamation de « reconnaissance politique » des droits des paysans. Pour que ces droits soient respectés et reconnus politiquement par une institution légale, le chemin sera long et nécessitera encore plus de pressions populaires : « Nous sommes devant une perspective de négociation de longue haleine, qui s’étend sur plusieurs années », signala le sénateur de Polo Democratico Alternative (PDA), Alberto Castilla, qui est également un des garants politiques de la gestion avec le gouvernement, conjointement avec Piedad Cordoba et Ivan Cepeda. De plus, l’installation formelle de la « Mesa Unica Nacional » de négociation entre le gouvernement et la Cumbre est une reconnaissance de ces derniers en tant qu’acteurs sociaux et politiques qui ont réussi à « asseoir » le président de la République, premièrement pour négocier et deuxièmement pour que la société voit qu’il y a des représentants qui défendent leurs intérêts devant la plus haute autorité du pays. Ceci est un fait, bien que Santos ait affirmé dans son discours du vendredi qu’il priorisait la négociation et non la reconnaissance dans les faits. Et paradoxalement, selon ses adversaires, le président doit les reconnaitre comme « sujets politiques », qu’il le veuille ou non.


La Havane, l’ELN et le mouvement social : une situation post-conflit ou la continuité d’un conflit social inévitable?

Le concept de post-conflit est un pilier du discours présidentiel. En fait, ce fut l’impression que Santo laissa aux délégations de la Cumbre ce vendredi dernier. Cette conception laisse entendre qu’à partir des avancées des négociations avec les FARC à la Havane et de l’éventuelle table de dialogue avec l’ELN, les guérillas se démobiliseront et qu’ainsi il ne restera plus qu’à attendre la paix du post-conflit. Santos (et avec lui le discours dominant que divulguent les médias de masse et également la publicité des entreprises) affirment ainsi à la société qu’en plus de mettre fin au conflit causé par le soulèvement des forces armées, la Colombie doit mettre de côté tout conflit social. Ce raisonnement guide la stratégie de négociation avec le mouvement populaire : prétendre démobiliser et avec cela obtenir d’autres résultats de ce qui se déroule à La Havane. Santos désire que le peuple soit immobile, tranquille et résigné et il appelle cela la paix.

Mais « parler du post-conflit est malheureusement se mentir à soi-même », analysait en dialogue avec Colombia Informa l’historien Renán Vega Cantor, donnant une autre interprétation des négociations avec les insurgés et de la dynamique du mouvement social. Dans une entrevue publique réalisée il y a quelques mois, Renán expliquait : « Ce qui arrive présentement est un accord entre les FARC et le gouvernement et éventuellement entre l’ELN et le gouvernement. Cela ne veut pas dire que le conflit va disparaître, ce qu’essayent de nous faire croire les médias de masse. Regardez la perversion du discours qui affirme que si en Colombie il y a des conflits sociaux c’est parce qu’il existe des conflits guérilleros. Et bien sûr quand disparaîtront les mouvements de guérillas automatiquement vont disparaître les mouvements sociaux et les protestations sociales… Ce discours est stupide, typique des politologues, des présentateurs de télévision et des candidats à la présidentielle, personnalités qui diffèrent d’ailleurs très peu les unes des autres ». Les protestations sociales ne vont pas disparaitre comme le suppose le scénario post-conflit. Cela sera encore moins probable si l’État continue à dire, comme ici, qu’il peut négocier sur les revendications sans discuter du modèle économique. Les facteurs structurels sont les causes historiques qui ont donné naissance au contexte dans lequel ont surgit les guérillas en Colombie et la persistance de ces injustices systémiques sont le centre des motivations des mobilisations sociales qui préoccupent tant aujourd’hui le président Santos et les classes dominantes.

Pourtant, il semble difficile, même pour la gauche, d’échapper à la notion de post-conflit. Sont rares les analyses qui remettent en question le discours type de la paix qui rompt avec la force de ce qui semble inévitable. Cependant, à sa manière, le mouvement populaire semble comprendre mieux le problème. Pas étonnant que le passage le plus applaudi de l’installation de la table de négociation entre le gouvernement et la Cumbre fut quand la porte-parole du Congrès des Peuples, Marylen Serna, à l'étonnement du président Santos, a appelé « les régions à continuer les mobilisations si les accords n’étaient pas respectés ». Les délégués paysans, autochtones, afro-descendants et populaires qui ont applaudi avec enthousiasme et excitation à ces paroles ont exprimé, à leur manière, leur doute sur la réalisation de cette paix post-conflit que propose le discours officiel.

Traduction: PASC
 

Auteur.trice
Colombia Informa