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19/10/2021

14 Septembre, CI - Il y a plus de quatre mois, une importante période de mobilisation a débuté en Colombie. La grève nationale de 2021 a révélé un grand nombre d'acteurs et de répertoires de protestation qui ont su se maintenir dans le temps et transcender les scénarios de discussion et de construction politique à partir des perspectives des peuples. Comment lire ce contexte dans les mois à venir ?

Colombia Informa s'est entretenue avec Jimmy Moreno, porte-parole du Congrès des Peuples (Congreso de los Pueblos) qui a activement participé à l’organisation des espaces de l'Assemblée nationale populaire afin d’approfondir le bilan des journées de mobilisation.

Colombia Informa : Certaines personnes considèrent que la grève nationale est terminée. Pensez-vous que cela soit vrai ? Pourquoi ?

Jimmy Moreno : La grève nationale est un processus qui a pour antécédents les plus immédiats l'épidémie de 2019, les actions de mobilisation de 2020, ainsi que l'impact de la pandémie qui a quant à elle exacerbé la crise sociale, politique et économique, en plus d’aggraver le contexte de guerre qui s’envenime dans les territoires.

Après cinq mois d'actions et de mobilisation, nous constatons que le mouvement recule néanmoins sous l'effet de plusieurs facteurs :

  • L’extrême violence résultant du terrorisme d'État qui criminalise le mouvement à travers des assassinats, des disparitions forcées, des menaces, des poursuites massives, pour ne parler que de cela. Cela fait de la stratégie du soin et de l’autoprotection de la vie, des territoires et des points de résistance une priorité.
     
  • Un travail de renforcement organisationnel sur le territoire pour renforcer des processus tels que les premières lignes, les points de résistance, les assemblées populaires et la dynamique des comités de grève, notamment.
     
  • Le changement d'actions et de tactiques dans le mouvement, allant des luttes pour la dignité et la résistance immédiate aux pratiques dirigées vers la reconnaissance institutionnelle et le dialogue. Ce sont des problématiques qui tourmentent le mouvement et dispersent les énergies, c’est pourquoi aujourd'hui la question est de savoir comment reprendre les chemins de la coordination des luttes et de la mobilisation.

En outre, les causes structurelles qui motivent les luttes se sont approfondies et promettent de nouvelles explosions sociales qui présenteront les caractéristiques d’un soulèvement populaire.

CI : Quels ont été les facteurs les plus importants des mobilisations ?

JM : Cette mobilisation est un tissu de processus historiques de lutte et de nouvelles dynamiques organisationnelles qui émergent de la mobilisation sociale, en ce sens il est essentiel de mettre en évidence plusieurs acteurs qui ont émergé ou qui se construisent encore au milieu de cette pluralité :

Les premières lignes — pratiques de protection : en tant que forme d’expression de l’autodéfense et de la dignité, les premières lignes sont principalement constituées de jeunes, de processus issus des quartiers populaires et de femmes qui, grâce à leurs actions directes, protègent la mobilisation et leurs quartiers face aux violents assauts de l'État. Ces formes de gardes populaires se sont consolidées dans une perspective de protection de la vie et du territoire.

La Minga : un processus historique de peuples indigènes, d'Afro-Colombiens, de paysans et de secteurs sociaux qui ont réussi à affirmer leur vision du pays et qui, dans leur méthode dite du tissage, ont généré des canaux d'articulation des processus et des dynamiques de mobilisation.

Les assemblées populaires : une forme d’expression populaire importante qui a eu lieu dans ce contexte d’ébullition social se présente comme la dynamique assembléiste, que l’on reconnaît à son accent posé sur la construction du pouvoir populaire dans les territoires, le développement de nouvelles formes de démocratie et de participation directe, ainsi qu’une perspective de renforcement de la mobilisation pour qu’elle s’impose elle-même comme une option viable de pouvoir et d’autogouvernance.

Le Comité national de grève : un espace détenant une forte capacité de mobilisation qui rassemble des organisations syndicales, sociales et politiques, en plus d’une influence certaine dans les territoires, quoiqu’il doive essuyer quelques tensions au niveau national.

À ces processus, dont certains sont en construction — d'autres en conflit ou en tension — s’ajoute l'importance de dynamiques telle que la participation active des femmes, de la diversité, des écologistes, des jeunes, de l'art, de la culture, de la communication dans sa capacité de mener une lutte idéologique et le rôle des défenseurs des droits humains.

CI : Quelle est votre lecture concernant la subjectivité politique qui a animé les groupes sociaux ?

JM : La grève nationale démontre que la somme des sujets, acteurs sociaux organisés et non organisés, a permis une puissance des actions concertées. Elle met en évidence la ferveur de sujets tels que les jeunes qui recherchent des modes de vie alternatifs, les communautés urbaines dont l'impact du modèle néolibéral les a appauvries à des niveaux d'indignité totale, et reconnaît également le rôle des peuples ethniques et des paysans qui ont réussi à unir leurs forces et à gagner en force dans la lutte.

Bien que l’on souligne la participation de sujets pluriels, il existe d’ores et déjà un sujet collectif qui a été dépouillé de sa dignité et qui part à la recherche de son destin.

CI : Quelles sont les villes et les régions où, selon vous, la mobilisation a été particulièrement importante et où elle a été la plus efficace ?

JM : L’épidémie et le soulèvement populaire ont montré que les effets des politiques frappent durement les territoires ruraux et urbains. Sans doute, ces impacts se reflètent aussi dans les processus déclenchés depuis le 28 avril. De même, en raison du caractère plus urbain de l'épidémie, des territoires de résistance tels que Cali sont plus perceptibles. À ce propos, on ne peut que saluer sa contribution fondamentale, celle qui s’est démarquée par sa démarche de convergence des différents peuples, des secteurs sociaux et urbains. Formant une union afin de défendre la vie urbaine, Cali est ainsi devenue le centre de la résistance de Colombie. À ce phénomène s'ajoute aussi une région du sud-ouest avec son historique de lutte et qui s'est mobilisée pour générer les conditions favorables à la grève.

On retient aussi les luttes dans des villes telles que : Pereira, Manizales, Neiva, Ibagué, Medellín, Bogotá, Tunja, Yopal, Villavicencio, Bucaramanga, Pamplona, Buenaventura, Pasto, Popayán, Barrancabermeja, Barranquilla, Santa Martha, des régions comme le Catatumbo, les provinces de Santander, les secteurs ruraux de Bolívar, Cesar, Choco, Antioquia, Arauca et de nombreuses petites et moyennes villes qui montrent que c'est un pays qui en a assez d'un modèle, d'un régime et d'un gouvernement illégitime, corrompu, mafieux et criminel.

CI : Quels moyens de répression l'État a-t-il utilisés contre les manifestants ces dernières semaines ?

JM : Le régime, pour défendre son statut, utilise sa doctrine militaire et le concept de l'ennemi intérieur. Dans ce cadre, se développe un terrorisme d'État qui se consolide dans un génocide continu du mouvement de grève et qui s'ajoute à l'extermination historique des organisations et partis d'opposition.

Dans cette application de leur doctrine, ils réservent un traitement militaire à la protestation sociale et entraînent une violation systématique des droits humains. Cette analyse se confirme dans le comportement de la police, de l'armée, du ministère public, du pouvoir judiciaire et d'autres entités qui se plient à ces concepts afin de criminaliser le conflit social et de promouvoir des lois telles que l'assistance militaire. L’objectif est ainsi de donner libre cours à l'action violente et criminelle de l'État, comme l’attestent des rapports comme celui de la CIDH et la documentation qui a été produite dans le cadre de la grève.

CI : Comment comprendre les actions de mobilisation actuelles à l'approche des élections de 2022 ?

JM : D’une part, une grande partie des processus de mobilisation qui ont une vision plus stratégique constatent l'érosion ainsi que le manque de légitimité des institutions. Conséquemment, il s’agit d’organisations qui ne croient pas aux dynamiques électorales étant donné qu’elles s’accompagnent d’une corruption généralisée. D'autre part, il existe un certain nombre de secteurs qui considèrent la voie des élections comme une étape pour atteindre des institutions telles que le Congrès et, par le biais d'actions législatives, pouvoir développer des initiatives légales qui transforment les propositions communautaires en lois.

La tension est vive et se répercute pour le moment dans la tactique du mouvement social. Si nous positionnons le débat en termes de ce que doit signifier « être le Pouvoir ou être le Gouvernement », nous nous permettons de déduire que pour obtenir de grandes transformations et mettre fin à ce régime, il est nécessaire de construire le pouvoir au sein du peuple. À ce titre, la voie électorale est en mesure d’incarner un moment, où le gouvernement et le sytème peuvent être confrontés. Seulement, il faut simultanément joindre ces scénarios avec les luttes populaires de la base pour penser les possibilités d'un pays différent, au service de l'être collectif et de la vie de tous les êtres vivants.

 

Auteur.trice
PASC