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11/12/2012

La Piedra No 9, automne 2012

En 1997, sous le prétexte de la présence de la guérilla de la FARC-EP dans la région, une vaste opération militaire a été déployée dans le nord du département du Choco, l’« Operacion Génesis », sous le commandement du Général Rito Alejo del Rio Rojas de la Brigade XVII de l’Armée. Simultanément, alors que des hélicoptères de l’armée bombardaient toute la région, des groupes paramilitaires identifiés comme AUC (Autodéfense Unie de Colombie) faisaient des incursions dans les villages de la population civile. Ils ordonnaient aux gens de quitter le territoire et commettaient des massacres, brûlaient maisons et récoltes. Les communautés du Cacarica - ainsi que, plus tard, celles des bassins du Jiguamiando et du Curvarado - comptaient parmi les centaines de communautés ayant ainsi dû fuir leurs villages avec à peine plus que les vêtements qu’ils avaient sur le dos.

Entre 1999 et 2000, progressivement, les communautés du Jiguamiando et du Curvarado retournent enfin sur leurs terres ancestrales. En 2001, elles ont obtenu la reconnaissance de leur titre de propriété collective. Mais dès 2003, la répression reprend de plus belle et les communautés décident de s’affirmer en tant que population civile en résistance. À partir de 2004 elles s’organisent en Zones Humanitaires et se dotent de mécanismes d’accompagnement nationaux et internationaux. Elles s’opposent à l’exploitation sauvage des ressources naturelles de leur territoire ainsi qu’à un développement imposé et taché de sang. Les communautés veulent pouvoir continuer à vivre librement sur leur territoire, en pratiquant l’agriculture de subsistance traditionnelle.

En 2001, suite à de nombreuses dénonciations, la Fiscalia - organe de justice colombienne, équivalant au bureau du Procureur - avait ouvert une enquête sur le Général Rito Alejo del Rio et en était même venu à le détenir pour quelques jours. Mais celui-ci fut rapidement libéré, et les enquêteurs de la Fiscalia qui avaient ordonné son arrestation furent congédiés sous l’ordre de l’ancien procureur général Luis Camilo Osorio. En 2002, le Général del Rio a agi comme conseiller au DAS1, alors sous la direction de Jorge Noguera, aujourd’hui condamné à 25 ans de prison pour ses liens avec les paramilitaires. En 2004, Luis Camilo Osorio a décidé d’archiver le processus judiciaire contre le Général, scellant ainsi l’impunité. Cet ancien procureur général est d’ailleurs actuellement sous enquête pour ses liens avec les paramilitaires.

Enfin, en 2011, suite au travail acharné des défenseurs de droits humains de la Commission de Justicia y Paz qui accompagne les communautés du Jiguamiando, du Curvarado et du Cacarica, un nouveau processus judiciaire a été entamé contre Rito Alejo del Rio. D’ailleurs, dans le cadre des « versions libres » données par les paramilitaires démobilisés, Fredy Rendon Herrera, l’ancien chef du bloc paramilitaire Elmer Cardenas qui opérait dans toute la région du Bajo Atrato (Uraba chocoano), a déclaré s’être réuni à plusieurs reprises avec le Général del Rio pour coordonner l’opération Genesis au Cacarica, réalisée en février 1997. Ainsi, en 2012, le huitième tribunal pénal spécial de Bogotá a condamné le Général Rito Alejo Del Río Rojas à 26 ans de prison pour l’assassinat de l’afro-descendant Marino López Mena, perpétré dans le cadre de l’opération Genesis menée sur le territoire de Cacarica y Salaquí du 24 au 27 février 1997. Dans le jugement, on soutient que l’opération Genesis et les interventions paramilitaires ont été une seule et unique intervention commune de la Brigade 17 et des paramilitaires des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), et que cette intervention faisait partie d’une stratégie de consolidation paramilitaire, de prise de territoires et de soumission d’un ennemi commun. La décision conclut que la mort horrible de Marino López n’est pas isolée, qu’elle fut un moyen pour provoquer la terreur «et qu’elle survient dans un contexte prédéterminé poursuivant un objectif spécifique, c’est-à-dire de susciter la terreur et parvenir à expulser une population civile non combative».

Dans la phase de jugement de l’enquête, l’avocat de la défense du Général del Rio, a affirmé qu’au cours de l’ensemble de l’Opération Genesis, il avait été en communication constante avec le gouverneur d’Antioquia d’alors, Alvaro Uribe Vélez, qui fut par la suite Président. Toujours pour la défense, il a également soutenu que l’opération était connue du président du moment, Ernesto Samper Pizano, et qu’elle avait été réalisée avec le consentement de l’état-major Conjunto.

Le jugement pourrait encore être porté en appel par la défense de l’ex-Général. La décision rendue est un mince souffle de justice qui dissipe un peu le brouillard de l’impunité et de la criminalité dans lequel baigne la région du Bajo Atrato. Mais sur le terrain, la réalité de dépossession et de menaces constantes que vivent les communautés est toujours bien présente. D’ailleurs depuis que Rito Alejo del Rio a été condamné, les menaces de mort, l’intimidation et les blocus ont augmenté contre les habitants du Cacarica et les défenseurs de droits humains de la Comision de Justicia y Paz qui les accompagnent dans la région.

Par ailleurs, le combat des communautés en résistance contre les méga-projets est sans relâche. En juin 2006, on calculait qu’environ 15 000 hectares de forêt des territoires collectifs du Jiguamiando et du Curvarado avait disparu, laissant place à la monoculture de palme africaine. Dans le cas des communautés de CAVIDA dans le Cacarica, l’entreprise Maderas del Darien coupe illégalement depuis des années d’immenses quantités de bois d’œuvre de grande qualité sur le territoire collectif.

Après une quinzaine d’années de lutte, les communautés du Jiguamiando et du Curvarado ont obtenu un jugement de la Cour constitutionnelle ordonnant la restitution de leurs terres illégalement occupées par des méga-plantations de palme africaine. Les avocat-es de la communauté sont parvenu-es à documenter les liens entre ces projets de «développement », financés par l’État colombien et les structures paramilitaires toujours en place. L’enjeu de la palme dans le Choco s’est converti, après des années de luttes, en un enjeu national portant sur la restitution des terres aux communautés paysannes, victimes de déplacements forcés et de crimes paramilitaires.

En septembre de cette année, Rodrigo Alberto Zapata Sierra, membre de la structure paramilitaire du chef ‘para’ Vicente Castaño, opérant dans la région du Bajo Atrato, a enfin été condamné à 10 ans de prison pour les crimes de « Complot, déplacement forcé et invasion de territoires ayant une importance écologique spéciale », pour sa participation dans l’entreprise de dépossession menée à l’encontre des communautés du Curvaradó et Jiguamiandó.

Selon les témoignages de deux anciens paramilitaires, Rodrigo Zapata était responsable de la légalisation des terres volées aux communautés, par l’entremise de ses contacts avec des fonctionnaires de l’INCORA2 - agence gouvernementale de développement agraire. Ils ont également affirmé que le projet de palme avait été implanté sous la direction du chef paramilitaire Vicente Castaño. Dans le jugement, il a été dit que Rodrigo Zapata, très proche de Vicente Castaño, a joué un rôle clé dans la légalisation des plantations illégales de palme sur les territoires collectifs des communautés du Curvarado et que ces liens se sont rendus jusqu’au gouvernement d’Uribe.

Sur le terrain, bien que cette victoire judiciaire soit très importante pour le moral des communautés, les contradictions entre discours et réalité se vivent au jour le jour, alors que l’invasion de leurs terres et les menaces de mort continuent. Bien que le gouvernement du Président Santos, dans un effort pour se différencier de son prédécesseur Uribe, n’entretienne un discours en faveur de la restitution des terres, il se contredit dans ses pratiques. Malgré l’ordre de la cour, les plantations de palme sont toujours là.

De plus, les communautés ont récement dû amorcer un nouveau combat, cette fois contre l’entreprise forestière Maderas del Darien qui, depuis le début du mois de septembre 2012, a procédé à des opérations de déforestation illégales sur les terres du Jiguamiando et du Curvarado. La compagnie projette de couper 4000 arbres et ce sans le consentement des paysans et afro-descendants propriétaires du territoire collectif ancestral. On se rappellera que cette entreprise criminelle avait d’ailleurs été mise en oeuvre suite à l’opération Genesis dans le Cacarica, à l’endroit où se trouvait alors une base paramilitaire, près du village de La Balsa. A ce propos, les anciens chefs paramilitaires Fredy Rendón Herrera, connu sous le surnom de “El Alemán” et Salvatore Mancuso, ont reconnu lors de témoignages qu’une partie de l’argent qui servait à soutenir l’action paramilitaire dans la région du Bajo Atrato provenait de l’entreprise Maderas del Darién Pizano S.A.

Malgré cela, cette compagnie jouit depuis des années du sceau FSC 3 délivré par le programme de certification SmartWood de la Rainforest Alliance, qui la qualifie d’entreprise « propre ». De plus, le CA de Pizano S.A. a été choisi en 2006 par la USAID4 pour participer au programme MIDAS5, faisant partie du Plan Colombie, visant l’implantation de projets de développement forestier en partenariat avec des paysans et afro-descendants du Bajo Atrato, présentés comme des projets « d’association pour la paix ». Pizano S.A. est une des soixante compagnies appartenant à Luis Carlos Sarmiento Angulo, un des hommes les plus riches du monde6.

Les habitants du Jiguamiando et du Curvarado font preuve d’une résilience exemplaire et continuent sans relâche leur lutte pour le respect de leurs terres, de leurs droits et de leur mode de subsistance traditionnel en tant que petits paysans afro-descendants et métis. Ils ont aussi grandement besoin de l’accompagnement international pour les appuyer dans leur bataille et c’est pourquoi le PASC continue, depuis maintenant neuf ans, à faire connaître leur situation ici et à envoyer des accompagnateurs-trices sur le terrain, afin de contribuer à leur protection et de donner écho à leurs dénonciations, mais aussi à leur inspirante résistance!

 

1 Departamento Administrativo de Seguridad (ancienne agence de renseignement colombien)

2 INCORA – Institut national colombien de réforme agraire – devenu plus tard INCODER – Institut national de développement agraire.

3 Le Forest Stewardship Council de SmartWood. Ce programme de certification de la Red SmartWood est coordonné par la Rainforest Alliance, un organisme sabs but lucratif basé aux États-Unis.

4 USAID - U.S. Agency for International Development

5 MIDAS – Mas Inversion para el Desarollo Alternativo Sostenible

6 http://www.eltiempo.com/economia/empresas/ARTICULO-WEB-NEW_NOTA_INTERIO…

 

Auteur.trice
PASC