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18/11/2007

Rapport préliminaire de la Mission internationale d'observation sur les exécutions extralégales et l'impunité en Colombie

INTRODUCTION

La Mission internationale d’observation sur les exécutions extra légales et l’impunité en Colombie, composée par treize personnalités indépendantes (juristes, journalistes, anthropologues et experts en droits humains), originaires d’Allemagne, d’Espagne, des Etats-Unis, de France et de Grande Bretagne, s’est rendue en Colombie du 4 au 10 octobre 2007 à l’invitation de la Coordination Colombie Europe Etats-Unis (CCEEU). L’objectif de la mission était de vérifier la réalité de l’existence d’exécutions extra légales et de présenter d’éventuelles observations et recommandations. Elle s’est divisée en quatre groupes de travail qui ont écouté de nombreux témoins, originaires d’une grande partie du territoire colombien . La mission a eu connaissance de témoignages de parents et de témoins concernant 132 cas de supposées exécutions extra légales. Elle a également reçu des informations sur les enquêtes j menées par des ONG défendant les droits humains. Pour son travail, la mission a compté sur l’appui du bureau du Haut. Commissariat des Nations Unies en Colombie. Elle a rencontré des représentants des hautes institutions de l’Etat et du gouvernement colombien, ainsi que des autorités régionales et des représentants de diverses organisations sociales. La mission est consciente du contexte de conflit armé intérieur existant en Colombie et des dénonciations de cas de violations des droits humains et d’infractions au droit international humanitaire de la part de tous les acteurs de conflit.

DONNEES CONSIDEREES

1. Selon des données du Centre d’information et de statistiques du ministère de la Défense nationale, 8 104 “guérilleros présumés” sont morts au combat entre août 2002 et septembre 2006. Le dernier rapport signale que, entre juin 2006 et juin 2007, 2.072 membres de groupes armés illégaux ont été abattus. 2. Selon les organisations de la CCEEU, entre juillet 2002 et juin 2007, au moins 955 cas d’exécutions extra légales, imputées à la Force publique, ont été enregistrés en Colombie, ainsi que 235 cas de disparitions forcées. De son côté, la Procuraduría générale de la Nation mène des enquêtes disciplinaires sur 670 cas. Au jour d’aujourd’hui, elle a prononcé onze verdicts. 3. Modèles se retrouvant dans la perpétration d’exécutions extra légales selon les témoignages des familles et des autorités municipales écoutés par la mission d’observation. -Les cas d’exécutions extra légales ont lieu dans le cadre d’opérations militaires anti guérilla, bien que les témoins affirment qu’il n’y a pas eu de combat. -Dans un nombre important de cas, la victime est capturée illégalement chez elle ou sur son lieu de travail pour être conduite au lieu où elle sera exécutée -Les personnes exécutées ou disparues sont, en général, des paysans, des indiens, des travailleurs, des personnes handicapées ou socialement marginalisées. Une proportion non négligeable d’entre elles est des dirigeants communautaires. -La Force publique les reporte comme étant des insurgés tués au combat. Très souvent, les victimes apparaissent vêtus d’uniformes avec différents types d’armes et de matériel militaire alors que, selon les témoins, elles portaient, lors de leur disparition, leurs vêtements habituels et ne portaient aucune arme. -Très souvent aussi, les victimes sont antérieurement dénoncées par des informateurs anonymes à la tête recouverte d’une cagoule, ou par des “réinsérés” (ex guérilleros) susceptibles, à cause de leur situation, de faciliter de fausses informations. Dans d’autres cas, les victimes semblent choisies au hasard. -Habituellement, la levée du corps est effectuée par les mêmes membres de la Force publique qui, préalablement, l’ont “tué au combat”. -Ni la scène du crime, ni les évidences ou les preuves existantes ne sont préservées. - La pratique de l’autopsie semble superficielle. -Fréquemment, on trouve sur les corps des signes de torture. Divers témoignages confirment la pratique de la torture. -Les corps sont dépouillés de leurs objets personnels et l’on fait disparaître leurs pièces d’identité. -Dans de nombreux cas, les corps sont transférés vers des communes éloignées du lieu de l’enlèvement. Cela oblige les familles à se rendre tant dans les bases militaires pour y chercher des informations que là où, finalement, ont été déposés les cadavres. De même, on constate des retards injustifiés dans la délivrance des certificats de décès. -On constate que, très fréquemment, les familles sont empêchées d’accéder aux corps ce qui en retarde la reconnaissance. -Les corps sont enterrés comme NN (non identifiés) même si les familles ou des tierces personnes les ont reconnus. 4. Il existe de primes incitatives , économiques et professionnelles, et des récompenses pour présentation de “positifs” . 5. La compétence pour débuter l’enquête est attribuée, dès le premier instant, aux juges d’instruction militaires ce qui rend difficile une investigation impartiale. 6. La Fiscalía, dans de nombreux cas, ne rentre pas en conflit de compétence avec la juridiction militaire pour obtenir que la justice ordinaire soit chargée de l’enquête. On constate également, de sa part, des situations de passivité et de lenteurs indues dans les divers types de démarches et de procédures. 7. Des difficultés ont pu être constatées en matière d’accès des familles aux procédures de l’enquête judiciaire. 8. Plusieurs organes de justice et de contrôle coexistent avec des compétences pour l’instruction de l’enquête et pour celle des dossiers disciplinaires constitués contre les membres de la Force publique. L’insuffisante coordination entre les diverses institutions ayant à leur charge la compétence en matière disciplinaire est notoire. 9. Il existe un climat général d’intimidation, avec menaces aux parents et aux témoins des faits, qui rend difficile l’accès des familles à la justice. Des cas de témoins assassinés ou obligés à quitter leur village ont été observés. Cela place les familles de victimes dans une situation de particulière vulnérabilité. 10. Il existe également des menaces et des intimidations à l’égard des défenseurs des droits humains et des professionnels travaillant sur les enquêtes et les procès. 11. Dans la majorité des cas, les membres de la Force publique accusés d’exécutions extra légales ne sont pas suspendus de leur service à titre conservatoire et continuent d’exercer leur activité habituelle. 12. Il existe une proportion infime de condamnations contre les responsables d’exécutions extra légales, ce qui met en évidence une impunité généralisée. 13. Il est impossible de contrôler le respect de mesures de précaution ou l’accomplissement des peines dans les cas où il existe une condamnation. 14. Des familles entières et des proches voisins sont victimes de déplacements forcés du fait de la peur que provoquent les exécutions extra légales. 15. Il a été constaté que la majorité des victimes d’exécutions extra légales sont des hommes, ce qui conduit les femmes à assumer toutes les charges de leur famille et les placent dans des situations d’extrême vulnérabilité. 16. Dans les régions visitées, la présence des institutions de l’Etat chargées de veiller au respect des droits humains est particulièrement faible.

CONCLUSIONS

1. Il existe un nombre de cas élevés de ce que l’on appelle, en droit international, exécutions extra légales, arbitraires ou sommaires. Bien qu’elles se présentent différemment, elles correspondent à un modèle commun dans la façon d’agir. De même, elles se maintiennent dans le temps et se produisent dans un grand nombre de départements de Colombie. 2. Selon les témoignages entendus et les versions données par les autorités chargées des enquêtes sur les faits, un nombre élevé des cas d’exécutions extra légales bénéficie d’une impunité absolue. 3. L’enquête sur les exécutions extra légales est, dans la majorité des cas, à la charge de la juridiction pénale militaire ce qui ne garantit pas une enquête impartiale. 4. Dans les cas qui sont assumés par la justice ordinaire, on constate un faible et insuffisant engagement de la Fiscalía, de même que de sérieuses carences dans la manière dont l’enquête est menée. Face à la justice militaire, la Fiscalía n’agit pas de manière résolue pour faire valoir les droits de la justice ordinaire. 5. On constate également les difficultés d’accès à la justice des familles, de même que leur vulnérabilité extrême après que se soient produits les faits. Tout cela rend difficile le dépôt d’une plainte et leur participation dans l’enquête et de son suivi.

FONDEMENTS DU DROIT INTERNATIONAL 1. Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948. 2. Conventions de Genève de 1949 sur le droit international humanitaire et Protocole II de 1979. Article 3 commun. 3. Pacte international des Droits civils et politiques1966. 4. Convention américaine des Droits de l’homme. 5. Déclaration sur les principes fondamentaux de justice pour les victimes de délits et d’abus de pouvoir. AG Résolution 40-34 1985. 6. Principes relatifs à une prévention et une enquête efficaces sur les exécutions extra légales, arbitraires et sommaires. Résolution Conseil économique et social 1989-65. 7. Manuel sur la prévention d’investigations efficaces sur les exécutions extra légales, arbitraires ou sommaires. Nations Unies, 1991. 8. Art. 8 du statut de Rome de la CPI de 1998.

RECOMMANDATIONS

- AU GOUVERNEMENT DE COLOMBIE

Domaine médicolégal 1. Que ce soit le Corps technique d’investigations (CTI) qui se charge toujours de faire l’examen de la scène du crime et de transporter le cadavre. 2. Que les experts indépendants aient accès aux évidences physiques et aux dossiers à égalité avec les enquêteurs de l’Etat (autopsie, balistique, vêtements et accessoires, etc…). 3. Que toutes les preuves physiques recueillies sur le lieu des faits soient préservées grâce à la mise en place adéquate de la chaîne de surveillance. 4. Que les médecins légistes réalisent les examens en se fondant sur les protocoles internationaux, ce qui permettra, en plus de l’identification, de vérifier l’existence de possibles tortures, de traitements inhumains ou de violence sexuelle. 5. Que les rapports d’autopsie et autres analyses rendent compte et justifient des méthodes utilisées par ceux qui sont intervenus sur le corps. 6. Que l’on garantisse une identification correcte des victimes par les familles sans leur imposer des restrictions ou des conditions. 7. Que toutes les phases de la procédure d’identification et d’inhumation (spécialement quand il s’agit de NN) soient correctement enregistrées au moyen de photographies, de vidéos et de rapports écrits. Pour cela, on augmentera les efforts pour que les corps des victimes soient dûment identifiés avant d’être enterrés (comme NN) dans des fosses individuelles, en préservant préalablement toute la documentation et l’information qui les concernent. 8. Que les corps qui ont été inhumés comme NN ne soient pas transférés à des fosses communes au bout de quatre ans avant d’avoir épuisé toutes les possibilités d’identification. 9. Que l’on délivre le certificat de décès dès que la personne a été identifiée et que l’on autorise la remise du corps à ses parents. 10. Que, dans les cas où il y a un doute sur la cause de la mort ou sur l’identité de la victime, on autorise l’exhumation des restes et leur analyse. 11. Que chaque département dispose d’une équipe d’identification propre (anthropologues, odontologues, etc…). 12. Que les laboratoires d’identification disposent des ressources matérielles et du personnel technique nécessaires.

Domaine juridique 13. Qu’il existe, de la part des services compétents, une investigation exhaustive, immédiate et impartiale de tous les cas lorsqu’il existe une suspicion d’exécution extra légale. 14. En règle générale et devant une possible exécution extra légale, toute l’enquête et la procédure devront être assumées par la justice ordinaire et non la justice militaire, conformément à la législation et la jurisprudence de la Cour constitutionnelle colombienne et de la Cour interaméricaine de Droits humains. 15. Que les familles des victimes soient autorisées à avoir un accès direct à la procédure. 16. Que le Fiscal général de la Nation émette une directive à l’intention des fiscales délégués les obligeant à permettre l’accès à l’enquête des familles et de leurs représentants légaux. 17. Que l’Etat élabore des directives conformes aux principes de l’ONU sur la prévention et l’investigation des exécutions extra légales et les diffuse auprès de toutes les instances concernées. 18. Que l’on introduise des termes péremptoires pour qu’un cas soit assigné à un fiscal et que l’enquête s’ouvre ou que l’on s’adresse à un juge des garanties pour solliciter les audiences préliminaires. 19. Que l’on garantisse le respect des délais prévus par la loi pour que le Conseil supérieur de la Judicature résolve les conflits de compétence entre la justice militaire et la justice ordinaire. 20. Lorsque les fiscales, les victimes ou leurs avocats n’ont pas de garanties de sécurité, il faut assigner le cas à l’unité des droits humains de la Fiscalia générale de la Nation. 21. Dans chaque département de Colombie, il faut qu’il existe au moins une unité spécialisée de la Fiscalia en droits humains et en droit international humanitaire. 22. Il faut supprimer l’effet de la chose jugée qui implique la préclusion pour les délits de lèse humanité ou les violations de droits humains en le remplaçant par le classement provisoire du cas. 23. Dans le cadre de l’enquête disciplinaire, les présumés impliqués dans les cas d’exécutions extra légales, arbitraires ou sommaires doivent être suspendus de leur service par la Procuraduria générale de Nation. 24. Il faut augmenter les moyens humains et matériels du Ministère public pour l’enquête et le suivi des crimes de lèse humanité.

Domaine du pouvoir exécutif 25. Que le ministère de la Défense veille à ce que la directive N° 10-2007 “Reiteración obligaciones para autoridades encargadas de hacer cumplir la ley y evitar homicidios en persona protegida” soit diffusée et appliquée à tous les niveaux de commandement de la Force publique. 26. Qu’il s’assure de la suppression des primes d’encouragement en fonction du nombre de morts, car elles peuvent stimuler les exécutions extra légales. 27. Que les politiques de sécurité développées par l’Etat colombien respectent les directives de sécurité humaine établies par les Nations Unies. 28. Que ceux qui sont présumés impliqués dans des exécutions extra légales, arbitraires ou sommaires soient suspendus du service actif tant que dure l’enquête. 29. Que dans le discours officiel on ne mette pas au même niveau les actions engagées en faveur de la justice par les familles et les organisations de droits humains, et la stratégie anti guérilla

A LA COMMUNAUTE INTERNATIONALE 30. La communauté internationale doit prendre consciente de la gravité de la problématique des exécutions extra légales et insister auprès du gouvernement colombien pour qu’il mette en œuvre les recommandations faites par les organisations de protection des droits humains. 31. Les gouvernements étrangers doivent conditionner l’aide militaire à l’Etat colombien à la fin des exécutions extra légales.


Bogotá, 10 octobre 2007


Observateurs internationaux: Juana María Balmaseda Ripero (Espagne), Rebecca Cox (Grande Bretagne), Michael Peter David Ellman (Grande Bretagne), Françoise Escarpit (France), Ignacio Espinosa Casares (Espagne), Lisa Haugaard (Etats Unis), Alexandra Huck (Allemagne), Rainer Huhle (Allemagne), José Martín y Pérez de Nanclares (Espagne), Stefan Ofteringer (Allemagne), Karen Ramey Burns (Etats Unis), Enrique Santiago y Romero (Espagne) et Mauricio Valiente Ots (Espagne).

source: France Amérique latine http://www.franceameriquelatine.org/index.php?m=3&idnews=60
Auteur.trice
PASC