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14/01/2013

Lors de leur passage à Paris, au mois de décembre, Mémoire des luttes, en lien avec l’association EntreTodos-France [1], a rencontré deux représentants d’organisations paysannes colombiennes. Celles-ci mènent un combat politique et juridique pour récupérer les terres volées aux paysans de la hacienda Bellacruz située au Nord-Est du pays dans le département de César.

Fredy Antonio Rodríguez Corrales est le président de l’association Horizon colombien (dite Asocol). Cette dernière réunit les familles déplacées de Bellacruz depuis 1996. Pour sa part, David Alirio Uribe Laverde est conseiller juridique d’Asocol sur le dossier. Il œuvre dans le cadre des équipes juridiques de la Coordination nationale paysanne (CNC), membre de la plate-forme des mouvements sociaux du Congrès des peuples.

Propos recueillis par Christophe Ventura

 

Medelu (Mdl) : Pouvez-vous nous décrire le mouvement auquel vous appartenez et la nature de votre mobilisation ?
Fredy Antonio Rodríguez Corrales et David Alirio Uribe Laverde (FR/DU)  : En tant que dirigeants paysans et défenseurs des droits humains en Colombie, nous faisons partie de la Coordination nationale paysanne (en espagnol, Coordinadora Campesina Nacional – CNC). Il s’agit d’une organisation qui regroupe plusieurs associations de luttes paysannes à travers le pays. Parmi celles-ci, Horizon colombien, dite Asocol, appuie dans leur combat les familles déplacées de la zone de la hacienda Bellacruz.
Nous faisons également partie du Congrès des peuples [2], un outil d’articulation politique et sociale qui rassemble plusieurs organisations et processus populaires dans le pays. Il a pour but de constituer une force de propositions législatives élaborées depuis et avec les populations.

Mdl : Vous venez d’effectuer un voyage en Europe. Pour quelles raisons ?

FR/DU  : Grâce au soutien de la Coordination belge pour la Colombie et à celui d’autres organisations des droits humains et de solidarité, nous avons visité l’Europe en novembre et décembre 2012, avec pour objectif que les députés européens, les représentants des gouvernements, ainsi que les institutions de différents pays exigent du gouvernement colombien la restitution rapide et effective des terres qui ont été spoliées et usurpées par la violence.
De notre point de vue, ceci est une condition préalable à tout processus de paix et de réconciliation nationale digne de ce nom. Nous exigeons également la garantie par l’Etat d’une protection efficace pour les agriculteurs qui mènent des actions pour la restitution de leurs terres.
Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec des médias, officiels et alternatifs, afin que notre voix résonne et que les peuples du monde sachent qu’il subsiste un important conflit social pour la terre en Colombie.

Mdl : Quelle est la situation dans la zone de la hacienda Bellacruz ?

FR/DU  : Le cas de cette hacienda est emblématique du conflit pour la terre en Colombie. La création et l’appropriation de ce domaine – l’un des plus grands du pays – par la famille Marulanda sont consécutives à l’expulsion des propriétaires légitimes, des familles paysannes qui, depuis de nombreuses années, avaient colonisé ces terres inutilisées appartenant à l’Etat. En 1996, après le début d’une bataille juridique visant à en obtenir officiellement la propriété, et alors que ces familles disposaient des arguments administratifs nécessaires pour remporter cette bataille légalement, la famille Marulanda a engagé un groupe paramilitaire. A travers la perpétuation de graves violations des droits humains – nous parlons ici de plus de quarante assassinats –, celui-ci a obligé environ six cents familles à se déplacer.
Ces faits bénéficient toujours d’une impunité totale ; leurs responsables sont en liberté. L’actuel gouvernement de Juan Manuel Santos a promis de rembourser la dette historique de l’Etat envers les victimes de déplacements forcés et une loi dite de « restitution des terres » a été élaborée [3]. Pourtant, nous devons constater que des représentants paysans impliqués dans ce processus de « restitution » continuent d’être assassinés et qu’aucun hectare de terre n’a été rendu, ni dans le cas Bellacruz ni dans d’autres.

Mdl : Durant une conférence organisée à Paris le 20 novembre, vous avez évoqué le contexte local politique et économique dans lequel s’inscrit la lutte de Bellacruz. On y trouve des mégaprojets d’exploitation d’huile de palme, le phénomène du paramilitarisme, l’action trouble d’entrepreneurs multimillionnaires… dont l’ancien ambassadeur colombien en Belgique, au Luxembourg et auprès de l’Union européenne (UE). Pouvez-vous nous en dire plus ?

FR/DU  : Durant l’année 1996, lors de ce massif déplacement forcé, Carlos Arturo Marulanda était à la fois l’ambassadeur de Colombie auprès de l’Union européenne et le directeur de la hacienda Bellacruz, avec son frère Francisco Marulanda, dont on dit qu’il a personnellement commandé le groupe paramilitaire d’extrême droite qui a commis les meurtres et organisé le harcèlement des familles et les disparitions.
La pression internationale exercée par les réseaux de solidarité en Europe a forcé Carlos Arturo Marulanda à quitter son poste d’ambassadeur. Il a été ultérieurement emprisonné en Espagne, pendant treize mois, grâce efforts du juge Baltazar Garzón. Après qu’il ait été extradé vers la Colombie pour y répondre de ses crimes, le gouvernement de l’ancien président Álvaro Uribe, par l’intermédiaire du procureur général, l’a libéré moins d’un mois après son retour dans le pays.
Les deux frères ont fait l’objet de procédures judiciaires au sujet de leurs relations avec des groupes paramilitaires. Seul un arrêt contre Francisco Marulanda a été rendu : d’abord condamné, il a été acquitté en appel. Et ce, malgré le fait que les commandants paramilitaires aient témoigné sur la responsabilité directe des frères Marulanda, non seulement dans les massacres et les déplacements de Bellacruz, mais dans d’autres crimes commis dans la région du sud du département de César, là où les groupes paramilitaires disposaient de centres d’opérations.
Il a fallut attendre 2012 pour qu’une nouvelle procédure soit lancée contre Francisco Marulanda. Toutefois, si mandat d’arrêt a été lancé, il n’a pas été exécuté. Ceci s’explique plus par le manque de volonté des autorités que par la capacité de ce délinquant à échapper à la justice.

Mdl : La loi 1448, dite « Loi des victimes et de restitution des terres », a été signée par le président Santos en juin 2011 [4]. Depuis, le gouvernement colombien affirme qu’elle constitue un outil efficace pour garantir les droits des victimes. En quoi, selon vous, le cas Bellacruz fait-il la démonstration du contraire ?

FR/DU  : Depuis 1994, nous, les paysans de la hacienda Bellacruz, obtenons des arbitrages de l’Etat qui nous donnent raison sur le plan juridique quant à la question de nos droits de propriété. Depuis trois ans, avec le soutien du CNC, nous avons décidé de surmonter nos peurs et d’exiger de l’Etat qu’il nous rendre justice dans cette affaire.
Dans un premier temps, le nouveau cadre réglementaire offert par la loi de restitution des terres nous a donné de l’espoir, mais nous avons été rapidement confrontés à des obstacles similaires à ceux qui, historiquement, nous ont empêché de vivre sur ce territoire. Concrètement, les procès de restitution accusent de sérieux retard. Ils s’expliquent par l’utilisation de toutes sortes de ruses juridiques et administratives facilitées par le contrôle qu’exercent sur les institutions de l’Etat ceux qui seraient affectés par la restitution de la terre aux paysans.
Nous souffrons aussi de la présence récurrente de groupes armés qui se sont baptisés eux-mêmes « armées anti-restitution ». Comme leur nom l’indique, elles se lancent à la poursuite de toute personne qui ose réclamer les terres volées… par ces mêmes groupes. Bien entendu, ces groupes favorisent les grands investisseurs capitalistes qui ont mis en place des projets agro-industriels à l’intérieur de la hacienda Bellacruz. Ceux-ci ne sont pas étrangers à ces pratiques et à ces faits.

Mdl : Selon vous, combien de cas « Bellacruz » existent au niveau national ?

FR/DU  : Parce qu’elle recouvre des réalités et des problèmes rencontrés à de multiples reprises dans différentes régions, l’affaire de la hacienda Bellacruz est particulièrement emblématique. Il y a d’ores et déjà eu plus de vingt et un mille demandes de restitution de terres au niveau national et, comme il a été dit précédemment, pas un seul hectare de terre n’est retourné à ses propriétaires légitimes.

Mdl : Dans une enquête récente, l’hebdomadaire colombien Semana (17/11/2012) parle de l’existence d’une « fraude agraire historique » en Colombie [5]. L’article évoque le cas « Bellacruz » et les multiples irrégularités constatées dans le processus de restitution. Quelles sont les entraves que vous constatez sur le terrain ?

FR/DU  : Le litige a été entaché par un nombre incalculable d’irrégularités. Dans les années 1950, la femme de Marulanda Grillo, l’ancien propriétaire foncier, qui était aussi le père des frères Carlos Arturo et Francisco, a reçu gratuitement, sous la forme d’une concession, environ 5 000 hectares de terres de l’Etat… en se faisant passer pour une soi-disant paysanne sans terre. A la fin des années 1980, les Marulanda ont obtenu que l’Etat, plutôt que de reprendre le contrôle des terres appartenant à la nation, les leur achète pour les donner aux paysans. C’est ainsi que, entre la dépossession violente et les déplacements forcés, la famille Marulanda a gagné sur tous les tableaux : elle a conservé l’argent donné par l’Etat et la terre ! Une affaire très rentable !
Lorsque nous avons décidé de reprendre la lutte, il y a trois ans, nous avons découvert que les archives de l’Institut colombien du développement rural (Incoder) concernant l’affaire Bellacruz avaient disparu et que, apparemment, aucun fonctionnaire n’avait connaissance de démarches administratives officielles visant ce domaine. Par conséquent, notre première tâche a été de retrouver ces archives. Nous avons pu mettre la main dessus en récupérant des copies qui avaient été envoyées à différents tribunaux.
En août 2012, alors que des fonctionnaires de l’Incoder s’apprêtaient à organiser une visite prévue dans le cadre de la procédure, sur le terrain de la hacienda - et ce, accompagnés de dirigeants paysans -, des hommes armés en civil se sont interposés et n’ont pas laissé entrer les paysans. Même la police n’a pas été en mesure de réagir face aux événements. Quant aux fonctionnaires de l’Etat, plutôt que de suspendre la procédure jusqu’à ce que soit assurée la participation des agriculteurs, ils ont décidé de la poursuivre sans eux.

Mdl : En quoi consiste votre lutte quotidienne ? Etes-vous menacés ?

FR/DU  : Chaque jour qui passe est, pour nous, une occasion de continuer à vivre. Bien que la situation soit risquée, nous sommes fermes dans la lutte et conservons l’espoir du retour à cette terre qui appartenait à nos ancêtres. Depuis le début de l’année 2012, nous faisons l’objet de menaces répétées contre notre vie et sommes confrontés à des persécutions.
Nous avons même été victimes d’un attentat lorsque des hommes armés ont tenté de pénétrer dans la maison dans laquelle nous vivions. Ces menaces sont le fait des « armées anti-restitution », dont nous savons qu’elles sont soutenues par ceux qui voient leurs intérêts économiques affectés par le travail que nous accomplissons.

Mdl : Le gouvernement de Juan Manuel Santos a évoqué à de nombreuses reprises son « engagement authentique et ferme pour les droits humains  ». Il est impliqué dans un dialogue de paix. Est-ce que l’Etat Colombien protège les défenseurs des droits de l’homme et ceux qui luttent pour la restitution de leurs terres ? Si elle existe, en quoi consiste cette protection ?

FR/DU  : Les chiffres parlent d’eux-mêmes : durant le premier semestre 2012, vingt-neuf défenseurs des droits de l’homme ont été tués ; quarante-neuf autres avaient connu le même sort en 2011. La situation des militants qui réclament la restitution de nos terres n’est pas moins alarmante. Depuis la promulgation de la « loi des victimes », intervenue au cours de l’année 2011, dix-sept militants ont été assassinés ou ont disparu. Au total, ce sont plus de soixante-dix dirigeants paysans, indigènes ou afro-colombiens qui ont été victimes de crimes depuis 2005. Ceci, sans compter les cas qui ne sont jamais dénoncés à la justice par crainte de représailles.
Dans ces chiffres macabres, nous ne prenons pas en compte d’autres actes de menaces, de harcèlement et de persécutions organisés contre nous. La situation est très critique. La plupart de ces militants des droits humains ont été tués aux portes des institutions de l’Etat, après d’avoir demandé une protection qui n’est jamais venue.
Nous avons mené un combat pour qu’un dispositif officiel de protection nous soit attribué. Il reste tout à fait incomplet : les gardes du corps nous protègent le jour, mais la nuit nous demeurons sans aucune assistance ! Nous avons bénéficié de l’accompagnement d’un membre du Congrès, qui a permis d’accélérer l’action de l’État, mais nous sommes préoccupés par la situation de centaines de paysans isolés qui mènent seuls le combat contre l’impunité.

Mdl : Le commerce avec les pays européens a-t-il un rapport avec les problèmes de violence pour la terre en Colombie ?

FR/DU  : L’une des causes de spoliation des terres a été la nécessité, pour le capital, de mettre la main sur des territoires stratégiques pour les investissements étrangers. Au cours de la visite que nous avons réalisée ici en Europe, nous nous sommes joints à tous ceux qui se sont opposés à la ratification du traité de libre échange Colombie-Union européenne intervenue le 11 décembre 2012.
Ce dernier va fournir des garanties supplémentaires aux investisseurs désireux de développer leurs mégaprojets de production sur des terres ensanglantées qui ont été volées par la violence. Ces terres serviront également aux flux de capitaux illicites et au blanchiment d’argent.
Les entrepreneurs affichent systématiquement leur bonne foi et une ignorance totale de la situation. Par exemple, German Efromovich (entrepreneur brésilo-colombien) a acheté à la famille Marulanda la plupart des terres de la hacienda Bellacruz en 2009. Il affirme que ce n’est pas la terre qui a violé les droits de l’homme et que donc son acquisition ne s’accompagne d’aucune responsabilité dans les événements violents qui ont eu lieu dans le domaine.

Mdl : Comment les mouvements sociaux et les citoyens européens peuvent-ils se solidariser avec les luttes des paysans dépouillés de leurs terres en Colombie ?

FR/DU  : La première étape consiste à s’intéresser à la réalité du conflit et à ses liens avec les politiques des gouvernements européens. Leurs peuples sont aussi concernés par la mise en œuvre des accords commerciaux, tel le traité de libre échange, que les Colombiens.
Le principe de fraternité doit nous conduire à identifier ensemble les causes des problèmes qui nous affectent et à travailler en commun pour les résoudre. Pour les Européens, une manière concrète de manifester cette coopération est de contribuer activement au renforcement des réseaux de solidarité avec la Colombie. Une autre manière est de participer à des initiatives, comme celle qui a organisé la signature de lettres et l’envoi massif de mels appelant les ambassades et les consulats colombiens présents sur le territoire européen à se prononcer sur la réalité dramatique des déplacements forcés et à s’exprimer sur les processus de restitution de terres qui, jusqu’à présent, comportent plus de risques que de bénéfices pour les familles paysannes.

Traduction par EntreTodos France et Mémoire des luttes.

Auteur.trice
Christophe Ventura, pour EntreTodos France et Mémoire des luttes